Fiche du document numéro 27908

Num
27908
Date
Jeudi 11 mars 2021
Amj
Auteur
Taille
671790
Titre
« La Traversée » : Patrick de Saint-Exupéry enquête en République démocratique du Congo, sur les traces des génocidaires hutu
Soustitre
Présent au Rwanda en 1994, le reporter est cette fois parti au Congo, où fuirent de nombreux responsables de l’extermination des Tutsi, pour enquêter sur les massacres qui y furent perpétrés.
Lieu cité
RDC
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Sur les rives du Congo, dans la province de la Mongala, en République démocratique du Congo. PASCAL MAITRE/MYOP

« La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique », de Patrick de Saint-Exupéry, Les Arènes, « Reporters », 336 p., 22 €.

Patrick de Saint-Exupéry est reparti en voyage. Il s’enfonce dans « ce monde fixe, raide, noueux, d’arbres aux troncs effilés, de lianes entrelacées, de fougères préhistoriques, de tourbières odorantes, percés parfois d’un puits de lumière ». Il traverse la République démocratique du Congo, mais c’est le Rwanda qui le traverse depuis vingt-sept ans. Etre témoin d’un génocide coûte un prix élevé. On vit avec des spectres. Des souvenirs et des questions. Ancien grand reporter au Figaro, fondateur de la revue XXI, Patrick de Saint-Exupéry a contribué, par ses enquêtes, à imposer dans le débat public la question de la responsabilité de l’Etat français en tant que soutien politique et militaire du régime hutu, entre 1990 et 1994.

Qu’avons-nous fait ?



Que cherche-t-il cette fois, baluchon à bout de bras, dans les collines d’un Etat rwandais en plein essor, tenu d’une main ferme par Paul Kagame ? La vérité ? On en est tous là. Quoi d’autre ? Sans doute une réponse impossible à cette question, posée page 248 : « Où était la civilisation ? » Cette adresse concerne le Rwanda du génocide, mais elle renvoie aussi à l’Occident, avec la France au premier rang, aux obligations que lui impose son propre récit émancipateur, celui des Lumières. Qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous tu ?

Cette fois, l’auteur a décidé de démanteler l’opération polyphonique de désinformation, appelée « double génocide », qui s’est développée depuis vingt-cinq ans

Patrick de Saint-Exupéry était au Rwanda au moment du génocide des Tutsi, entre avril et l’été 1994. Cette fois, l’auteur a décidé de démanteler l’opération polyphonique de désinformation, appelée « double génocide », qui s’est développée depuis vingt-cinq ans, avec ses relais médiatiques, politiques. Elle a consisté à placer sur le même plan l’extermination de près de 800 000 Tutsi en trois mois et les tueries commises, en 1995 et 1996, contre les réfugiés hutu, précipités sur la route de l’exil vers le Congo par peur de l’avancée du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame. Parmi ces réfugiés figuraient un certain nombre de génocidaires revanchards, manipulateurs, formant « le plus grand rassemblement de criminels au monde ». Il s’agissait de membres de l’ancienne armée rwandaise et des milices interahamwe, qui ont pris le contrôle des camps près de la frontière entre les deux pays, où les ONG s’activaient.

Séquences colorées



Il fallait donc mettre ses pas dans ceux de ces exilés. Interroger les habitants déjà présents à l’époque, comprendre leur parcours, sonder les rumeurs. L’auteur ne nie à aucun moment les crimes commis contre les Hutu, comme au moment du démantèlement dramatique du camp rwandais de Kibeho, en avril 1995, par les forces du FPR, pour forcer les réfugiés à repartir chez eux. Le nombre de victimes a été estimé à 4 000. « Des hommes, beaucoup, des femmes et des enfants aussi, étaient morts, tués par balle ou piétinés par la foule », écrit Patrick de Saint-Exupéry. Et qu’arriva-t-il aux quelque 200 000 Hutu qui poursuivirent leur errance vers le Congo ? Telle est la question de ce voyage dans le grand espace vert et dans le temps, entrepris par l’auteur. Il s’agit de mesurer leur détresse, leurs divisions, leur dérive, en cherchant les témoins directs, d’étape en étape.

Patrick de Saint-Exupéry livre une narration empreinte de vitalité, de tendresse et même d’humour, malgré la gravité absolue du sujet

Au lieu de commettre un livre à thèse, Patrick de Saint-Exupéry a mêlé les genres : récit de voyage, enquête, introspection. Mais il fait d’abord du journalisme au sens noble, avec des dosettes de café et des boîtes de sardines au fond du sac. Il livre une narration empreinte de vitalité, de tendresse et même d’humour, malgré la gravité absolue du sujet. L’auteur ne rumine pas. Il voyage. Il ne laisse pas sa plume errer ; il la tient. Il est ouvert aux rencontres et à l’inattendu, mais il sait où il va. Il se livre à la « cathédrale végétale » du Congo, où le temps devient élastique, dans l’espoir qu’elle lui restitue la vérité.

Les séquences colorées de son périple sont un plaisir de lecture. Telles ces scènes à la gare de Kisangani, cet employé qui n’a pas touché de salaire depuis 1995, la foule sur le quai qui embarque de façon à la fois chaotique et chorégraphiée. Les pages les plus saisissantes concernent son expédition sur le fleuve Congo, à bord du Géra Ier. Supposée durer quatre jours, elle s’étire jusqu’à quatorze. Le stock des médicaments contre la malaria s’épuise, la nourriture manque, les passagers sont hébétés d’épuisement. Ces séquences de pur reportage permettent de donner chair à un immense pays méconnu et de marquer une respiration dans le récit.

Les nuances pulvérisées



Contrairement aux cœurs secs qui ont appliqué des grilles de lecture idéologiques sur l’un des crimes fondateurs du XXe siècle, Patrick de Saint-Exupéry s’avance dans la nudité de ses propres sentiments, dans la force de ses convictions, forgées à l’aune de son expérience de terrain. Il marche, il s’épuise, il sursaute à l’arrière de motos pourries, il boit des bières et mange du singe. Il écoute, il note, il confronte ce qu’il voit et entend à ses propres souvenirs et aux versions officielles déformées.

Notamment au rapport du Projet Mapping sur le Congo, publié en 2010 par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, consacré aux atteintes aux droits de l’homme dans le pays entre 1993 et 2003. Ce rapport a examiné près de 600 « incidents violents » survenus au cours de cette période. Sur les allégations de crimes de génocide commis contre les Hutu en 1996 et 1997, le document utilise de façon répétée un conditionnel très prudent. Il s’abrite derrière la nécessité d’une véritable enquête judiciaire. Mais, en acceptant la simple hypothèse d’une intention systémique de détruire cette population spécifique, le rapport ouvre la voie à une symétrie, au renversement dialectique, estime Patrick de Saint-Exupéry. Les bourreaux deviennent victimes, les victimes deviennent coupables, les nuances sont pulvérisées.

« J’ai eu la nausée », reconnaît le journaliste, lorsqu’il se replonge dans la lecture du texte, au cours du voyage. Ce rapport « racontait une guerre avec le vocabulaire de l’extermination. Waterloo décrit avec les mots d’Auschwitz ». Cette guerre était celle entre les rebelles congolais, alliés aux troupes rwandaises du FPR triomphant, et la branche armée des réfugiés hutu, soutenue par le régime de Mobutu, dictateur mégalomane porté par la France à bout de bras.

« Un génocide n’était ni un massacre ni des massacres, voire même un tas de massacres. Cela, c’était la guerre, des crimes de guerre. » Autrement dit, un génocide, c’est une monstruosité dont on n’arrive jamais à faire le tour. C’est un projet de mort, impliquant une organisation, une préméditation, ainsi que la volonté d’éradiquer totalement une population. Totalement. Relativiser ce projet, c’est le nier.

EXTRAIT

« Des villages pétrifiés, des églises linceuls, des forêts sans froissement, mille collines figées, des casseroles moisies sur l’âtre, la poussière dans les éviers, des robinets qui gouttent, des matelas sans dormeurs, les champs gagnés par la mauvaise herbe, les routes rétrécies par le taillis, des bananes mûres, les jacarandas en fleurs, le parfum entêtant des eucalyptus, leurs feuillages bercés par la chaleur et la lumière ; le Rwanda, année zéro. »

La Traversée, page 38

Piotr Smolar

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024