Fiche du document numéro 27843

Num
27843
Date
Mercredi 17 février 2021
Amj
Taille
35872
Titre
Jean Hatzfeld : « Je n’essaie pas de comprendre »
Sous titre
Dans « Là où tout se tait », l’écrivain donne la parole aux quelques Hutu qui ont sauvé des Tutsi lors du génocide de 1994, au Rwanda. Le journalisme allié à la littérature, à nouveau, pour faire face à l’horreur.
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Plus de vingt ans après son premier livre consacré au génocide des Tutsi, en 1994, au Rwanda, le magnifique Dans le nu de la vie (Seuil, 2000), Jean Hatzfeld continue d’affronter la question du Mal radical. Lui qui avait déjà recueilli la parole des victimes et des bourreaux redonne aujourd’hui voix aux quelques Hutu qui ont sauvé des Tutsi pendant l’extermination. Pour écrire Là où tout se tait, il est retourné, une fois encore, sur les collines de Nyamata, dans cette région du Bugesera qu’il arpente avec une hardiesse intacte, une sensibilité admirable. Celles d’un grand reporter qui, pour faire face à l’horreur absolue, a trouvé refuge dans la littérature.

Vers la fin du livre, Sylvie, une assistante sociale qui a survécu au génocide, vous demande pourquoi vous posez toutes ces questions. « Est-ce qu’il y a quelque chose à comprendre ? », dit-elle. Que pourriez-vous répondre ?

Je répondrais « non ». J’avais un très bon copain qui s’appelait Serge Daney [journaliste et critique de cinéma, mort en 1992]. Il me disait : « Toi, ta chance, c’est que t’es pas intelligent et que tu le sais. » Quand tu es trop intelligent, tu veux toujours des réponses. Moi, je n’essaie pas de comprendre. Je décris. Je pose des questions et je retranscris. Cette histoire me passionne parce que je ne trouve pas de réponses. Tous les gens qui travaillent sur un génocide disent ça. C’est vertigineux, on ne trouve pas les tenants et les aboutissants de l’extermination, on est face à quelque chose qui ne vous laisse pas tranquille, et qui vous donne du travail, si je puis dire, un travail de réflexion et d’écriture.

Puisque vous avez maintenant du recul, comment voyez-vous ce qui a été votre propre impulsion, au tout début de ce travail ?

Au départ, il y a un sentiment d’échec. J’étais allé au Rwanda comme journaliste, et j’en étais revenu avec le sentiment que j’avais tout foiré, comme tous mes confrères. On avait parlé de l’exode des Hutu, des Casques bleus, mais ces gens qui avaient été « coupés », on était passés à côté d’eux. Beaucoup de journalistes qui étaient au Rwanda avaient couvert des guerres, ils s’imaginaient que les victimes seraient comme celles qu’ils avaient connues au Congo, en ex-Yougoslavie ou au Liban, des victimes qui auraient envie de parler, d’accuser, de réclamer. Et là, ils voyaient des gens qui ne voulaient pas parler, qui n’avaient pas confiance dans leur mémoire, qui avaient honte. Or, moi, j’avais lu Primo Levi, non seulement Si c’est un homme [1947 ; Julliard, 1987], mais aussi Les Naufragés et les Rescapés [Gallimard, 1989], et je savais que, quand quelqu’un a été animalisé, il s’abîme dans la faiblesse, la peur de ne pas être cru, la tentation de s’effacer : en 1945-1946, les rescapés des camps nazis s’étaient retirés de l’histoire, ils n’existaient pas, on ne leur donnait même pas de noms.

Je suis d’une famille juive, chez nous il ne fallait pas en parler, mon père disait : « Vous, vous ne serez plus juifs, il n’y a aucune raison que vous portiez ce fardeau », mais moi je savais que j’étais juif, que mes grands-parents avaient été arrêtés et sauvés miraculeusement. J’ai grandi en Haute-Loire, dans le village du Chambon-sur-Lignon, où 4 000 juifs, dont mon père, s’étaient cachés, mon entraîneur de foot avait caché des juifs… bref, je connaissais. Alors ça a fait tilt. Dans mon premier livre sur le génocide rwandais, Dans le nu de la vie, Sylvie dit ceci : « Les reporters internationaux passaient devant notre porte sans toutefois s’arrêter parce qu’ils n’avaient pas de temps à perdre avec des gens qui n’avaient plus rien à échanger. » Quand tu as lu Primo Levi, tu te poses la question, justement : « Mais pourquoi ils ne veulent plus échanger ? Et qu’est-ce qu’ils ont quand même à échanger, au fond ? » Et tu t’y mets. La dernière fois que j’étais au Rwanda, je buvais une bière avec Sylvie, qui est devenue ma grande copine. Elle m’a demandé : « Est-ce que c’est vrai que tu es juif, Jean ? » J’ai répondu : « Qu’est-ce que ça changerait ? »

Vous comparez les Hutu qui ont sauvé des Tutsi aux Justes, qui ont caché des juifs pendant la seconde guerre mondiale. Qu’est-ce qui vous a frappé chez eux ?

Il ne faut pas sous-estimer une chose. Quand ils sauvent des Tutsi, ces Justes sont tous persuadés que les Tutsi, c’est fini. Ils n’ont pas du tout cette idée qu’un jour ou l’autre la situation va se renverser. Ils sauvent pour l’absolu. Faire le Bien dans le chaos du Mal est un réflexe invraisemblable. Il y a l’extrême dans le sanguinaire, mais il y a aussi l’extrême dans la bonté. Que ce truc magique du Bien extrême puisse ne pas être reconnu, dans un monde où on donne un chèque, un prix littéraire et une médaille à n’importe qui, c’est incroyable. Là, il s’agit de gens qui ont fait des choses extraordinaires et qui n’ont même pas droit à une vache, à une bouteille, à un sourire.

Pourquoi ?

Parce qu’au Rwanda on peine à envisager la possibilité que du Bien ait pu survivre au milieu de tout ce Mal. Quand ils n’accusent pas les Justes d’être des traîtres à la communauté, les Hutu disent : « Non, en réalité ils ont tué comme tout le monde. » Quant aux Tutsi, ils portent un soupçon ineffaçable. Dans ce chaos, il y a l’idée que le tueur peut être n’importe qui. Si vous expliquez qu’untel n’a pas tué, on vous répond : « Je ne sais pas, moi, je courais comme un lapin pour survivre, qui sait ce qu’il a vraiment fait pendant ce temps-là ? »

Plus encore que dans vos précédents livres, vous affrontez ici la question métaphysique du Mal, qui apparaît banal, mais aussi du Bien, qui relève de l’exception…

Pour la première fois, je me suis intéressé à des gens qui se sont posé la question du Bien, et dès que vous parlez du Bien vous parlez du Mal, ils vont de pair. Je me pose maintenant la question du Mal comme je ne me la serais jamais posée avant. Même la Shoah ne m’a pas marqué comme cela, c’était très abstrait pour moi. En Bosnie, il y avait une guerre pour les territoires, en Irak pour les puits de pétrole, mais au Rwanda c’était la question du Mal. Dans mon livre, quelqu’un dit : « Un homme qui tue même le dimanche, est-ce qu’on peut lui pardonner ? » Le Mal, c’est quand on tue, on tue, on tue, et on ne sait même plus pourquoi. Toutes les explications sont secondaires, aucune ne tient la route.

Parmi les auteurs qui ont écrit sur les camps nazis, plusieurs ont insisté sur la place du rire comme planche de salut, comme arme de résistance face aux bourreaux. Cet aspect apparaît peu dans vos livres. Est-ce un choix ?

Non. C’est sans doute un tort de ma part. Parce que les Rwandais, eux, rient. Si je vous montre des photos des gens dont je parle, vous verrez qu’ils sont tout le temps en train de rire. Par exemple, ils se moquent beaucoup d’eux-mêmes, de ce qu’ils sont devenus, avec une autodérision qui me fait penser à l’humour juif. Alors, pourquoi n’ai-je pas transmis ça ? Je ne sais pas. Ce n’est pas une décision, c’est une faiblesse. Dans la vie, je rigole de tout, y compris de ma blessure [Jean Hatzfeld a été grièvement blessé à la jambe au cours d’un reportage à Sarajevo, en 1992, lors du conflit en ex-Yougoslavie]. Il faut dire qu’au Rwanda, j’ai un personnage, je suis le Blanc, celui qui pose des questions et qui écrit, alors peut-être que je n’ose pas intégrer le rire.

Quand on décrit en détail un processus d’extermination, des scènes d’une violence inouïe, où des hommes tuent « à s’en casser les bras », on prend toujours le risque de provoquer, chez ses lecteurs, une jouissance trouble… Comment vous débrouillez-vous avec ce risque ?

C’est délicat, mais j’ai la chose en tête. Ne pas vendre de livres avec l’horreur, j’ai toujours fait très attention à ça. D’ailleurs, j’ai été meurtri que celui de mes livres qui a le mieux marché soit consacré aux tueurs [Une saison de machettes, Seuil, 2003]. Quand j’étais au pénitencier et que j’interrogeais des hommes qui avaient participé à l’extermination, dès qu’ils se mettaient à rire, ou à comparer la manière de tuer un Tutsi avec celle de saigner un cochon, j’arrêtais l’entretien. De façon générale, je coupe beaucoup dans mes enregistrements, j’ôte des mensonges, du blabla, mais aussi des choses qui peuvent détourner mon livre vers un voyeurisme pervers. Au milieu de l’horreur, de la pourriture, je veux faire preuve de délicatesse.

Vous dites ne pas vouloir comprendre. Mais si votre petit-fils vous demandait : « Papy, qu’est-ce que tu es vraiment allé y chercher, toi, dans cette histoire ? », que diriez-vous ?

Si j’avais une réponse à lui donner, j’arrêterais de travailler. Ce qui m’intéresse, c’est le mystère. Le mystère du basculement. Comment bascule-t-on dans cet engouement sanguinaire ? Les Hutu qui maniaient la machette n’avaient pas grand-chose à gagner, ni territoire ni richesse : une parcelle, trois vaches, vraiment pas grand-chose. Les Tutsi, eux, répètent toujours qu’ils ont été « coupés ». Ils partagent l’idée qu’ils n’ont plus été des hommes : ils mangeaient cru, ils étaient nus, ils n’ont plus cru en Dieu… A un moment donné, l’animalisation d’un être humain est sans retour. Ce mystère va me poursuivre jusqu’à la fin de ma vie.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024