Fiche du document numéro 27831

Num
27831
Date
Mardi 2 mars 2021
Amj
Taille
533869
Titre
L’Assemblée nationale auditionne un africaniste d’extrême droite
Soustitre
La mission d’information sur l’opération Barkhane auditionne aujourd’hui l’africaniste d’extrême droite Bernard Lugan, référence de nombreux officiers français, en dépit de sa vision racialiste du continent africain. Une enquête de la Revue du Crieur.
Nom cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La mission d’information sur l’opération Barkhane
auditionne aujourd’hui l’africaniste d’extrême droite
Bernard Lugan, référence de nombreux officiers
français, en dépit de sa vision racialiste du continent
africain. Une enquête de la Revue du Crieur.
Ce mardi 2 mars, la mission d’information sur
l’opération Barkhane, constituée de onze députés,
auditionne à huis clos l’historien Bernard Lugan. Cette
nouvelle a suscité l’émoi au sein de la communauté
des chercheurs spécialistes du Sahel, et plus largement
de l’Afrique. Idéologue de l’extrême droite, cet
ancien militant de l’Action française, un mouvement
royaliste, est très populaire chez les officiers de
l’armée française, mais il est considéré comme un
imposteur par nombre de ses pairs, qui soulignent
régulièrement sa vision « simpliste » du continent et
de nombreuses erreurs factuelles.
Depuis le début de ses travaux en novembre 2020, la
mission a entendu plusieurs chercheurs. Mais celuici
est de loin le plus controversé. Les rapporteurs
de la mission assument ce choix. « Nous avons la
liberté d’auditionner qui l’on souhaite. M. Lugan a
une position extrêmement tranchée sur le sujet, mais
nous avons fait le choix de l’exhaustivité. C’est notre
rôle d’entendre toutes les voix, on ne voulait pas être
taxés de parti pris », se défend Sereine Mauborgne
(LREM).
Bernard Lugan est un familier des casernes.
Régulièrement, ce septuagénaire à la silhouette
longiligne et au visage rendu sévère par de fines
lunettes et une moustache en guidon – de celles
qui, à leurs extrémités, repiquent légèrement vers les
joues –, pénètre dans les camps de l’armée française
afin d’y prodiguer ses conseils à ceux qui, bientôt,
seront envoyés en Afrique. « Ce que je leur apporte,
personne d’autre ne peut le leur apporter », prétend-il,
assurant que sa science permet d’« éviter des morts ».
Mais après réflexion, il ne veut pas que cela se sache.
Il ne donnera d’ailleurs pas suite à notre entretien
téléphonique initial. Déjà banni des écoles militaires,
celui qui est rejeté par une partie des africanistes
français sait qu’une simple décision des instances
politiques pourrait également lui fermer les portes des
casernes.
Officiellement, Lugan et l’armée, c’est fini depuis
plusieurs années. L’historien a longtemps fréquenté
les écoles militaires. Il a dirigé un séminaire au Collège
interarmées de défense, a donné des conférences à
l’Institut des hautes études de défense nationale (
IHEDN ) et a enseigné dans les prestigieuses écoles de
Saint-Cyr Cöetquidan, où sont notamment formés les
futurs officiers de l’armée de terre.
Cette collaboration, ainsi que toutes les autres,
fut brutalement interrompue en 2015 sur décision
du ministère de la défense, alors dirigé par Jean-
Yves Le Drian. Citant le journaliste de L’Opinion,
Jean-Dominique Merchet, spécialiste des questions
militaires, Lugan évoque sur son blog une possible
censure à la suite de la publication sur ce même
blog, quelques jours plus tôt, d’un article dénonçant la
décision de François Hollande d’envoyer un membre
du gouvernement en Algérie, à l’occasion de la
commémoration du soixante-dixième anniversaire du
massacre de Sétif. L’année précédente, Lugan avait
déjà reçu l’interdiction de s’exprimer devant les
attachés de défense en poste dans une quinzaine
de pays africains. Le même Merchet s’étonnait : «
Bernard Lugan fréquente depuis de longues années
Directeur de la publication : Edwy Plenel
les amphis de l’École militaire et a répondu à de
nombreuses invitations de l’institution. Qui feindra de
le découvrir aujourd’hui ? »
Dans le petit monde des spécialistes du
continent africain–chercheurs, journalistes, militaires
ou diplomates–, Lugan est en effet loin d’être inconnu.
Depuis des années, il y occupe une place très
particulière. Perçu comme un imposteur par une
grande partie des universitaires, il est au contraire
considéré comme une référence par bon nombre
d’officiers. Aux yeux des premiers, c’est le mouton
noir de la profession – il est tout ce qu’ils ne
sont pas : monarchiste, défendant les « bienfaits » de
l’occupation coloniale et développant des thèses qu’ils
jugent essentialistes. Selon les seconds, sa parole est
d’or – il est, selon eux, le seul à oser dire la vérité
sur l’Afrique ( c’est d’ailleurs le titre d’un de ses
ouvrages ), à s’émanciper de l’idéologie marxisante
dont les autres chercheurs seraient prisonniers, mais
aussi l’un des rares à prendre la défense de l’armée en
toutes circonstances.
Né dans l’immédiat après-guerre au Maroc, Lugan
n’est pas homme de demi-mesure. Maniant le verbe
avec talent et se délectant des joutes oratoires, il est
coutumier de formules choquantes qui marquent les
esprits. Celui qui se présente comme un « monarchiste
tendance légitimiste» et qui milite en faveur du
rétablissement du duel en matière de diffamation et
d’injure publique, est un adepte de Charles Maurras,
qu’il cite régulièrement. Il a d’ailleurs adhéré à
l’Action française durant sa jeunesse, notamment
lorsqu’il étudiait l’histoire à la faculté de Paris X Nanterre.
En Mai68, il était « de l’autre côté » des barricades,
en charge du service d’ordre du mouvement d’extrême
droite à Nanterre. En 2018, à l’occasion du
cinquantième anniversaire des événements, il a publié
un livre de témoignage. Il y explique notamment
qu’il aimait, à l’époque, fredonner avec ses camarades
d’extrême droite la «Marche des tirailleurs», un
chant militaire consacré aux tirailleurs algériens et
tunisiens : « Les Turcos, les Turcos sont de bons
enfants/Mais il ne faut pas qu’on les gêne/Autrement
la chose est certaine/Les Turcos deviennent méchants/
Ça n’empêche pas les sentiments,/Les Turcos, les
Turcos sont de bons enfants. »
Après la fac, en 1972, Lugan part au Rwanda en
tant que coopérant afin d’y enseigner l’histoire et la
géographie. C’est là que ses pairs ont appris à le
connaître… et qu’une partie de sa légende est née.
Aujourd’hui encore, le bruit court qu’il se promenait
alors en short blanc avec un casque colonial sur la
tête. Faux, assure un autre coopérant qui se trouvait
au Rwanda à la même époque et qui, ne voulant pas
être impliqué dans une nouvelle polémique, a requis
l’anonymat : « Il était le représentant des Français à
l’université de Butare. En 1981, le chef de mission[
français ]voulait le mettre dehors. Il a alors lancé
des accusations stupides contre lui, comme cette
histoire de casque colonial. » L’accusation ne sortait
cependant pas de nulle part. L’historien développait
déjà des idées très contestables sur la colonisation et
ses «bienfaits». Il les professera une fois rentré en
France.
En 1982, Lugan bénéficie d’une procédure spéciale,
qui permet à des anciens coopérants de rejoindre
l’enseignement supérieur, et devient maître de
conférences à Lyon III, université connue pour
abriter un petit groupe d’enseignants engagés à
l’extrême droite, parmi lesquels figurent des membres
du Grece ( Groupement de recherche et d’études
pour la civilisation européenne ). Bruno Gollnisch,
Pierre Vial, Jean Haudry, Jean Varenne : tous ont
enseigné à Lyon III et ont été plus ou moins
proches du Front national (FN ). L’université est
également régulièrement citée pour des agissements
négationnistes.
Lugan est comme un poisson dans l’eau dans cet
univers fascisant. Au fil des ans, il s’y impose comme
une figure incontournable. Dans son rapport consacré
au « racisme et au négationnisme à l’université Jean-
Moulin-Lyon III », commandé en 2001 par Jack Lang,
alors ministre de l’éducation nationale, Henry Rousso
en parle comme de l’un des « enseignants les plus
controversés et qui ont le plus attiré l’attention ».
Il s’est notamment illustré en faisant entonner à ses
étudiants, chaque Mardi gras, un chant des troupes
de marine consacré non pas à l’Afrique mais à
l’Indochine, «Quand Jésus-Christ créa la coloniale»,
vêtu de l’uniforme de parade du 6e régiment des
lanciers du Bengale, avec couvre-chef et cravache à
la main… « Les officiers se payent les Japonaises/
Tandis que nous, pauvres marsouins fauchés,/Nous
nous payons c’qu’on appelle la terre glaise,/Spécialité
de nos girons niakoués. »
« Ce chant n’est pas un chant militaire, encore moins
un hymne de régiment, note le rapport Rousso. C’est
une “chanson de popotes” ou un chant de garde.
On n’y évoque pas l’honneur des soldats tombés au
front mais les libations d’après. » Le 23février 1993,
l’exercice provoque un esclandre. Lugan avait prévu
ce jour-là de faire cours sur la « chanson comme source
auxiliaire de l’Histoire ». Mais des militants antifas
venus de l’extérieur perturbent le cours. L’altercation
se termine en bagarre. Dans les semaines qui suivent,
la tension monte entre adversaires et partisans de
Bernard Lugan, lequel fait surveiller son cours par des
militants d’extrême droite qui contrôlent l’entrée et
refoulent les indésirables.
Une obsession africaine
Durant sa période lyonnaise, Lugan se fait également
un nom au-delà de l’enceinte de la fac. Il multiplie les
écrits dans la presse nationaliste ( Minute, National-
Hebdo, Présent ) et participe à plusieurs événements
d’extrême droite : une « causerie sur l’Afrique »
organisée par l’association pour la défense de la
mémoire du maréchal Pétain en novembre1990, un
Rassemblement de la piété française organisé dans
le village de Charles Martel dans le Lot en 1991…
En 1988, il intègre le Conseil scientifique du Front
national, créé à l’initiative de Bruno Mégret.
À partir de la fin des années 1980, Lugan publie par
ailleurs un grand nombre d’ouvrages consacrés au
continent africain qui le font connaître auprès d’un
public plus large. En février1992, Paris Match lui
accorde un très long entretien dans lequel il explique
qu’il vaudrait mieux aider l’Europe de l’Est plutôt que
l’Afrique, avant de faire l’apologie de la colonisation
– ses routes, ses dispensaires, ses hôpitaux ou encore
les milliers d’enfants scolarisés, tout cela dilapidé «
quand le fantastique mouvement de mise en valeur
entamé dans les années 1950 a cessé de faire sentir
ses effets […] lorsque l’africanisation des cadres a
été achevée » dans les années 1970. L’historien y
délivre quelques-unes des phrases chocs qui ont fait
sa réputation. Comme celle-ci : « Où est le pillage
colonial ? Je pense qu’il faut au contraire parler
de ruine des nations coloniales » ;ou celle-là, qui a
durablement marqué les esprits et qui exprime une
constante de sa réflexion : « L’Afrique noire a toujours
été un continent récepteur et non concepteur. »
Lugan lance par ailleurs une lettre mensuelle,
L’Afrique réelle, dont il écrit la plupart des articles
et qui gagne très vite un public de fidèles, issus
pour la plupart des rangs de l’armée et de son
écosystème politique. Le premier numéro, publié en
septembre1993, est consacré à l’Afrique du Sud, l’un
des « dadas » de Lugan avec le Rwanda et le Maroc.
Il témoigne de sa vision racialiste du continent. On
peut y lire notamment que les Blancs « constituèrent
durant des décennies le ciment de cette mosaïque
raciale que fut l’Afrique du Sud », et qu’ils ont «
l’antériorité de la présence sur 50 % de l’Afrique
du Sud où ils sont arrivés avant les Noirs » – certes,
admet-il, il y avait bien des peuples sur ces terres, mais
il ne s’agissait « que » de nomades, de « bandes de
chasseurs-cueilleurs qui ne sont pas des Noirs ».
Pour Lugan, c’est simple : Frederik de Klerk a
« trahi » son peuple, Mandela « a tout raté » et
l’apartheid « n’était pas un suprématisme » mais
un « ethno-différentialisme », une séparation « en
toute bonne amitié ». Bien des années plus tard, en
juin2010, en pleine Coupe du monde de football
organisée par l’Afrique du Sud, invité sur iTélé (
aujourd’hui CNews ), Lugan ira jusqu’à faire l’éloge
des bantoustans.
Cette vision caricaturale de l’Afrique du Sud lui
a très vite valu des inimitiés parmi ses pairs. En
juin 2001, Lugan est promu au titre de maître de
conférences hors classe par le conseil d’administration
de son université. Lors de la rentrée suivante, un grand
nombre d’africanistes, dont certains des plus influents
en France ( Jean-Pierre Chrétien, Catherine Coquery-
Vidrovitch ou encore Jean-Louis Triaud ), adressent
une pétition au président de l’université et au ministre
de l’éducation nationale afin de protester contre cette
promotion. « Cette distinction […] est susceptible de
jeter le discrédit sur l’ensemble des études africanistes
en France. En effet, qu’il s’agisse de l’Afrique du
Sud, du Maroc ou de l’Afrique des Grands Lacs, les
travaux de Bernard Lugan ne sont pas considérés
comme scientifiques par la plus grande partie de la
communauté universitaire », estiment les signataires.
Comme le souligne le rapport Rousso, cette pétition
montre « à tout le moins que Bernard Lugan apparaît
très isolé dans sa propre communauté scientifique ».
Lugan quitte Lyon III en 2009. Après cela, il
publie des ouvrages à un rythme frénétique et
poursuit son compagnonnage avec les mouvements
d’extrême droite. En août2013, il participe à une
conférence avec Alain Soral, plusieurs fois condamné,
notamment pour « injures raciales ou antisémites »
et « négationnisme ». Pendant plus d’une heure, les
deux hommes, qui sont d’accord sur tout ou presque,
débattent poliment sur l’Afrique.
En 2017, l’historien est présenté comme un membre du
Conseil national de la résistance européenne, fondé par
Renaud Camus, et qui a pour vocation de « faire échec
au totalitarisme remplaciste ». Lugan est en outre
régulièrement sollicité par l’Action française afin
d’évoquer le continent africain dans des conférences.
Abonné à ses universités d’été, il signe encore de
temps en temps des articles dans le Journal de l’Action
française. Il écrit également dans Valeurs actuelles.
Se présentant comme une victime du système,
Lugan est persuadé que son engagement politique
est à l’origine de ses déboires avec l’administration
française et que les africanistes en sont les principaux
responsables. Depuis des années, il dénonce le «
diktat » de l’africanisme français, « une discipline
militante passée sous le contrôle d’une coterie issue
de l’école marxiste, puis postmarxiste »,qui aurait «
décidé de bannir le fait ethnique » et qui a formaté
des générations d’étudiants, ce qui, selon lui, «
explique largement les erreurs politiques françaises
en Afrique ». Il est vrai que le petit monde des
africanistes français a largement été façonné ces
dernières décennies par une école de pensée marquée
par les luttes décoloniales. Cette mouvance, très forte
notamment au sein de l’École des hautes études en
sciences sociales ( EHESS ), s’est violemment opposée
à Lugan.
La pensée de Lugan pourrait se résumer ainsi : en
Afrique, tout est ethnique, les guerres, les conflits, les
élections… Il l’a professé à de nombreuses reprises
dans sa lettre mensuelle, dans ses ouvrages ou dans
des interviews ( « Les hommes de terrain savent qu’en
Afrique, la seule réalité, celle qui est la base de tout,
est l’ethnisme » ), et a fini par en faire, en quelque sorte,
sa marque de fabrique. Pas une de ses conférences, pas
un de ses écrits n’aborde les réalités africaines à travers
un autre prisme que celui-ci.
Parfois – très rarement –, il lui arrive de complexifier
sa pensée, comme lorsqu’il écrit en 2015 : « Certes,
l’ethnie n’explique pas tout, et loin de là, mais rien ne
peut être expliqué sans elle. » Le souci, c’est qu’il ne
parle, lui, que de cela. Et qu’il s’en prend à tous ceux
qui tentent d’introduire des subtilités dans sa grille
de lecture, surtout s’ils sont en lien avec l’armée et
menacent donc de marcher sur ses plates-bandes.
En 2018, une polémique l’a opposé à Sonia Le
Gouriellec, chercheuse à l’Institut de recherche
stratégique de l’École militaire (Irsem). Dans une
tribune intitulée « L’Afrique est-elle rongée par les
guerres ethniques ? », cette spécialiste de la Corne
de l’Afrique démontait l’argumentaire de ceux qui
pensent, comme Lugan, que l’« ethnie tue » en
Afrique : « Nous ne nions pas l’existence d’“ethnie”,
au sens d’une“ identité ” distincte d’un autre groupe.
En revanche, il est aisé de démontrer que l’ethnie
n’est pas une cause unique de conflit. » Selon elle, « la
lecture exclusivement ethnique est, en partie, héritière
des travaux sur l’anthropologie de la race, élaborée à
la fin du XIXe siècle. Cette littérature refuse de penser
le racisme en Afrique comme une idéologie construite
politiquement et socialement ». Et de conclure : « Il
convient de se méfier des explications simplistes et
essentialistes où les conflits sont vus comme inhérents
aux cultures africaines, déterminés uniquement par les
identités. »
Les contempteurs de Lugan déplorent son « regard
simpliste sur le continent“ noir”, bien rodé il y a
déjà plus d’un siècle et marqué par la tentation
de typologies “ révélées” à prétention éternelle ». Ils
critiquent sa « vision globalisante et comme étanche »
du continent africain, « traité de manière quasi
naturaliste, où les contacts passeraient comme de
l’eau sur les plumes d’un canard ». Lugan, qui se
plaît à citer régulièrement le maréchal Lyautey – un
monarchiste comme lui, qui disait des Africains : « Ils
ne sont pas inférieurs, ils sont autres »–, développe
des thèses jugées essentialistes par ses pairs, voire
racistes. Ainsi affirme-t-il que « les peuples africains
dont les femmes ont le ventre le plus fécond ne sont
pas forcément les plus doués pour commander, pour
diriger, pour administrer », ou encore – et ce en
dépit de nombreux travaux d’historiens démontrant le
contraire – que «quand l’Afrique sort de son isolement,
c’est à des non-Africains qu’elle le doit».
Tout cela l’amène naturellement à établir un bilan de
la colonisation bien différent de celui de la plupart des
historiens. Certes, il sait se montrer critique à l’égard
de la politique coloniale, mais sur un point seulement :
en accaparant le continent, les Européens ont rendu
les faibles forts et les forts faibles, allant ainsi contre
les équilibres « naturels » – « la colonisation brisa les
empires car ils lui résistaient, mais elle fut en revanche
une bénédiction pour les populations qui leur étaient
soumises », écrit-il.
Pour le reste, la période coloniale a été une
« parenthèse de paix et de prospérité », un «
âge d’or » pour l’Afrique–et plus particulièrement
pour l’Algérie, un autre de ses « dadas ». Après
les indépendances, le continent est « retourné
à ses constantes ou même ses déterminismes :
famines, guerres tribales, massacres généralisés, etc.
Contrairement à l’idée reçue, aucune malédiction ne
s’est abattue sur l’Afrique depuis les indépendances
de la décennie 1960. L’Afrique n’a fait que renouer
avec son passé ».
L’imposteur des universitaires, la star des
militaires
Au-delà du débat de fond, nombre d’africanistes
lui reprochent de nombreuses ( et parfois grossières )
erreurs factuelles qui découleraient de sa prétention
à se dire spécialiste de l’ensemble du continent
– une « imposture », selon l’un d’entre eux. Les
universitaires constatent en outre que s’il a publié un
grand nombre d’ouvrages, il est en revanche absent
des revues scientifiques, dans lesquelles chaque texte
est disséqué, commenté et annoté. Mais ce qui irrite
les spécialistes de l’Afrique par-dessus tout, c’est
sa manie de toujours tout simplifier. « Lugan ne dit
pas que des bêtises, explique une chercheuse. Mais
il développe des idées bien trop simplistes. Il nie la
complexité. »
Toulon, le 5juin 2019. À l’invitation de l’Action
française, Lugan donne une conférence sur le Sahel
à l’Espace Saint-Paul, dans l’enceinte de la paroisse
de l’Immaculée-Conception. Une bonne centaine de
personnes, beaucoup d’anciens, quelques jeunes, sont
venues écouter religieusement celui qu’elles admirent
et auquel elles demanderont des dédicaces de ses livres
à l’issue de son exposé.
Cette conférence est un résumé de ce que
Lugan professe depuis des années : quelques
vérités et des analyses pertinentes, notamment
sur l’impasse dans laquelle se trouve l’opération
Barkhane, accompagnées d’une logorrhée aux relents
colonialistes et de simplifications affligeantes. Très
vite, il en vient à sa grande lubie : les ethnies. « La
question du Mali, c’est le rapport de la population du
Nord à la population du Sud, rapport qui date de 3500
ans », décrète-t-il.
Populations du Sud qui, soit dit en passant, et en dépit
de toute vérité historique, « ont accueilli avec joie les
colonisateurs car elles étaient razziées par ceux du
Nord ». Puis vient l’une de ses phrases favorites, celle-là
même qui irrite au plus haut point ses pairs : « Si
vous avez compris ça, vous avez tout compris aux
guerres du Sahel. »
Fidèle à ses écrits, il rappelle que le Mali « n’existe
pas », que l’Algérie française « est morte en 1870,
quand on a mis un gouverneur civil » à sa tête et que
si la colonisation a échoué, c’est « un parce qu’elle
n’a pas duré assez longtemps, deux car elle s’est faite
dans le cadre républicain». Suivront des prédictions à
l’emporte-pièce ( « l’Éthiopie est le seul État africain
qui a une chance de se développer » ) et quelques
citations qui feront mouche dans la salle, dont celle-ci,
attribuée à Édouard Herriot : « Si on donne le droit de
vote aux colonies, la France deviendra une colonie de
ses colonies. » Le tout accompagné, sur l’écran situé
dans son dos, d’une de ses grandes passions : les cartes
colorées, aussi grossières que ses prophéties.
Des cartes sans nuances, une grille de lecture binaire,
un talent certain pour la vulgarisation et quelques
bons mots : ce qui déplaît tant aux universitaires fait
le bonheur des officiers. Lorsqu’il s’est fait chasser
des écoles militaires, les premiers pensaient avoir
enfin obtenu sa tête. L’un d’eux parle d’un « très fort
lobbying » de leur part afin de l’en évincer et évoque
un « soutien acharné » apporté par de nombreux
officiers à l’historien. Depuis, ces derniers font de la
résistance.
Certes, Lugan ne joue plus aucun rôle officiel au
sein de l’institution militaire. Mais son influence, elle,
demeure. Selon plusieurs bons connaisseurs du milieu,
elle est même très importante chez les gradés. Il n’est
pas rare, lorsque l’on pénètre dans le bureau d’un
officier ou d’un sous-officier, de tomber sur un ou
plusieurs de ses ouvrages. Au grand dam de certains
enseignants, l’historien est toujours une des sources
les plus fréquemment citées dans les mémoires des
stagiaires des écoles de guerre, y compris sur des sujets
qui lui sont tout à fait étrangers.
Invité récurrent des salons littéraires consacrés à
la guerre, Lugan y est reçu comme une star. En
juillet2014, alors que l’on venait de lui interdire
de s’exprimer devant les attachés de défense, il
avait été plébiscité au festival international du livre
militaire des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, dont
il est un habitué. Lugan collectionne en outre les
prix littéraires décernés par des associations liées à
l’armée. Il est enfin toujours sollicité pour donner des
conférences, y compris par des structures directement
ou indirectement liées au ministère des armées.
Les gradés lisent sa lettre mensuelle L’Afrique réelle
avec délectation. Celle-ci sert parfois de référence à
certaines réflexions – et pas n’importe où : lorsqu’il
commandait l’opération Barkhane entre juillet2018
et juillet2019, le général Frédéric Blachon avait pris
l’habitude, au quartier général de N’Djamena, de
l’imprimer en plusieurs exemplaires, de la distribuer
à son équipe et même de s’en servir pour animer les
briefings. À la fin de sa mission, le général Blachon a
repris le commandement de la 1redivision de l’armée
de terre à Besançon ( commandement qu’il a quitté en
juillet dernier ). Durant trois ans, il a régulièrement
demandé à Lugan d’animer des « formations » sur
l’Afrique. Tous les officiers appelés à être déployés en
état-major sur le continent, qui passent forcément par
Besançon avant leur départ, auraient ainsi eu droit à un
« cours » de l’historien.
Un journaliste spécialiste de l’armée, qui a tenu
à rester anonyme afin de ne pas froisser certaines
de ses sources, énumère les raisons qui le rendent
si populaire auprès des officiers : « C’est un bon
vulgarisateur, qui emploie des mots simples, et non
le jargon incompréhensible des anthropologues. Sa
grille de lecture ethnique est également simple, car
simpliste, et cela sied aux militaires, qui ont besoin
de faire des choix sur le terrain, or pour cela, il
ne faut ni subtilités ni doutes. Enfin, et c’est loin
d’être négligeable, il appartient à la même sphère
idéologique que beaucoup d’officiers. C’est le lectorat
de Valeurs actuelles. »
Et d’ajouter « deux éléments qui jouent en sa faveur » :
sa vision nostalgique de l’Algérie française, qui est
toujours partagée par de nombreux officiers, et la
défense de l’armée française sur le dossier rwandais.
Un autre spécialiste de l’armée, ancien journaliste,
rappelle que « les militaires tiennent souvent un
discours essentialisant » à propos de l’Afrique – «
c’est comme ça depuis toujours et ça ne changera
pas », arguent-ils – et que Lugan dit « exactement ce
qu’ils veulent entendre ».
Cette influence interroge. A-t-elle des conséquences
concrètes sur la stratégie de l’armée française en
Afrique ? Force est de constater qu’au Sahel, c’est
sa vision qui semble l’emporter. « On note que très
récemment, l’armée française a adopté une tactique
proche de celle utilisée pendant la colonisation :
l’enjeu est de trouver des auxiliaires locaux qui soient
loyaux et qui fassent une partie du travail, explique
Yvan Guichaoua, un spécialiste du Sahel, enseignant
à l’université de Kent, à Bruxelles. Dans ce cadre-là,
la logique classificatoire de Lugan peut être
utile : chez lui, les communautés sont ordonnées selon
leurs rivalités ancestrales et forment ainsi autant
de partenaires ou d’ennemis pour l’effort contreterroriste.
Après, la question est de savoir si Lugan
est l’inspirateur de cette stratégie ou bien le symptôme
d’une manière de penser. »
Le journaliste spécialiste de l’armée émet la même
hypothèse : « Lugan entre en résonance parfaite avec
la culture coloniale de l’armée française, très forte au
sein des troupes de marine. Mais je ne crois pas qu’il
en est la cause. Je pense plutôt qu’il en est le produit. »
Ainsi, lorsque, dans le cadre de l’opération Barkhane,
l’armée française coopte des milices locales fondées
sur des bases communautaires, se bat à leurs côtés face
aux groupes djihadistes actifs au Mali et au Niger, en
dépit des accusations d’exactions contre des civils qui
les touchent, et contribue à détricoter des équilibres
locaux précaires, il n’est pas sûr que Lugan en porte
la responsabilité. Certes, c’est exactement ce qu’il
défend dans ses écrits.
Mais cette stratégie semble être en réalité le fruit
d’un simple recyclage de ce que des officiers
de l’armée française avaient mis en œuvre durant
la colonisation. « Les traditions militaires plongent
leurs racines dans l’histoire de nos armées. […]
Engagée dans l’opération Barkhane, la France se
retrouve sur des territoires qu’elle parcourait déjà au
XIXe siècle, face à des défis similaires […]. Plus ou
moins consciemment, les militaires agissent forts de
leur culture opérationnelle ancienne », constate Paul
Lacombe, stagiaire à l’École de guerre. Quelques-uns
des meilleurs spécialistes de la région estiment qu’il
s’agit d’une grave erreur d’appréciation. Mais leur avis
ne compte pas dans les casernes.
Si Lugan est un produit plus qu’une cause, alors
ce qu’il dit de l’évolution de l’armée et de sa
vision du continent africain, dans une période où
les militaires français s’y battent au quotidien et
où les officiers jouent un rôle croissant dans les
choix diplomatiques de la France, pose question.
L’institution militaire, du moins une partie de son élite,
est-elle aveugle au point de ne percevoir, dans les
conquêtes coloniales et dans l’idéologie raciste des
Européens du XIXe siècle, que des vérités longtemps
interdites par le «politiquement correct» du «tiersmondisme
» et désormais réhabilitées ?
Le sociologue Grégory Daho, auteur d’une enquête
sur la transformation des armées en France, a
constaté depuis une dizaine d’années un retour en
force des officiers coloniaux tels Hubert Lyautey,
Joseph Gallieni ou encore Thomas Bugeaud dans
les références de l’armée française. « Chose nouvelle
depuis les années 1960,écrit-il, ce patrimoine colonial
n’est pas seulement assumé, il est désormais
ouvertement revendiqué. Cette réappropriation passe
non seulement par la réhabilitation symbolique de
quelques “glorieux anciens”, mais aussi par la
réutilisation des outils de contrôle des populations. »
Évoquant le « très fort taux de reproduction
sociale » au sein de l’armée, et plus particulièrement
chez les officiers, Daho ajoute que « l’héritage
professionnel se conjugue avec l’héritage familial
et plus précisément l’image du père souvent
écornée par l’institution militaire au cours des
années 1960 ». Alors qu’une partie de l’armée reste
attachée à l’Empire, « si riche en souvenirs de
carrières brillantes, glorieuses et constructives »,
Lugan apparaît comme une caution scientifique
servant autant à réhabiliter un héritage personnel et
professionnel qu’à imposer une certaine lecture du
monde d’aujourd’hui.
Boite noire
Cet article est tiré du dernier numéro de la Revue du
Crieur, coéditée par La Découverte et Mediapart et
toujours disponible en librairies et Relay.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024