Fiche du document numéro 27675

Num
27675
Date
Mardi 19 janvier 2021
Amj
Taille
219224
Titre
Affaire de Karachi : Edouard Balladur et François Léotard jugés par la Cour de justice de la République
Sous titre
Plus de vingt-cinq ans après les faits, l’ex-premier ministre et l’ex-ministre de la défense doivent répondre, à partir de mardi, de leur participation présumée au financement occulte de la campagne de 1995.
Nom cité
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Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le premier ministre Edouard Balladur (à droite), en discussion avec le ministre de la défense François Léotard, à Paris, le 15 novembre 1994. PATRICK KOVARIK / AFP

A l’époque, en 1994, on compte toujours en francs, l’OM de Bernard Tapie vient de gagner la plus prestigieuse des coupes d’Europe de football, et l’ancien premier ministre Pierre Messmer joue encore les premiers rôles, le tout sous le regard amusé et acide d’un sphinx nommé François Mitterrand. C’est dire si la contestée Cour de justice de la République (CJR), à compter du mardi 19 janvier, va devoir, en formation de jugement, se pincer le nez et oublier les odeurs de naphtaline d’un antique dossier judiciaire.

Seront présents, devant douze parlementaires et trois juges professionnels, l’ancien premier ministre Edouard Balladur, bientôt 92 ans, et l’ex-ministre de la défense François Léotard, 78 ans, poursuivis pour avoir autorisé, voire créé, et surtout bénéficié d’un vaste système de commissions perçues sur des marchés d’armement au début des années 1990. Il n’est pas certain, d’ailleurs, qu’ils honorent la convocation, tant leur état de santé s’est dégradé, préviennent leurs défenseurs…


C’est peut-être là, en tout cas, l’un des derniers attraits de cette archaïque CJR, seule habilitée à juger les membres du gouvernement, poursuivis pour des crimes et délits commis durant leur mandat. Remuer, plus de vingt-cinq ans après les faits, la tambouille politique d’un monde ancien, raviver les plaies, certes, mais surtout éclairer le présent. Car la droite française continue de payer encore aujourd’hui ses combats fratricides d’hier.

En effet, il est question, dans ce procès, improprement appelé « affaire de Karachi » – Le Monde avait préféré titrer sur « l’affaire Balladur » –, de financement politique illicite, de commissions devenues rétrocommissions et, surtout, d’une détestation féroce entre Edouard Balladur et celui qui l’avait fait, sur le plan politique, à savoir Jacques Chirac.

Dizaines de millions de francs



Résumons sommairement le propos, tant a été écrit sur cette histoire : la CJR va devoir estimer si les commissions perçues indûment par des intermédiaires, pour la vente de sous-marins au Pakistan et en Arabie saoudite, livrés en 1994, ont bien servi ensuite, en mai 1995, à abonder en parfaite illégalité le compte de la campagne présidentielle – déficitaire – d’Edouard Balladur, et ce avec le plein accord de celui-ci. Aucune trace écrite ne vient prouver la participation active d’Edouard Balladur, poursuivi pour « abus de biens », mais les faits retracés par les juges sont précis et documentés.

Dans le volet non ministériel de cet interminable dossier, d’ailleurs, la justice a sanctionné lourdement en juin 2020 les exécutants de deuxième niveau : Nicolas Bazire, ex-bras droit d’Edouard Balladur, et Renaud Donnedieu de Vabres, ex-conseiller de François Léotard, ont notamment été condamnés – ils ont depuis fait appel – à cinq ans de prison, dont trois ferme, et à de lourdes amendes, ce qui ne présage rien de bon pour les « décideurs », tels que désignés par l’instruction menée par la CJR, MM. Balladur et Léotard.

Tout débute donc en 1994, avec la signature, via deux sociétés liées à l’Etat français, DCN-I et la Sofresa, de plusieurs contrats d’armement avec l’Arabie saoudite (notamment le contrat de frégates « Sawari II ») et le Pakistan (sous-marins Agosta). Les commissions, des dizaines de millions de francs, versées aux officiels saoudiens et pakistanais, sont essentielles, elles permettent de sécuriser le processus, d’autant qu’elles n’ont pas encore été interdites par la convention OCDE, ratifiée par la France en 2000.

En langage « business », on range pudiquement cet argent versé au clan Bhutto au Pakistan, ou à la famille du roi Fahd en Arabie saoudite, dans la catégorie des FCE, à savoir les « frais commerciaux exceptionnels ». Jusque-là, tout cela est tristement classique. Jusqu’à l’apparition subite dans ces négociations, pourtant très bien avancées aux dires de tous les témoins de l’époque, de deux intermédiaires, Abdul Rahman El-Assir et Ziad Takieddine, deux personnages d’origine libanaise, très bien introduits auprès du nouveau pouvoir balladurien. A tel point que Takieddine, dont il convient toujours de prendre les déclarations avec des pincettes, tant ses explications varient en fonction de ses intérêts du moment, va rencontrer Edouard Balladur à Matignon, par l’entremise de Nicolas Bazire – celui-ci a confirmé la venue de Takieddine à Matignon.

Un miracle



Dès lors, ces deux intermédiaires seront de tous les contrats d’armement, jusqu’en 1995, avec des conditions très avantageuses, sans pour autant apporter quoi que ce soit d’effectif à la réalisation de ces marchés. Ils fréquentent assidûment le ministère de la défense de François Léotard, où ils sont « traités » directement par Renaud Donnedieu de Vabres. Au total, ils vont percevoir près de 600 millions d’euros de commissions, et représentent à eux seuls le « réseau K », comme « King », imposé de fait par les balladuriens. Ils disposent de comptes en Suisse, de prête-noms, de sociétés-écrans, validées par Bercy, ce qui a valu d’ailleurs au ministre du budget de l’époque, Nicolas Sarkozy, d’être un temps cité dans l’affaire.

La campagne présidentielle de 1995 se profile, Balladur est dans les starting-blocks dès l’automne 1994. En face, le camp Chirac s’inquiète, devine, suppute. Il va bien falloir la financer, cette campagne, or, Edouard Balladur ne bénéficiera pas du soutien matériel et logistique du RPR. D’où vient l’argent des balladuriens ? Pour les chiraquiens, aucun doute, le « réseau K » a été mis à contribution. Le 18 janvier 1995, Edouard Balladur lance pourtant sa campagne, avec ces mots : « Il s’agit aussi de restaurer la morale civique, de lutter contre la corruption… » Le camp d’en face rit jaune. Le premier tour de l’élection présidentielle sourit à Jacques Chirac. Son rival, Balladur, est éliminé, ses finances en grave péril.

Le 26 avril 1995, pourtant, un miracle se produit : 10 050 000 francs sont versés en espèces – surtout des billets de 500 francs – sur le compte de l’Association pour le financement de la campagne d’Edouard Balladur (Aficeb). Trois jours plus tôt, Takieddine s’est rendu en Suisse, où l’un des comptes de ses acolytes a été justement purgé de… 10 050 000 francs, le 7 avril 1995 précisément. Curieuse coïncidence, tout de même. D’autant que de nombreux témoins rapportent les fréquents voyages de Takieddine à Genève, ses valises bourrées d’argent liquide au retour… A Paris, à la cellule trésorerie, on tente tant bien que mal de compter ces billets, qui encombrent les tables : « Je n’en avais jamais vu autant de ma vie », se rappellera René Galy-Dejean, l’un des hommes de confiance de M. Balladur.


Les comptes de campagne sont ensuite présentés au Conseil constitutionnel. M. Balladur n’y voit rien à redire : « Cela a été présenté comme des fonds recueillis au cours de la campagne, dira-t-il aux juges. Ça m’a paru vraisemblable. » Il est bien le seul à croire à cette histoire. En effet, au Conseil constitutionnel, l’explication avancée pour les 10 250 000 francs (200 000 francs sont venus s’ajouter le même jour) versés le 26 avril 1995 ne résiste pas à l’examen.

Cette somme proviendrait-elle de recueils d’espèces dans les meetings, avec l’achat de tee-shirts et autres gadgets par les militants ? « On s’est tous dit que Balladur se fichait de nous », résumera le professeur de droit Jacques Robert, membre de l’institution entre 1989 et 1998. Après d’âpres discussions, les comptes de Balladur et de Chirac sont validés, même si le président de l’institution, le socialiste Roland Dumas, confiera plus tard au Figaro : « Je peux le dire aujourd’hui, les comptes de campagne d’Edouard Balladur et ceux de Jacques Chirac étaient manifestement irréguliers… »

Mystérieux rapport



L’affaire aurait pu en rester là. Mais Chirac, parvenu à l’Elysée, décide de couper les vivres au camp balladurien. Ordre est donné par le nouveau pouvoir chiraquien, quinze jours après l’élection présidentielle, de mettre fin au « réseau K ». Les rétrocommissions n’ont plus droit de cité. Cet argent sale dont Edouard Balladur finira par admettre l’existence – « je ne suis pas naïf. Je savais que la possibilité de rétrocommissions existait comme pour tous les contrats » – tout en réfutant y avoir eu recours. Le 24 juillet 1996, officiellement, le « réseau K » est dissous, au grand dam de tous ceux qui attendaient encore le versement de FCE, les officiels pakistanais par exemple. Takieddine, lui, toujours avantagé par ses amis, avait pris la précaution de toucher une bonne partie de ses commissions dès le contrat conclu.

Le 8 mai 2002, un attentat coûte la vie à Karachi, au Pakistan, à onze employés français de la DCN, venus exécuter le contrat de vente des sous-marins français vendus par Balladur huit ans plus tôt. Une hypothèse, dramatiquement séduisante, surgit bientôt dans la foulée d’un mystérieux rapport « Nautilus » commandé par l’entreprise française. Et si cet attentat était la conséquence de l’arrêt du versement des commissions ? La révélation, en 2008 seulement, par le site Mediapart, de ce document force la justice à agir, enfin.

Une enquête judiciaire financière est ordonnée en France et confiée au juge Renaud Van Ruymbeke. Et même si la thèse « Nautilus » n’a jamais pu être étayée, concernant l’origine de l’attentat, les investigations de M. Van Ruymbeke vont mettre au jour le financement occulte de la campagne Balladur, et le rôle majeur joué, dans l’ombre, par Ziad Takieddine. Et l’entraîner à saisir la CJR, concernant le rôle joué par Edouard Balladur et François Léotard.

Les juges enquêteurs ont conclu ceci, au moment du renvoi devant la juridiction de jugement : « Que M. Balladur n’ait pas été directement à l’initiative de la constitution du “réseau K” n’exclut aucunement qu’il ait concouru au rapatriement de sommes d’argent ayant bénéficié à des partis politiques français et à plusieurs personnalités, y compris à titre personnel. » De même, estiment-ils, l’ex-premier ministre ne peut « raisonnablement soutenir n’avoir jamais eu aucun questionnement sur l’origine de fonds, spécialement en espèces, venus opportunément équilibrer ses comptes », et ce alors qu’il admet avoir « été avisé par son équipe de campagne des difficultés de financement de cette dernière ».

Toute ressemblance avec l’affaire Bygmalion, portant sur le financement suspect de la campagne Sarkozy en 2012, et qui sera jugée à compter du 17 mars 2021, n’est pas nécessairement fortuite.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024