Fiche du document numéro 27658

Num
27658
Date
Samedi 16 janvier 2021
Amj
Auteur
Taille
140953
Surtitre
Rwanda
Titre
Génocide des Tutsi : pour Paris, des alertes claires et régulières
Soustitre
La grille de lecture postcoloniale de la situation au Rwanda a conduit la France à ignorer la montée de la menace et la réalité des massacres.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un génocide n’est pas une tempête inattendue. Il se dessine, se prépare. Il réclame une idéologie de haine, des propagateurs et une logistique, y compris des armes. Dès octobre 1990, à la suite d’une attaque du Front patriotique rwandais (FPR), formé par des exilés tutsi en Ouganda, plusieurs centaines de militaires français sont déployés au Rwanda dans le cadre de l’opération « Noroît ». A l’époque, le gouvernement français suit attentivement la situation, qui se dégrade au fil des mois. Il n’ignore rien des massacres et des arrestations massives de civils tutsi qui se multiplient, comme le confirment les nouvelles archives de l’Elysée, auxquelles François Graner, physicien et directeur de recherches au CNRS, a eu accès. Un document daté du 6 février 1991 le prouve. Jacques Pelletier, ministre français de la coopération, ne cache pas son angoisse. « Monsieur le Président, la situation du Rwanda m’inquiète de plus en plus, écrit-il à François Mitterrand, qui paraphe le document. Le président Habyarimana ne donne pas les gages d’ouverture qui lui ont été conseillés à plusieurs reprises… Les modifications gouvernementales semblent privilégier les éléments durs hostiles à la discussion avec les rebelles [du FPR]. Mme Habyarimana et son clan [autour de la première dame s’est constitué un cercle politique et financier composé d’extrémistes hutu appelé l’Akazu] ont repris les choses en main… Si cette évolution se poursuit, je crains que le régime ne puisse pas tenir très longtemps. » Début 1992, une nouvelle vague de violences se produit. Grâce aux militaires français présents sur place, Paris sait tout, mais s’obstine à soutenir le régime de Juvénal Habyarimana, proche de François Mitterrand. « Des massacres interethniques ont été perpétrés par des milices proches du parti au pouvoir (…). La présence de nos militaires, qui évite le pire, contribue à la survie du régime (…). Par contre, la proximité de nos troupes des zones de massacre peut susciter des interrogations », soulignent le général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier, et Thierry de Beaucé, chargé de mission à l’Elysée, dans une note au président, le 3 avril 1992.

« Impasse »

Dans un rapport de janvier 1993, l’ambassadeur à Kigali, Georges Martres, expose les ressorts de la politique africaine de la France, marquée par une obsession de son espace d’influence francophone, face aux puissances anglophones. Après octobre 1990, écrit-il, « le Rwanda a été traité comme l’aurait été dans un cas analogue le Sénégal ou la Côte d’Ivoire. Kigali a pris normalement sa place sur un axe politique, économique, militaire et culturel qui va de Dakar à Djibouti, et sur lequel s’est fondée la politique africaine de la France au cours des trente dernières années ». Dans une note à François Mitterrand le 18 février 1993, le général Quesnot emploie la même grille de lecture post-coloniale. Il met en cause le rôle joué par le président de l’Ouganda, Yoweri Museveni, en soutien politique et militaire au Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame. « Si nous ne trouvons pas de moyen de pression suffisant pour arrêter Museveni, qui bénéficie du soutien britannique implicite, le front de la francophonie sera durablement mis à mal et compromis dans cette région », écrit-il. Lors d’un conseil restreint autour du président, le 24 février, des divergences apparaissent. Deux pages manuscrites de notes, rédigées notamment par le général Quesnot, indiquent que Pierre Joxe, ministre de la défense, considère la France « dans une impasse » au Rwanda, et recommande le départ des troupes. Pierre Bérégovoy, premier ministre à l’époque, lui répond : « Il est impossible politiquement que nous nous retirions actuellement du Rwanda. » Le président approuve : « Partir serait une atteinte au prestige. » En août sont signés les accords d’Arusha, devant entraîner un partage du pouvoir. L’espoir soulevé va vite retomber.

L’intenable position de la France

Les livraisons d’armes se succèdent, même après la conclusion d’un cessez-le-feu entre belligérants, en juillet 1992. La mission d’information parlementaire dirigée par Paul Quilès, en 1998, l’avait déjà établi : l’armée française se tient aux côtés de son homologue rwandaise, contre le FPR, la formant et la conseillant, tout en prétendant sur le plan politique favoriser une solution négociée. La montée en puissance des extrémistes hutu, autour du président rwandais, est ignorée. La mission « Noroît » s’achève en décembre 1993. Sur le terrain, les tensions se multiplient, les avertissements se succèdent début 1994. Le 15 février, pourtant, deux représentants de la société Thomson Brandt Armements (TBA) sont reçus par l’ambassadeur de France à Kigali, Jean-Michel Marlaud. Malgré les accords d’Arusha, dont l’article II mentionne « la suspension des approvisionnements en munitions et en tout autre matériel de guerre sur le terrain », ils discutent de livraisons d’armes. Celle du 21 janvier, à destination des forces armées rwandaises, comprenait 1 000 projectiles de 60 mm. Elle a été saisie par la Minuar, la mission des Nations unies. En 1993, TBA avait livré 200 roquettes de 68 mm destinées aux hélicoptères des forces armées rwandaises, précise le télégramme diplomatique. Les nouvelles discussions portent cette fois sur 2 000 projectiles de 120 mm, pour mortiers. Une question de moyens de paiement a retardé la livraison. L’attaché de défense de l’ambassade a une idée extrêmement précise, à l’unité près, des stocks de l’armée rwandaise. L’ambassadeur, lui, estime que la livraison discutée pourrait aboutir « dans les quatre semaines suivant la mise en place du paiement. » Mais l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Juvénal Habyarimana va déclencher la mécanique du génocide, assemblée patiemment au cours des années précédentes par le régime. Le 2 mai, alors que les massacres se multiplient, la DGSE met clairement en cause la garde présidentielle et les milices hutu. Elle résume aussi, en termes polis, l’intenable position de la France : « Toute action spécifique au Rwanda est en fait confrontée à un véritable dilemme : comment aider le Rwanda – notamment sur le plan politique – alors que le seul interlocuteur véritablement représentatif de l’ethnie majoritaire, le gouvernement intérimaire, a une responsabilité patente dans les massacres actuels ? » Un gouvernement formé après la mort du président Habyarimana, au sein même de l’ambassade de France à Kigali, et que Paris va soutenir envers et contre tout.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024