Fiche du document numéro 27608

Num
27608
Date
Mercredi 24 février 2010
Amj
Taille
66825
Sur titre
Enquête
Titre
Un étrange miraculé
Nom cité
Mot-clé
Résumé
Portrait of Wenceslas Munyeshyaka, "the priest with the bulletproof vest".
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
C'est un curé hors norme. Une vedette - du moins à Gisors (Eure), bourgade du Vexin normand, municipalité
communiste, où le prêtre rwandais Wenceslas Munyeshyaka est installé depuis juin 2001. Les paroissiens l'adorent.
Son ami Gérald, patron du studio photo de la rue de Vienne, en a même fait, en 2006, une carte postale : en soutane
blanche, l'ancien abbé de Kigali pose, souriant, à l'intérieur de l'église Saint-Gervais-Saint-Protais. C'est dans cette église
que nous l'avons salué, un dimanche de novembre 2009, à la fin de la messe qu'il venait de célébrer.
Une autre photo de l'abbé existe. Moins convenue. Elle a été publiée par Témoignage chrétien, en janvier 2007. Sur ce
cliché, le prêtre ne porte pas la soutane, mais un gilet pare-balles. A ses côtés, un militaire. Les deux hommes sont
visiblement en bons termes. La photo a été prise à Kigali, par l'AFP, à la fin du printemps 1994. En plein génocide. "Un
prêtre bien encombrant", résumait l'hebdomadaire.
Le Père Wenceslas Munyeshyaka, ancien curé de l'église de la Sainte-Famille est, à sa façon, un champion de la chose
judiciaire : il est le premier Rwandais résidant en France contre lequel une plainte a été déposée, en juillet 1995, pour son
implication présumée dans le génocide des Tutsi. Il est aussi le seul, avec son compatriote Laurent Bucybaruta, ancien
préfet de la région de Gikongoro, à avoir été formellement accusé par le Tribunal pénal international pour le Rwanda
(TPIR).
En septembre 2007, un mandat d'arrêt était lancé par le TPIR contre lui. Sans plus d'effet que celui délivré, fin 2005, par
les autorités judiciaires rwandaises - qui ont condamné Wenceslas Munyeshyaka par contumace, en 2006, à la prison à
perpétuité. En France, bien qu'incarcéré brièvement à deux reprises, en 1995, puis en 2007, le curé de Kigali n'a toujours
pas été jugé. La Cour européenne des droits de l'homme a d'ailleurs condamné la France, en 2004, pour sa
"méconnaissance du principe du délai raisonnable" dans l'instruction de l'affaire. En clair : pour son exceptionnelle
inertie.
"Je n'ai rien à vous dire : la presse, je m'en fiche ! Je répondrai à la convocation du juge, quand il y en aura une...",
lâche le prêtre rwandais, ce dimanche de novembre. "Je répondrai au juge, qui est le seul représentant du peuple
français", répète-t-il, pressé de quitter l'église de Gisors. "Comme prêtre, il est plus près de Dieu que moi. Il fait ce que
lui dicte sa conscience, commente une paroissienne. Ce n'est pas à moi de le juger." Le fait que Wenceslas Munyeshyaka
soit poursuivi par le TPIR a pourtant ému une poignée de fidèles. Dès sa nomination, André Guillon et son épouse ont
quitté l'équipe pastorale qu'ils contribuaient à animer. "Tant que le doute n'est pas levé, il y a un devoir de prudence. On
aurait compris que l'Eglise, ayant à gérer cette affaire, le mette à l'écart, dans l'attente du jugement", regrette le couple
de retraités.
C'est à la demande du Père Jacques David, alors évêque d'Evreux, avec l'appui de la Conférence des évêques de France,
que Wenceslas Munyeshyaka a été nommé prêtre coopérateur et aumônier diocésain des scouts de France. Le procès
intenté au "Frère Wenceslas" n'est "d'aucune manière entravé par l'Eglise", assure l'église locale.
Le 4 juillet 1994, à la veille de la prise de la capitale par le Front patriotique rwandais (FPR), Wenceslas Munyeshyaka
gagne le nord du pays. Son supérieur, l'archevêque de Kigali, Vincent Nsengiyumva, pilier du régime Habiyarimana, a été
exécuté par le FPR dès le mois de juin. Wenceslas Munyeshyaka, proche de l'archevêque, a-t-il été exfiltré par les
militaires français de l'opération "Turquoise", comme on le murmure dans les milieux ecclésiastiques ? Il réussit, en tout
cas, à passer la frontière et à gagner Goma, au Zaïre (aujourd'hui Congo-RDC). Il y retrouve quelques-uns de ses
collègues rwandais : plus de trente prêtres et une soixantaine de grands séminaristes exilés, ainsi que bon nombre de
religieux ont été accueillis dans la ville zaïroise par l'évêché local.
C'est de Goma, le 2 août 1994, que l'abbé Wenceslas Munyeshyaka et vingt-huit autres prêtres des diocèses du Rwanda
adressent leur fameuse lettre au pape Jean Paul II. Sous leur plume, la folie meurtrière des génocidaires est appelée
"courroux du peuple". Parmi les Rwandais "courroucés", figurent, reconnaissent-ils, "ceux qui comptaient parmi nos
meilleurs chrétiens". L'abbé Munyeshyaka, né de père hutu et de mère tutsi, fait-il partie des assassins ou de leurs
complices ?
"Je sais ce dont on l'accuse. Mais j'ai aussi entendu dire qu'il avait sauvé des vies", commente Mgr Jacques David. "Je
n'ai jamais affirmé qu'il n'avait rien fait durant le génocide, insiste l'ancien évêque, aujourd'hui à la retraite. Ce qu'il a
fait, je l'ignore : c'est à la justice de le dire. En attendant, on n'a pas à le traîner dans la boue."
Considéré comme l'un des protecteurs de Wenceslas Munyeshyaka, Mgr David, membre d'une mission épiscopale
envoyée au Rwanda durant l'été 1994, a agi, explique-t-il, à la demande des responsables parisiens des Pères blancs. En
leur nom, il obtient l'accord de l'administrateur apostolique de Kigali pour que Wenceslas Munyeshyaka puisse venir en
France. "Ce sont les Pères blancs qui ont pris la suite des opérations", précise Mgr David.
Muni gracieusement d'un visa long séjour et d'un billet d'avion pour la France, Wenceslas Munyeshyaka reste peu de
temps à Paris. Il voudrait y faire des études, mais le chanoine chargé de l'accueil des religieux étrangers s'y oppose,
estimant qu'il doit d'abord se "remettre à niveau, au niveau pastoral".
Le Père Wenceslas, qualifié de "nouveau Touvier" par la revue Golias, est d'abord envoyé en Ardèche, puis dans l'Eure. Il
est fraternellement accueilli - à l'instar des autres religieux étrangers en escale dans l'Hexagone.
Ces prêtres, insérés dans une équipe pastorale, sont hébergés et nourris gratuitement. Ils bénéficient d'une modeste
indemnité, "inférieure au smic", note Jean Mpisi dans Prêtres africains en Occident (L'Harmattan, 2008). La
comparaison s'arrête là. "Hormis quelques cas particuliers (réfugiés politiques avérés ou autres), les prêtres africains ne
sont pas invités à s'engager ad vitam aeternam pour une paroisse française", précise Jean Mpisi.
Or Wenceslas Munyeshyaka, en France depuis bientôt seize ans, ne fait pas partie des "réfugiés politiques avérés". A
l'Office de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), auquel il s'est adressé à trois reprises, son dossier est bloqué.
Privé du statut de réfugié - qui le mettrait à l'abri d'une extradition vers la Tanzanie (où siège le TPIR) ou vers le Rwanda
- le curé au gilet pare-balles est un étrange miraculé. Pour l'éternité ?

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