Fiche du document numéro 27553

Num
27553
Date
Jeudi 17 décembre 2020
Amj
Taille
142375
Titre
France-Rwanda : Natacha Polony sera jugée pour propos négationnistes
Soustitre
Après avoir déclaré sur France Inter, qu'au Rwanda pendant le génocide de 1994, il n'y avait « ni méchants, ni gentils », la chroniqueuse Natacha Polony sera jugée pour « contestation de crime contre l'humanité». Une première en France depuis que la loi de 2017 interdit de remettre en cause le génocide au Rwanda.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Editorialiste sur un grand média national est une vocation qui conduit parfois à des imprudences. Surtout pour ceux qui, comme dans la fable de La Fontaine, « caquetant au plus dru/parlent de tout et n’ont rien vu ». La journaliste Natacha Polony aurait été bien inspirée de se souvenir du sort réservé au petit primate trop bavard dans le Singe et le Dauphin.

Car les propos surprenants qu’elle a tenus en mars 2018 sur France Inter lui valent, comme l’a révélé mardi l’hebdomadaire Jeune Afrique, d’être renvoyée devant la justice pour propos négationnistes concernant le génocide des Tutsis au Rwanda. Mise en examen pour « contestation de l’existence du crime contre l’humanité ». Une première juridique pour une journaliste française. Du moins, depuis que la loi française condamne de tels propos.

« Salauds contre salauds »



C’est le cas depuis 2017 : il aura fallu attendre vingt-trois ans pour que la France applique au génocide de 1994 au Rwanda les mêmes règles qui valent pour la Shoah. Natacha Polony l’ignorait peut-être. La chroniqueuse de l’émission « Le grand face-à-face », animé par Ali Baddou chaque samedi sur France Inter, n’est pas censée être une spécialiste du Rwanda. Et en principe, personne ne lui imposait de donner son avis sur un génocide qui s’est déroulé à 9 000 km d’ici, il y a plus de vingt-cinq ans. Mais c’est la règle des talk-shows entre chroniqueurs ou éditorialistes, que de se risquer parfois à des déclarations sans filets, comme si le conditionnel ou l’aveu d’ignorance relevaient de la défaite oratoire. Reste que le « bluff » peut se révéler périlleux.

Ce 18 mars 2018, sur France Inter, face à l’essayiste Raphaël Glucksmann, le « duel » tourne même au malaise. Lorsque Natacha Polony déclare en évoquant le génocide au Rwanda : « Il est nécessaire de regarder en face ce qui s’est passé à ce moment-là et qui n’a rien finalement d’une distinction entre des méchants et des gentils. Malheureusement, on est typiquement dans le genre de cas où on avait des salauds contre des salauds. »

Raphaël Glucksmann semble estomaqué, bredouille quelques phrases indignées. Lui justement connaît bien le sujet pour avoir réalisé un documentaire, Tuez-les tous !, diffusé en 2004 et qui ne souffre d’aucune ambiguïté sur qui étaient les « méchants » et les « gentils », les « salauds » et leurs innombrables victimes.

Décomplexée



Les propos de Natacha Polony font en tout cas bondir Ibuka, l’association des rescapés du génocide, dont la branche française va déposer la plainte qui a conduit aujourd’hui à renvoyer la journaliste devant la justice. On le sait, tout génocide entraîne, comme en effet miroir, son négationnisme. En ce qui concerne le Rwanda, il s’est exprimé de façon d’autant plus décomplexée qu’il s’agit d’une solution finale lointaine, de surcroît africaine.

Par ignorance ou indifférence, des dessinateurs de presse, des humoristes y ont involontairement souscrit. Et c’est d’ailleurs un sketch « humoristique » diffusé sur Canal + en 2013 qui a conduit l’avocat Richard Gisagara et Annick Kayitezi, tous deux rescapés du génocide et installés en France, à se battre pour obtenir en 2017 la modification de la loi sur la presse en l’élargissant au déni du génocide du Rwanda.

Reste que si des humoristes ou des dessinateurs de presse peuvent plaider la maladresse, c’est plus délicat pour des journalistes ou des essayistes. D’autant plus que certains, comme le journaliste et écrivain Pierre Péan, décédé en 2019, ont revendiqué ouvertement leur volonté de « réviser l’histoire ».

Clichés racistes



C’était d’ailleurs l’objectif avoué du livre Noires fureurs, blancs menteurs, publié par Péan en 2005 et qui reprend à son compte bien des clichés racistes visant les Tutsis, dans la lignée « des penseurs antisémites des années trente » rappelait cet été une émission de France Culture.

Les associations, comme SOS Racisme, qui avaient intenté un procès à Péan ont cependant été définitivement déboutés par un jugement de la Cour de cassation en 2009. « On ne refait pas l’histoire mais ce procès a de toute façon eu lieu avant la loi de 2017 », fait remarquer Me Richard Gisagara.

Interrogée par le juge en juillet, Natacha Polony reconnaît « avoir tenu des propos litigieux » mais conteste le sens qu’on leur a attribué. Rappelant qu’elle avait affirmé « que le génocide avait bien existé», elle précise alors que « ses propos visaient les dirigeants ».

« Double génocide »



Ce seraient donc les « dirigeants » des deux côtés, celui des bourreaux et celui des victimes, qu’elle considère comme des « salauds » ? On devine comment pourrait s’articuler sa défense. Reconnaître que le régime en place a bien mené un génocide, tout en affirmant que ceux qui l’ont arrêté, la rébellion tutsie du Front Patriotique Rwandais (FPR), sont eux aussi des « méchants ». Ce ne serait pas la première fois que de tels arguments sont assénés.

Plus les années passent, moins il est aisé de nier la réalité du génocide des Tutsis du Rwanda. Mais il reste possible d’en minorer l’importance par la thèse du « double génocide » : lors de son avancée entraînant la fuite du régime génocidaire, le FPR aurait commis des exactions de masse, qui se seraient répétées deux ans plus tard, lorsqu’il aurait franchi la frontière avec le Zaïre (devenu depuis république démocratique du Congo) pour démanteler les camps de réfugiés où les forces génocidaires s’étaient reconstituées. Personne ne nie le grand nombre de morts pendant ces périodes d’affrontements. Ça n’en fait pas pour autant un nouveau « génocide ».

Et malgré l’acharnement des thèses complotistes qui évoquent régulièrement des « rapports cachés de l’ONU » ou découvrent sans cesse de nouveaux témoins à charge ayant miraculeusement retrouvé la mémoire, rien n’est jamais venu attester la véracité de ce « double génocide », nouveau cache-sexe du négationnisme.

Ecrits de Pierre Péan



Aujourd’hui, rares sont d’ailleurs les médias qui y accordent le moindre crédit. Avec une exception notoire : celle du magazine Marianne dont Natacha Polony est la directrice de la rédaction. Ce sont aussi les pages de ce mensuel qui accueillaient régulièrement les écrits de Pierre Péan sur le Rwanda. Et c’est l’avocat qui avait défendu Péan contre SOS Racisme qui sera le conseil de Natacha Polony.

Ça tombe bien. Jean-Yves Dupeux est un spécialiste du droit de la presse. Mais il a aussi été amené à défendre deux Rwandais soupçonnés de participation au génocide par la justice française. Le docteur Sosthène Munyemana a été renvoyé en 2018 devant les assises, mais a fait appel et n’a pas encore jugé. En revanche, Me Dupeux a obtenu, en octobre 2015, le non-lieu pour le père Wenceslas Munyeshyaka, premier ressortissant rwandais visé par une plainte en France en 1995.

Accusé de viols et d’avoir livré des Tutsis aux miliciens alors qu’il était le vicaire de l’Eglise de la Sainte Famille à Kigali en 1994, il a été innocenté « faute de charges suffisantes » même si les juges ont noté l’ambiguïté de son comportement. Après avoir fui au Zaïre à la fin du génocide, ce prêtre avait également cosigné une lettre adressée au pape Jean Paul II, qui niait l’existence de l’extermination des Tutsis. Mais à l’époque, le négationnisme le plus brutal pouvait encore s’exprimer en toute impunité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Maria Malagardis

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024