Fiche du document numéro 27485

Num
27485
Date
Mercredi 2 décembre 2020
Amj
Taille
419581
Titre
À bâtons rompus sur le génocide des Tutsi du Rwanda
Sous titre
EXCLUSIF SENEPLUS - Pourquoi les négationnistes semblent reprendre du poil de la bête ? De quoi l'indifférence de l'Afrique sur ce sujet est-elle le nom ? Conversation entre l'écrivain Boubacar Boris Diop et Jean-Pierre Karegeye, auteur et enseignant
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation

Jean-Pierre Karegeye enseigne aux Etats-Unis. Il a beaucoup publié sur la littérature francophone africaine, sur le génocide des Tutsi, sur les enfants-soldats et sur l’extrémisme religieux. Il vient de co-diriger un ouvrage collectif, Religion in War and Peace in Africa (Routledge, 2020). Il s’intéresse aussi aux cadres théoriques et aux dimensions éthiques des œuvres de témoignage.

Il s'entretient ici avec son ami Boubacar Boris Diop, écrivain sénégalais, auteur de Murambi, le livre des ossements, roman sur le génocide des Tutsi du Rwanda, sujet auquel il a par ailleurs consacré de nombreux articles au cours des vingt dernières années.

Boubacar Boris Diop : Jean-Pierre, de temps à autre le génocide des Tutsi du Rwanda revient au-devant de l'actualité mais de manière très furtive. Et assez souvent c'est pour en relativiser l'importance, voire en réécrire l'histoire à l'occasion de la sortie d'un film ou de la parution d'un livre si ce n'est au détour d'un événement politique tel que l'arrestation récente de Paul Rusesabagina. Voilà pourquoi depuis quelque temps, j'ai envie de poser aux amis rwandais avec qui je discute de leur pays une question très simple, une question tenant en peu de mots : « Que se passe-t-il ? Pourquoi les négationnistes que l'on n'a pas entendus pendant des années semblent-ils soudain reprendre du poil de la bête ? » J'aimerais avoir le ressenti de l’intellectuel rwandais que tu es, concerné au premier chef par cette tragédie et par ailleurs connu pour avoir beaucoup réfléchi et écrit sur le génocide des Tutsi du Rwanda.

Jean-Pierre Karegeye : Merci beaucoup, Boris. J’aimerais commencer par la dernière partie de ta question, le constat relatif à l'intellectuel rwandais que je suis. Chacun le comprendra aisément, ma perception du Rwanda ne peut pas être celle d’un chercheur se tenant à bonne distance de l’objet à observer. Cela m'est impossible. J’habite le Rwanda autant que le Rwanda m'habite avec son passé et son présent où s'entrecroisent les horreurs du génocide et les espérances de tout un peuple. J'ajouterai même que le destin de ma patrie me hante et que je me sens comme chacun de mes compatriotes en supplément d’âme du Rwanda en perpétuelle régénération. « Que se passe-t-il ? », dis-tu. Ta perplexité fait écho à celle de l’historien rwandais, José Kagabo, qui, s'interrogeant sur l’héritage du génocide, posait la question suivante : « Où est passé ce qui s’est passé en 1994 ? ». C’était en 2014, dans son introduction au numéro spécial de la revue Les Temps Modernes sur le génocide des Tutsi. En liant les deux questions, la tienne et la sienne, on en arrive à ce constat : après le génocide, le négationnisme. Je me rends aussi compte que le plus jamais ça reste un vœu pieux, que le monde, l’Afrique, et les pays voisins du Rwanda n’ont rien appris de cette immense tragédie. Ce qui est dangereux, c’est la haine contre les Tutsi qui déferle dans la région des Grands Lacs. La pyramide de la haine ou de la discrimination créée par la Ligue anti-diffamation montre justement un lien entre le génocide et la haine.

Boubacar Boris Diop : La Ligue anti-diffamation est née pour combattre l’antisémitisme. Peux-tu élaborer un peu plus sur la pyramide de la haine au Rwanda même ?

Jean-Pierre Karegeye : Oui, la Ligue anti-diffamation, créée en 1913 par Sigmund Livingston, lutte historiquement contre l’antisémitisme et s’engage dès lors pour la promotion de la justice et le traitement équitable à tous. Sa pyramide de la haine ou de la discrimination se construit sur cinq niveaux partant de la haine ou des biais culturels jusqu’ au sommet où l’on retrouve le génocide.

Je pense aussi qu’on ne peut pas séparer la haine du négationnisme. Un des mérites de cette organisation est son engagement pour des lois qui punissent les crimes de haine. Elle a poussé par exemple à l’adoption de la loi américaine de 2009 sur la prévention des crimes de haine.

Nier le génocide, c’est continuer à harceler les survivants partout où ils sont. Comme on dit en anglais, c’est ajouter l'insulte à la blessure. Plus que l’insulte, le négationniste remue la même machette sur les plaies des survivants non encore cicatrisées.

Boubacar Boris Diop : Cela me plonge très sincèrement dans une profonde perplexité. J’aimerais qu’on revienne sur ce point, je veux dire sur le négationnisme à la fois décomplexé et insidieux sévissant à l'heure actuelle. Pourquoi maintenant ? Et pourquoi avance-t-il soudain la tête haute ?

Jean-Pierre Karegeye : C’est un fait que le négationnisme avance aujourd'hui à visage découvert. Il est vrai qu’avec la victoire du Front Patriotique Rwandais, la création du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, les génocidaires ont dû faire profil bas, ils ont en quelque sorte hiberné en attendant des jours propices pour repasser à l'offensive. Ou peut-être avons-nous sous-estimé leur travail souterrain. Les médias sociaux leur donnent aujourd'hui une grande visibilité et cela permet de constater, près de trois décennies plus tard, que l’indifférence du monde pendant le génocide est restée intacte.

Boubacar Boris Diop : Pourtant, comme sans doute beaucoup de personnes ayant travaillé sur le génocide des Tutsi du Rwanda, j'ai eu la certitude à un moment donné que la question de savoir qui étaient les bourreaux et qui étaient les victimes au Rwanda avait été définitivement réglée… Était-ce une illusion ?

Jean-Pierre Karegeye : Pas forcément. On peut dire qu'au moins était clairement tracée la ligne de démarcation entre le bourreau et la victime. Cela renvoie à Primo Levi, qui est clair là-dessus : « L’oppresseur reste tel, et la victime aussi : ils ne sont pas interchangeables » Ce qui a créé les deux catégories, c’est le génocide en soi. La confusion ou le renversement de rôles est une des stratégies du négationnisme. Ce qui demeure, par contre, c’est ce négationnisme qui est une mue des intentions génocidaires. Bien que cela paraisse paradoxal, le négationnisme est une des preuves du génocide. Il affirme ce qu’il nie. En d’autres termes, il n’y aurait pas eu de négationnisme, s’il n’y avait pas eu de génocide. Le négationnisme ne naît pas du néant.

Boubacar Boris Diop : Quel rôle faut-il attribuer à la recherche dans cette prise de conscience ? Comment juges-tu les investigations et le travail de clarification des artistes de diverses origines et des intellectuels venus de tous les horizons du savoir ?

Jean-Pierre Karegeye : Pour moi, ce sont avant tout des femmes et des hommes de bonne volonté. Ils ont réagi à la tragédie rwandaise en se plaçant au niveau humain le plus élevé. Nombre d'entre eux ont joué un rôle décisif. Je pense par exemple au projet « Ecrire par devoir de mémoire » et à ton roman, Murambi. Le livre des ossements, celui de Koulsy Lamko, La phalène des collines ainsi qu'aux publications des chercheurs et témoignages des survivants et survivantes. Je crois que les livres de fiction issus du projet « Ecrire par devoir de mémoire » ont énormément participé à l’enseignement du génocide dans les universités européennes et américaines.

Mais le statut d’intellectuels ou d’artistes ne compte pas tant que cela, ce sont avant tout des « humains de bonne volonté ». D'ailleurs, nous savons tous que des intellectuels et artistes ont participé au génocide et que d’autres sont devenus des chantres du négationnisme. Léon Mugesera est docteur en linguistique formé à l’université Laval de Québec et Ferdinand Nahimana, co-fondateur de la sinistre RTLM, la radio des mille collines, est docteur en histoire de l’Université Paris-Diderot. Charles Onana est aujourd’hui docteur grâce à ses tropismes négationnistes. Il a soutenu sa thèse à Lyon en 2017 sur l’Opération turquoise. Il y aurait beaucoup à dire sur les rapports entre le génocide, d’une part et la rationalité, l’éthique et l’esthétique, d’autre part.

Boubacar Boris Diop : Le fait est que le génocide de 94 a fini par être connu de tous quasi dans ses moindres péripéties et qu'à partir de cet événement, la séquence historique inaugurée par les premières tueries de 1959 au Rwanda nous a révélé tous ses secrets. On peut en déduire que le massacre de plus d'un million d'êtres humains a fini par s'imposer à la conscience universelle comme une réalité massive, indéniable...

Jean-Pierre Karegeye : Je sens dans tes propos comme une volonté de rester malgré tout optimiste vis-à-vis de l'espèce humaine. Je ne partage pas ton optimisme, selon moi l'idée que l'humanité a fini par prendre la mesure du génocide des Tutsi est à relativiser. La prise de conscience des horreurs du génocide a surtout été rendue possible par la victoire du Front Patriotique Rwandais (FPR). Cette victoire n’était pas seulement militaire, elle a aussi mis à nu les mensonges et contrefaçons de l’idéologie génocidaire, condamnant ses théoriciens à rester sans voix face au témoignage du survivant devenu discours légitime, véridique et accepté de tous. La victoire du FPR était d'abord celle du sens. A quel moment serait-elle apparue, cette conscience universelle ? Quand on a reconnu officiellement qu’il y a eu un génocide au Rwanda et mis en place un Tribunal Pénal International ? C’était, encore une fois, après la victoire du FPR. La conscience universelle ne nous a jamais interpellés sur le génocide des Herero en Namibie par les Allemands, pour ne citer que cet exemple. Mais je ne désespère pas. La conscience universelle sur le génocide se forme, entre autres, à travers l’éducation aux valeurs autant que par la lutte commune contre le négationnisme.

Boubacar Boris Diop : Quels sont les lieux et modalités de la négation du génocide des Tutsi ?

Jean-Pierre Karegeye : Il y en a plusieurs. Au moins cinq. De façon générale, la première forme du négationnisme est exprimée par la notion de guerre interethnique. Il s’agit d’une théorie qui fait du génocide un affrontement violent entre communautés. La thèse de la guerre interethnique vise à invalider toute idée de planification. Elle efface également la ligne de séparation entre victimes et bourreaux, ce qui lui permet de parvenir à des propositions du genre : « Il n’y a pas les victimes d’un côté et les bourreaux de l’autre ». C’est aussi l’explication de ceux qui ont planifié le génocide. Nier les faits leur a permis de nier leur évidente responsabilité. La deuxième forme explique tout à partir de l'accident d'avion du 6 avril 1994 avec un syllogisme négateur. On opère ici par substitution et analogie et cela s’énonce comme suit : « le FPR a tué le président Habyarimana ; or la mort du président Habyarimana est la cause du génocide » et donc « le FPR est responsable du génocide », il a mis en colère le peuple et celui-ci a eu à cœur de se venger contre les bourreaux, sous-entendu contre les soldats du Front Patriotique Rwandais (FPR) et par extension contre tous les Tutsi. Cette forme de négation ne nie pas nécessairement le génocide, mais cherche les coupables ailleurs. Le troisième axe négationniste comble les limites du deuxième. Face à une reconnaissance du génocide des Tutsi par la communauté internationale, le négationnisme se redéploie subtilement à travers l’inflation des génocides qu’on voit dans les affirmations de « double génocide » ou de génocides multiples, ce pourquoi d'ailleurs Louis Bagilishya parle de « génocide œcuménique ». La quatrième forme du négationnisme est idéologique et institutionnelle. Elle se déploie dans les milieux institutionnels. C’est par exemple la realpolitik qui a empêché l'administration Clinton d’utiliser le mot génocide de peur de se sentir obliger d’intervenir au Rwanda, après la mort de seize soldats américains quelques mois plus tôt à Mogadiscio, en terre africaine donc. C'est le fameux syndrome somalien. Les gouvernements français continuent à nier la responsabilité de l’Etat français. Un cas plus grave est celui de l’église catholique. Il y a ceux qui estiment que l’Eglise est le symbole de toutes les vertus humaines et qu’elle ne peut avoir été directement responsable de quoi que ce soit. En assumant sa responsabilité, elle serait en contradiction avec l’idée de la sainteté de l’Eglise. Heureusement, il est possible de reconnaître les péchés de l’Eglise à travers ses fidèles sans mettre en cause la sainteté du Christ. Je pense que Jean-Paul II et le Pape François n’ont pas eu d’ambiguïté sur les péchés du génocide. Il y a enfin une autre forme du négationnisme qui consiste à nier le progrès au Rwanda ou à s’attaquer à lui, par là où ça fait mal : la négation du génocide.

Boubacar Boris Diop : Moi, ce qui me frappe, c'est qu'on a affaire, entre autres, à un négationnisme en quelque sorte paradoxal, il affirme la réalité de l'horreur bien plus qu'il ne la nie. On ne dit pas que le génocide n'a pas eu lieu, on soutient au contraire que tout le monde a génocidé tout le monde, ce qui fait de la tragédie un jeu à somme nulle. Et bien sûr par vanité, on invoque la liberté d'expression, le courage de dire tout haut ce que les autres marmonnent dans leur barbe. Il est troublant de constater que le négationnisme s’exprime aisément dans les lieux où il devrait être plutôt condamné

Jean-Pierre Karegeye : C’est cela, hélas. Un prêtre catholique impliqué dans le génocide, devenu négationniste, dit encore sa messe sans scrupules ; des hommes politiques, dans les pays voisins du Rwanda, rivalisent, non pas à travers des projets de société, mais dans la dénonciation du Tutsi décrit comme nocif et étranger, dans l’espoir de se faire réélire ; des universités occidentales accueillent des thèses négationnistes, les médias dits mainstream se remettent à nier le génocide, ce qui a été le cas de la BBC qui a diffusé un odieux documentaire.

Boubacar Boris Diop : Ce documentaire de la BBC, justement, Rwanda, the Untold Story qui fait de l'année 2014 une date-repère. Que cela plaise ou non, cette chaine a une réputation d'objectivité qu'elle semble toujours avoir eu à cœur de mériter. En fait, ça ne lui a posé aucun problème d'insulter plus d'un million de morts africains. Mais peu importe finalement que la BBC ait montré, au travers d'une production aussi infâme, à quel point certaines réputations médiatiques peuvent être surfaites ; la seule chose à retenir hélas de la diffusion de ce film insensé, c'est la libération de la parole négationniste, le fait qu'elle s'invite de plus en plus dans les familles. Tu te rappelles d'ailleurs, nous nous sommes tous deux joints à la campagne de protestation initiée par Linda Malvern en vue de ramener à la raison les responsables de la BBC, sans succès, évidemment, parce que ces gens n'ont rien à craindre d'un petit pays africain. Six ans après, les textes et les événements sont là pour montrer que cet épisode médiatique était loin d'être anodin. Il annonçait en fait ce à quoi nous assistons en ce moment, au fait que le négationnisme soit devenu presque politiquement correct dans l'esprit de certains.

Jean-Pierre Karegeye : Oui, Rwanda the Untold Story, est une somme du négationnisme, même s'il n’est pas le seul cas impliquant la BBC. Ce qui a le plus choqué les Rwandais, c’est le manque de mesure de ce documentaire. Le président Kagame qui en général oppose un silence méprisant aux négationnistes, a réagi par des mots qui reviennent dans plusieurs de ses discours avec quelques variantes : Avec chaque défi mis sur notre chemin, nous devenons plus forts, pas plus faibles. Notre corps peut devenir faible mais notre esprit ne le sera jamais. C’est aussi une façon de dire que ceux qui ont mis fin au génocide ne sauraient se laisser impressionner aussi facilement. Pour en revenir au film lui-même, ce que Jane Corbin a fait est répugnant. Elle a profané la mémoire du génocide, pourtant considérée par les Nations-Unies comme un de moyens de la prévention du génocide. Juste un exemple ! « Murambi », c’est le titre de ton roman parce que l’histoire de cette école, je m’imagine, ne pouvait pas te laisser indifférent. Jane Corbin a visité le même site pour son documentaire. Elle était accompagnée par un survivant du génocide qui ignorait tout du projet négationniste de la journaliste. Le survivant s’est mis à témoigner en montrant les restes des enfants et des femmes tués après avoir été violées. Sous forme de remarque, Corbin s’est mise à se plaindre de la présence macabre et étrange des corps des victimes. Exprimait-elle sa compassion et le besoin de voir les restes des corps être enterrés dans la dignité ? Le rescapé ne l’entendait pas ainsi. Il a expliqué qu’il y avait des gens qui doutaient encore de la réalité du génocide et avaient besoin de voir ce qui s’était passé en 1994. En effet, un proverbe Kinyarwanda avertit : « Urusha nyina w’umwana imbabazi aba ashaka kumulya » – littéralement, Celle/celui qui montre plus de compassion qu'une mère essaie de manger l'enfant. Le discours « éthique » de Corbin au rescapé et dans un tel lieu était un prélude à la négation du génocide. En effet, elle a utilisé les chiffres des victimes de Murambi, entre autres, pour exprimer des doutes sur les statistiques du génocide.

Boubacar Boris Diop : Tu as parlé il y a un instant des intellectuels qui se donnent corps et âme dans la falsification de l'histoire du génocide des Tutsi. Je peux citer Reyntjens en Belgique, Erlinder aux USA et un certain Philpot au Canada. La liste n'est hélas pas exhaustive. Je vois dans leur attitude un refus marqué de retenir les leçons de l'histoire. Tout le contraire du choix fait par Brecht de mettre en garde l'humanité après la défaite du nazisme et déclarant en un mot devenu fameux qu'il ne faut pas chanter victoire hors de saison avant d'ajouter, pour se faire plus précis : car le ventre est encore fécond d'où est sortie la bête immonde. La bête immonde désigne, bien sûr, tous les nazismes, toutes les logiques d'extermination. Personnellement, je juge que c'est une énigme, cette haine qui ne désarme jamais. Une amie rwandaise V. m'a raconté que quelques mois après le génocide, à l'époque où Kigali était encore une ville hagarde et blessée, elle a croisé dans la rue un monsieur, une vieille connaissance qui lui a glissé à voix basse, sur un ton glacial, chargé de mépris : Qu'est-ce que vous espériez donc, que nous allions hésiter comme les autres fois à aller jusqu'au bout ? On retrouve dans cet épisode le sentiment d'impuissance des vaincus dont la rancœur est décuplée par la défaite mais aussi leur obsession de la solution finale, la peur de n'avoir pas osé aller jusqu'au bout.

Jean-Pierre Karegeye : C'est très exactement cela. Tous ces gens se sont reproché de n'avoir pas pu tuer tous les Tutsi du Rwanda dès les premiers massacres de 1959. Jusqu'en 1994, pendant trente-cinq ans, ils ont vécu avec le sentiment d'un travail inachevé. Penser à la solution finale, ne suggère-t-il pas que le crime est déjà banal, donc invisible ? Brecht que tu viens de citer, écrivait déjà ceci en 1935 : « Lorsque les crimes commencent à s’accumuler, ils deviennent invisibles. Lorsque les souffrances deviennent insupportables, les cris ne sont plus entendus. » On dirait que l’histoire n'en finit pas de se répéter.

Ce que t'a raconté ton amie rwandaise, c'est tout juste glaçant. On peut s’imaginer ce qu’aurait été mon pays si les génocidaires y étaient aujourd'hui au pouvoir. Ou plutôt on n'ose même pas l'imaginer !

Boubacar Boris Diop : Comment analyses-tu ce phénomène particulier des négationnistes occidentaux que je viens d'évoquer ?

Jean-Pierre Karegeye : Tu en as cité quelques-uns mais il y en a eu bien d’autres par la suite, comme Judi Rever. Pourquoi cet acharnement contre le Rwanda ? Pour l'heure, je me contente de relever que la lecture qu'ont ces universitaires et journalistes occidentaux du génocide se fonde sur du racisme ordinaire, qui participe de ce que le professeur Alexandre Kimenyi appelle « la trivialisation du génocide » ou de ce que Brecht nomme des crimes invisibles. Pourquoi le Rwanda ? Eh bien, c'est simple : parce que le Rwanda se trouve en Afrique. Ce n'est pas tout, certes, mais c'est hélas un des facteurs principaux.

Boubacar Boris Diop : Ils se voient aussi, je crois, en preux chevaliers, presque en martyrs, de la liberté d'expression. Si le sujet n'était aussi grave, on rirait de ces prétentions. Mais il y a une ligne rouge que leur amour de la liberté d'expression ne leur fera jamais franchir. Je veux dire que le vrai courage, ce serait d'en prendre à son aise avec la Shoah et ils ne s'y risqueront jamais. Dans le monde tel qu'il va, la moindre phrase relativisant -- je ne parle même pas de négation -- les souffrances des Juifs leur serait fatale. Et ils ne le savent que trop. Couvrir de crachats les corps d'un million de Tutsi parce qu'on ne court aucun risque à le faire, cela s'appelle de la lâcheté.

Jean-Pierre Karegeye : Sur ce point précis, Aimé Césaire a été très clair. Il observe dans Discours sur le colonialisme que ce que l'Européen ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas l’extermination des Juifs en soi, ce n'est pas, écrit Césaire, le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique. Il aurait pu ajouter que le fait d’avoir organisé ce crime en Occident même écorne un peu plus l'image que l'Occident veut donner de lui-même.

On ne doit dès lors pas s'étonner de l'extrême désinvolture des négationnistes européens dès qu'il ne s'agit pas de leur propre histoire. La totale liberté qu'ils ont d'écrire sur l'Afrique des inepties aux allures savantes, cela fait aussi partie du fameux privilège de l'homme blanc dont il est beaucoup question ces temps-ci. Il est le fondement quasi exclusif du discours qui les a accompagnés lorsqu'ils découvraient l'Afrique, l'inventant au gré de leurs fantasmes et préjugés. Voilà pourquoi l'Européen a plus de respect pour les victimes de Srebenica ou de celles des deux grandes guerres que pour les morts du Rwanda. François Mitterrand savait ne risquer aucun discrédit lorsqu'il a soutenu le régime fasciste d'Habyarimana, allant jusqu'à déclarer à propos du Rwanda : Dans ces pays-là, un génocide ce n'est pas important.

Boubacar Boris Diop : Cette phrase extraordinaire de Mitterrand, rapportée par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, n'a jamais été démentie. Pour moi, c'est la traduction en français du shithole countries d'un certain Donald Trump et quand on y pense bien, c'est beaucoup plus grave. Pour en revenir à Césaire, cette phrase du Discours sur le colonialisme lui a valu des attaques d'une virulence extrême, des accusations d'antisémitisme mais son livre reste hélas aussi actuel qu'en 1954... Lorsqu'on a voté en France la Loi sur les aspects positifs de la colonisation, Césaire lui-même a publiquement invité les députés du Palais-Bourbon à relire Discours sur le colonialisme. Intéressant, non ?

Jean-Pierre Karegeye : A propos de ces accusations contre Césaire, une clarification s'impose. Le poète martiniquais n’a jamais laissé place dans sa pensée à la moindre ambiguïté sur l’Holocauste. Il parlait des pratiques coloniales. Il a aussi un entendement universel de la condition du Nègre. Dans Cahier d’un retour au pays natal, tout en s'affirmant profondément nègre, il opère une identification avec toutes les victimes sur toute la surface de la terre : « Je serai un homme-juif, un homme-cafre, un homme-hindou-de-Calcutta, un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas » Dans une autre strophe, il se veut « un homme-pogrom.» Donc, il comprend bien la question juive. Il montre plutôt que l’Europe ne s’est jamais repentie de ses crimes et que la Shoah est un aboutissement de l’histoire millénaire de l’Occident. Je suis tenté d’ajouter que l’Occident évoque souvent la Shoah comme si le crime s’était passé ailleurs. Sais-tu par exemple que l’Occident chrétien a longtemps accusé les Juifs d’être un peuple déicide ? Bien longtemps avant la Shoah, c’est-à-dire dès le VIIe siècle et ce jusqu’en 1959, l’Eglise catholique priait, chaque Vendredi Saint, pour « les Juifs perfides »

Boubacar Boris Diop : Dirais-tu aujourd'hui que la lecture de Césaire t'a permis de mieux comprendre la mécanique génocidaire ?

Jean-Pierre Karegeye : Je peux le dire ainsi, Césaire est important pour analyser le génocide colonial, établir le lien entre le génocide contre les Tutsi et la condition nègre. Césaire m’a aussi permis de comprendre le « pseudo-humanisme » de l’Occident et de réaliser qu'il n’a tiré aucune leçon des génocides qui prennent racine, entre autres, dans le dogme de la race pure. C’est là d’ailleurs qu’on retrouve des lieux de dialogue entre la Shoah et le génocide contre les Tutsi. Outre Césaire, la Shoah et l’histoire de l’antisémitisme sont à mes yeux incontournables pour comprendre la mécanique génocidaire.

Il y a un autre point sur lequel j'aimerais insister, il concerne des chercheurs comme Filip Reyntjens, qui sont de la vieille école et se contentent en fait de recycler la « bibliothèque coloniale », pour reprendre ici l'expression de Mudimbe. Aussi étonnant que cela puisse paraître à un esprit rationnel, le projet d'extermination des Tutsi s'est appuyé sur les récits ethnologiques des siècles derniers, récits qui ont érigé Hutu, Tutsi et Twa en objets inertes de recherche scientifique. Ce n'est évidemment pas tout, car certains étaient au mieux avec le régime de Habyarimana. Il faut de nouveau mentionner Reyntjens, qui a participé à la rédaction de la Constitution du Rwanda qui était aussi odieuse que celle des tenants de l'apartheid en Afrique du Sud. La défaite d’un tel régime est aussi celle de la pensée coloniale et condescendante qui l'a idéologiquement crédibilisé. Des intellectuels de la vieille école, comme Reyntjens, n'acceptent pas que la roue de l'Histoire ait tourné en leur défaveur. Ce nouveau Rwanda où ils ont perdu tous leurs privilèges leur est tout simplement insupportable. Beaucoup de journalistes et de chercheurs n’existent qu’à travers leur dérisoire « invention » de l’Afrique. Judi Rever, Robin Philpot et quelques autres savent bien que sans leur négation du génocide, ils n'existeraient pas. Si on enlevait le mot « Rwanda » de leurs écrits, il n'en resterait rien. Ils s’inventent en inventant l’Afrique. Qui parle encore de Pierre Péan et Stephen Smith ?

Boubacar Boris Diop : Personne, bien évidemment. Il n'y a déjà plus rien à dire sur ces gens. Intéressons-nous à présent à la lecture du génocide des Tutsi au Rwanda par les intellectuels Africains. Ne devrait-on pas parler dans leur cas de silence -- un silence gêné -- plutôt que d'un négationnisme actif ? Je veux dire par là que si on exclut les pays directement concernés par la tragédie, Rwanda, RDC et Burundi, presque aucun intellectuel africain n'a quelque chose à dire sur le sujet. Rwanda, écrire par devoir de mémoire que tu as mentionné, est une exception, qu'il faudrait d'ailleurs relativiser à bien des égards. En vérité, aujourd'hui encore, presque trente ans plus tard, quand je parle du génocide des Tutsi dans les universités africaines, les plus jeunes ne savent absolument pas de quoi il est question et leurs profs n'ont que de vagues souvenirs d'images télévisées des massacres de 94, rien de plus. Comment expliquer une telle indifférence ? Je me réfère souvent, en désespoir de cause, à ce que Mongo Beti appelle l'habitude du malheur. Cela a du sens mais on ne saurait s'en contenter. Je crois que les raccourcis de l'afropessimisme sont pour beaucoup dans l'image que l'Afrique renvoie au monde. Quoi qu'il arrive sur le continent, on le met sur le compte des tares congénitales des Africains et quasi jamais en rapport avec des mécanismes sociaux et politiques précis. Le génocide des Tutsi est ainsi lu comme une histoire de Noirs s'entretuant une fois de plus sans autre raison qu'un goût atavique du sang. Cela signifie : rien de nouveau sous le soleil.

Jean-Pierre Karegeye : Ton observation sur les intellectuels africains est importante, car nous avons notre part de responsabilité, ne serait-ce que par notre silence pendant et après le génocide... Je ne suis pas de ceux pour qui les sauveurs des sauvages sont l'unique cause de tous nos maux. Tu viens d'ailleurs de répéter ce que tu as écrit dans L’Afrique au-delà du miroir à savoir -- je cite de mémoire -- que « parmi les rares cris d’indignation entendus pendant le génocide, pas un seul ou presque n’est venu d’Afrique. » Selon Eboussi Boulaga, ce silence des Africains tient au fait que nous ne sommes pas habitués à valoriser nos propres vies. Le fait est que beaucoup d’Africains ont une lecture désincarnée des événements qui surviennent sur le continent. Qu'est-ce qui retient le plus l'attention des intellectuels africains ? Un discours de Macron sur la francophonie ou sur l’Afrique, un tweet de Trump sur la fraude électorale aux Etats-Unis les interpelle bien plus que des sujets tels que le négationnisme, l’extrémisme religieux sévissant dans plusieurs pays africains, la question anglophone au Cameroun, la guerre actuelle en Ethiopie, pour ne parler que des zones de conflits.

Boubacar Boris Diop : Au Rwanda même, où en est le processus de réconciliation ?

Jean-Pierre Karegeye : Après sa victoire politique et militaire, le FPR ne s'est jamais laissé tenter par la moindre idée de revanche. La lutte contre le négationnisme et les idéologies génocidaires est un des piliers de la reconstruction du Rwanda. Il y a par exemple, un fait dont on ne parle pas beaucoup et c'est l'abolition de la peine de mort au Rwanda en juillet 2007. Partout dans le monde, une telle mesure se doit d'être saluée comme une victoire de l'humain : au Pays des Mille Collines, après un génocide, c'est juste exceptionnel. Le message, profondément humaniste et réconciliateur, est le suivant : les extrémistes ont justifié l’extermination de plus d'un million de Tutsi par la mort d’un seul individu, le président Habyarimana. Par cette loi de 2007, il est dit à l'inverse que même le massacre d'un million de personnes ne saurait justifier la mise à mort d’un seul génocidaire.

Je suis fier de voir le peuple rwandais défier ainsi le destin, en résonance avec les choix fondamentaux du président Kagame, parmi lesquels ces trois principes qu’il avait énumérés lors de la XXème commémoration du génocide : « to stay together, to be accountable to ourselves, to think big » (Vivre ensemble, être comptables de nos actes, voir grand.)

Mais on peut vivre ensemble et pardonner sans effacer le passé car comme le dit si justement George Santayana « ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter et à commettre les mêmes erreurs. » Commémorer le génocide, c’est aussi en empêcher la répétition. J’aime bien cette image de Sankofa venue de l’Afrique de l’Ouest, de la culture Akan, je crois, cet oiseau mythique marche ou vole avec un œuf sur son bec et qui garde la tête obstinément tournée vers l'endroit d’où il vient. C'est un sublime symbole de la relation dialectique entre le passé et le futur.

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