Fiche du document numéro 27062

Num
27062
Date
Mercredi 2 avril 2003
Amj
Taille
92812
Titre
Combattantes du sida
Sous titre
Au Rwanda, le sida est devenu cause nationale. Des femmes frappées par la maladie témoignent avec dignité de leur lutte au quotidien.
Mot-clé
Résumé
The disease, which has become a national cause, is expanding, the ultimate legacy of a genocide in which the use of mass rapes has largely contributed to the spread of the virus.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Des femmes très dignes vont parler ici. Des femmes jeunes, apprêtées et coquettes dans des boubous aux couleurs vives ou des chemisiers blancs ; des femmes au regard intense, infiniment triste parfois, infiniment grave. Des femmes condamnées par le sida. Des femmes du Rwanda.
Certaines ne savent pas qu'une guerre gronde sur un autre continent, et que des budgets gigantesques, introuvables pour la santé, paraissent aujourd'hui sans limite pour des fins militaires. Peu leur importe, à elles, si proches de la misère, qui mettent toute leur énergie dans la tâche impérieuse de survivre. Un mois, trois mois, une année, on verra. Vivre encore un peu pour élever leurs enfants ou d'autres orphelins. Pour soigner une mère, un frère, une belle-soeur, une voisine, et leur fermer les yeux. Et organiser un relais pour le jour où elles-mêmes ne seront plus.
C'est cela qui les tient, et cela représente des soucis bien plus importants que les soubresauts de la géopolitique et la cacophonie du monde. Et puis, que ne savent-elles déjà de la guerre, de ses folies, de ses plaies éternelles et de ses maux féroces ? Le génocide qui, en 1994, aboutit à l'extermination d'un dixième de la population rwandaise les a fêlées, elles aussi, au plus profond d'elles-mêmes.
Mais leur guerre à elles, aujourd'hui, s'appelle sida. Ce n'est pas une image. Elles se vivent combattantes. Il leur a fallu faire du chemin pour en arriver là et revendiquer ce statut. Diagnostiquer l'ennemi, accepter de le nommer, ne fut pas le moins rude. Car il y a eu d'abord l'incrédulité, et puis la honte, l'incompréhension, la stigmatisation, le sentiment de culpabilité, l'anéantissement.
Il y a eu aussi la violence du partenaire, ses reproches injustes, ses accusations déloyales, sa lâcheté et sa fuite ; en fait, sa désertion. Il y a eu la solitude extrême, la terreur de l'opprobre, la crainte de la mort. Cette mort étrange, rampante, insidieuse, qui prend peu à peu possession du corps, obsède l'esprit et détruit aussi sûrement que la machette des génocidaires. Cette mort avec laquelle il faut bien vivre.
Les chiffres ne sont ni très précis, ni très récents, qui estiment à 12 % le taux de Rwandais contaminés par le virus du sida, ce taux pouvant grimper à 25 %, voire 30 %, dans certaines zones urbaines. En 1999, plus de 270 000 enfants avaient ainsi perdu un parent, le chiffre des orphelins ne cessant de croître, comme d'ailleurs celui des enfants naissant avec le virus. Mais comment savoir précisément, quand tant de personnes refusent encore de faire le test, et quand tant de familles s'obstinent à mettre les mots réputés plus "convenables" de dysenterie, pneumonie, infection sur la mort d'un proche, fût-elle provoquée par le sida ?
Le fait est que la maladie, devenue cause nationale, est en expansion, ultime legs d'une guerre civile où le recours aux viols massifs, notamment par les militaires, les flux gigantesques de population entre pays voisins, entre camps de réfugiés, l'utilisation barbare d'armes blanches pour tuer, dépecer ou simplement blesser ont largement favorisé la propagation du virus. Sans parler de cet extrême "vagabondage sexuel" qui caractérisa les mois de chaos et d'hébétude qui suivirent le génocide. "Nos familles avaient été décimées, nos maisons détruites ou pillées ; plus rien n'avait d'importance hormis ces étreintes soudaines, violentes et presque anonymes qui nous prouvaient que nous étions en vie. Nous avions survécu à la barbarie, que pouvions-nous craindre d'autre ? Une maladie qui tue dix ans plus tard ?"
Mais entrons chez Clémence, chez Zaïna, chez Médiatrice, chez Spéciose. Accordons-leur un peu d'attention. Ecoutons-les, au moment où les grandes puissances concentrent leurs armes et leur argent sur un nouveau conflit, rappeler que l'on meurt en masse sur le sol africain. Discrètement. Silencieusement. Fatalement. Sans sirènes ni projecteurs. Et sans médicaments. Oui, la trithérapie est inaccessible aux condamnés du Rwanda.
Clémence a 35 ans, un pagne bariolé, un t-shirt kaki, des mains larges et agiles, des yeux immenses, très vifs. Sa maison d'une pièce, en torchis, est située dans l'un des quartiers les plus populaires de Kigali. La porte en est toujours ouverte, donnant sur la rue grouillante, la jeune femme exerçant sur le seuil un petit commerce de poissons et de charbon de bois. Un rapide coup de balai avant qu'entrent les visiteurs, et hop, la voilà assise en tailleur sur une natte, prête à parler, oui, c'est très important, dit-elle.
"Le sida est une maladie si grave... Incomparable. Elle ronge, elle affaiblit, et puis elle tue. Même les plus innocents, même les tout-petits qui ne sont encore que des espoirs dans le ventre de leur maman. Elle bouleverse les quartiers, dévaste les familles, suscite des disputes très graves, et des divisions irrémédiables entre les hommes et les femmes. Ah, je pourrais vous en dire ! Elle ruine aussi ! Tous ces gens infectés ne peuvent plus travailler, tombent dans la misère, et ne peuvent même plus nourrir leurs enfants, petits malades en puissance..."
Clémence a été mariée deux fois, et a eu six enfants. Le premier mari est mort assassiné au cours du génocide. Sans doute était-il porteur du sida. Le second – à l'évidence infecté lui aussi – "galope" quelque part, "parti contaminer d'autres femmes, sans une pensée, sans même l'esquisse d'une aide pour nos enfants". Il n'a pas supporté que Clémence, un jour de 1995, prenne l'initiative de se faire tester, encore moins qu'un diagnostic de séropositivité soit porté. Qu'allait-elle chercher là, hein ? Qu'allait-elle remuer ? Qu'avait-elle besoin de savoir ? De nommer ? Fallait-il qu'elle se sente coupable !
"J'ai tout entendu, dit Clémence. Tout ! Et lui, bien sûr, a refusé de se faire tester et a nié l'évidence, alors qu'il était malade avant même de m'épouser. Il a même prétendu qu'au fond ça ne devait rien changer et qu'il voulait d'autres enfants. Alors j'ai dit non. Assez de dégâts. Nous nous sommes séparés, et lui, furieux, est parti en quête d'autres femmes ! C'est ainsi. Les hommes s'enfuient sans savoir ni vouloir la vérité. Ils ne se retournent même pas".
Clémence est restée seule, avec sa maladie, ses six enfants, dont deux petites filles séropositives. Nikuze, 10 ans, s'est éteinte il y a trois mois. Beata, 11 ans, est sujette à des crises d'angoisse et s'affaiblit peu à peu. "Mais je ne peux pas prononcer devant elle le terme de sida, je ne peux pas. Ce mot écrase. Quand elle me voyait veiller sur Nikuze, elle me demandait, anxieuse : "De quoi souffre-t-elle, maman ?" Je mentais. "Tu vois bien, de nausées." "Mais l'as-tu fait tester ?", reprenait-elle. "Evidemment", disais-je, sans jamais évoquer le résultat. Elle se doute de la vérité. Et quand je la vois, malgré sa fragilité, se concentrer sur ses devoirs, s'affairer si sérieusement à la cuisine, s'occuper de ses frères et soeurs, mon coeur se serre, et je me détourne pour pleurer. Elle est innocente ! Tous ces bébés que nous mettons au monde avec le sida sont innocents ! Qu'allons-nous faire ? Quel mal frappe l'Afrique ?"
Il arrive à Clémence de paniquer. Il lui arrive de s'effondrer. Il lui arrive aussi de se révolter et de vouloir dresser des barricades contre le sida. "Je ne supporte pas que la société jette l'éponge, que les hommes jouent les autruches, et que des jeunes filles couchent sans précaution en prenant le risque de mettre au monde des enfants condamnés. J'ai vécu cela. Il n'y a rien de plus horrible et de plus douloureux !" La jeune femme s'interrompt, plonge la tête dans son tee-shirt pour cacher son visage et sanglote doucement.
"Les gens sont si pauvres ! Perdus pour perdus, pensent-ils... A une jeune maman que je voyais commencer une relation avec un séropositif, j'ai crié : "Pense à moi, regarde mes deux enfants que j'envoie à la tombe !" Cela n'a rien changé : "Je n'ai ni maison, ni activité, ni de quoi me nourrir. Je ne peux pas refuser 5 000 francs pour coucher !" Que lui répondre ? Cela me dégoûte de voir tous ces irresponsables qui savent leur épouse malade et qui couchent à tout va en propageant la maladie. Il
faudrait les arrêter et les punir. Moi, j'ai renoncé à l'amour, ce serait trop coupable. Que Dieu me châtie terriblement si je refais l'amour avec un homme !"
Clémence parle aux autres femmes, témoigne, conseille, supplie. Et entoure son fils de 18 ans de mille préventions. "Tu as eu la chance de naître pur, préserve cette chance ! Pense à tes soeurs ! Protège-toi, mets des préservatifs. Ou plutôt choisis-toi vite une jeune femme à épouser et sois fidèle. Mais méfie-toi ! Même la plus jeune et la plus gentille des filles peut avoir déjà couché avec un vieux ! Prends garde, mon fils ! Le sida est embusqué et traque tous les jeunes Africains".
C'est à Gitarama que l'on rencontre Zaïna, une longue femme ébène, dans un boubou écarlate. Un tissu de même couleur ramasse ses cheveux en un joli turban. Elle a 34 ans, trois enfants, dont le dernier, Souvenir, 3 ans, est séropositif. "Quand j'ai attendu mon premier enfant, à 18 ans, mon mari est parti travailler au Congo et n'est jamais revenu. Je suis donc retournée chez ma grande famille, mon père ayant eu 36 enfants. Mais mon grand frère a trouvé inconvenant que je revienne. Il a voulu se saisir de mon bébé pour le tuer à la machette, ma mère s'est interposée, et c'est elle qui a été découpée. Mon frère s'est enfui temporairement, la famille m'a hébergée. Mais lors du génocide, presque tout le monde a été massacré. Des douze enfants de ma mère, il n'est plus resté que moi et ce frère assassin".
"Je me suis vite mariée à un militaire qui revenait d'Ouganda où il avait laissé une femme, poursuit-elle. Deux enfants sont nés et puis sont morts très jeunes. Une troisième petite fille a survécu, qui a aujourd'hui 8 ans. Et mon mari est parti au front au Congo. Lors d'une de ses visites, j'ai décelé sur son corps des marques qui m'ont inquiétée. A son insu, puisqu'il était impossible d'aborder la question, je suis allée au centre de dépistage, et le test s'est révélé négatif. J'ai cru alors pouvoir concevoir mon petit garçon. C'est quand le père est venu, juste après la naissance, que j'ai vu sa transformation. Mais qu'as-tu donc, ai-je dit avant même qu'il franchisse la porte ? Tu es décharné, affreux !" "En voilà un accueil !", a-t-il répondu. Mais pendant la nuit, j'ai osé prononcer le nom de sida et il a promis de faire le test. Et puis il m'a demandé : "Que ferais-tu, toi, si tu étais séropositive ?". "Je me confesserais, ai-je dit, je ferais confiance à mon Dieu". Il a paru surpris. "Tu ne te suiciderais pas ?" "Certainement pas ! Ce serait un péché !" Cela l'a laissé songeur. "Je sens bien que tu me soupçonnes de porter le sida, a-t-il dit. Alors appelons notre fils Souvenir. Selon le résultat du test, il incarnera le souvenir du bien ou celui du mal". Le test a révélé que Zaïna et son mari étaient séropositifs, et le mari a renvoyé Zaïna en la privant de la moindre ressource. Ils n'avaient, disait-il, plus rien à faire ensemble. Et quelques jours plus tard, Zaïna apprit qu'il avait abattu l'autre femme qui partageait sa vie, avant de mettre fin à ses jours. "Mahomet ne me pardonnera sans doute pas. Peut-être, toi, pourras-tu le faire", a-t-il écrit dans une lettre.
Médiatrice, pour parler tranquillement, a préféré que l'on quitte la maison située dans la campagne de Gitarama pour s'asseoir dehors, au pied d'un bananier. Il y a peu encore, elle se terrait dans sa chambre, ne sortait que la nuit, et se couvrait le visage pour aller consulter. Les voisins ne comprenaient pas que sa mère garde chez elle une grande malade qui déshonorait le quartier, et multipliaient les pressions pour qu'elle élimine sa fille avec de la mort aux rats.
Que n'a déjà vécu Médiatrice dans sa si courte vie ? Confiée à 14 ans à un oncle célibataire afin d'alléger le fardeau d'une ribambelle d'enfants dont la mère esseulée ne venait plus à bout, elle a été violée pendant des années dans le plus grand secret, allant à l'école le jour, subissant la nuit violences et humiliations. Jusqu'au jour où l'oncle, malade du sida, est décédé, faisant à sa soeur, sur son lit de mort, l'ultime aveu du viol.
Il fallut pourtant que la jeune fille soit presque à l'agonie pour que l'on songe à lui faire faire le test du sida. Toutes les maladies opportunistes, notamment la tuberculose, semblaient lui être tombées dessus. Sa mère avait vendu tout ce qu'elle possédait pour payer l'hôpital et il a fallu du temps pour que l'une et l'autre acceptent la réalité, le médecin ayant de son côté caché les résultats du test, craignant que le personnel refuse instantanément tout contact avec la jeune fille. Oui, même à l'hôpital, le sida est la plus grande des plaies.
Clémence, Zaïna, Médiatrice, et puis Spéciose, alitée dans un coin de sa maison de poche et devant sa marmaille, décharnée mais si digne dans sa chemise de nuit rose, un petit collier de perles autour du cou et les lèvres légèrement peintes pour se donner bonne mine... Si vous saviez comme elles veulent témoigner ! Comme elles veulent dire le risque, le drame, l'urgence du dépistage, le devoir de briser le tabou.
Elles ne sont plus seules depuis que l'association François-Xavier-Bagnoud, créée par Albina de Boisrouvray pour venir en aide aux enfants vulnérables, leur a tendu la main au moment le plus critique, et, avec son équipe d'une qualité exceptionnelle, les a écoutées, informées, soignées, et dotées d'une activité capable de générer quelques revenus et donc une certaine indépendance. Elles ne sont plus seules, elles ont repris confiance, encouragées par l'association à former de petits groupes qui s'épaulent mutuellement, se relaient lorsque l'une d'elles fléchit et s'occupent des enfants. Elles se tiennent droites, ces femmes. Aussi longtemps qu'elles peuvent.

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