Fiche du document numéro 27047

Num
27047
Date
Lundi Mars 2010
Amj
Taille
99591
Titre
La responsabilité de la France face à la justice : questions au professeur de droit Géraud de la Pradelle
Soustitre
Juriste international, professeur agrégé de droit français, Géraud de La Pradelle est professeur émérite à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense. En 2004, il préside la Commission d’enquête citoyenne sur l’implication de la France au Rwanda. Il est l’auteur, avec Marie-Laure Niboyet, de Droit international privé chez L.G.D.J. éditeur. Il est également auteur d’Imprescriptible – L’implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux aux éditions Les arènes.
Nom cité
Résumé
Professor Géraud de la Pradelle reacts in particular to Serge Farnel's investigation relating to the direct participation of French soldiers in the genocide of the Tutsi on May 13, 1994.
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Que faut-il attendre du droit suite aux révélations de la participation directe de
soldats français au génocide des Tutsi le 13 mai 1994 au Rwanda ?
Géraud de la Pradelle : Le droit n’est pas un moyen fiable de connaissance. Il est
un discours réducteur qui, certes, conduit parfois à des procédures devant des
juridictions, ces dernières étant des instances susceptibles de contribuer à
dégager une certaine vérité… mais seulement une certaine vérité. Or il ne faut
pas perdre de vue que l’essentiel, c’est l’Histoire, c’est-à-dire la réalité des faits,
la politique étant, elle, l’attitude qu’il convient d’avoir en réponse à cette réalité
des faits. Le droit peut également intervenir aux fins de déterminer l’attitude qu’il
conviendrait d’avoir dans l’avenir, en ce qu’il peut permettre d’identifier un
certain nombre de comportements, de les qualifier, de les légitimer ou de les délégitimer.
Il ne faut toutefois pas s’y enfermer. Prenons l’exemple du Rwanda : il
y est question d’un génocide, ce qui est quelque chose d’épouvantable. Si ce n’est
que la notion juridique de génocide a un sens très précis qui est d’assassiner des
gens, pas pour ce qu’ils ont pu faire mais simplement par ce qu’ils sont ou
pour ce qu’ils sont censés être. C’est donc quelque chose d’horrible. Partant
de cette définition, vous avez toutes sortes d’événements également atroces,
également génocidaires, mais néanmoins différents. Or vous ne pouvez pas
vous contenter de définitions juridiques ni d’élucubrations de juristes aux fins
de prétendre connaître la réalité de l’horreur que représente un génocide,
chaque génocide ayant son identité propre. Ainsi ne saurait-il par exemple être
question de confondre la Shoah avec le génocide des Tutsi au Rwanda. Il faut
aller au-delà de la définition juridique et, au besoin, s’en servir pour que sortent
les faits. Si ce n’est que ne sortiront en justice qu’une partie de ces faits, ceux que
les règles de preuve permettront de dégager, ceux que le débat permettra de
faire apparaître, à défaut de ceux qui, pour être essentiels, ne passeront, eux,
jamais la barrière. Donc, aller au-delà et se servir éventuellement de l’instance
judiciaire pour faire un travail politique.
Alors quel travail politique ? Evidemment, on ne ressuscitera personne. Ce travail
est pour l’avenir. Il ne faut en effet plus que cela se reproduise. C’est particulièrement
important pour un pays comme la France qui est un grand pays.
Pour ce qui concerne toutefois la question des droits de l’homme, il y aurait beaucoup
à dire, la France ayant cette habitude épouvantable d’enterrer ses cadavres.
Je suis un ancien combattant d’Algérie. Je sais ce qui s’est passé là-bas. Le premier
geste de la République française après les accords d’Evian a été d’instaurer
une loi d’amnistie : on ne put dès lors plus rien sortir des crimes contre l’Humanité
qui avaient été commis par les Français en Algérie. Celà a contribué à
anesthésier le peuple français souverain qui a dès lors laissé son armée refaire
ça. La preuve : le Rwanda. Et là encore : une chape de plomb. Il aura fallu cinquante
ans pour que, du bout des lèvres, Monsieur Chirac reconnaisse que la
responsabilité de la France dans la Shoah était quand même allée au-delà d’une
poignée de mains. Ces choses sont inadmissibles du point de vue politique.
Alors si on peut se servir du droit à propos du Rwanda pour qu’enfin se dissipe
cette chape de plomb, ce sera déjà quelque chose.
Vous avancez qu’il faut se servir du droit à des fins historiques ou politiques en
précisant toutefois qu’il ne saurait couvrir toute l’Histoire. Mais n’oublions pas
qu’à l’origine, le droit, c’est tout de même la possibilité de punir. Or vos propos
laissent entendre qu’il faudrait se résigner à considérer que telle ne pourrait être
sa fonction dans cette affaire.
Il y a intérêt à punir si ceux que l’on punit ne sont pas de basse caste. Cela ne
sert à rien de punir des porte-flingues, quand bien même cela ferait plaisir à ce
qui reste de victimes. Il faut essayer d’atteindre ceux qui ont utilisé ces porte-flingues
et sans lesquels ils auraient été absolument inoffensifs. Ces gens-là sont
en effet autrement responsables. Il faut surtout garder à l’esprit que leurs semblables
sont, comme on disait autrefois, accessibles à la sanction pénale : ils ont
des choses à perdre. C’est-à-dire qu’avant d’agir, ils anticipent. Les gens parfumés,
les hommes de rang ministériel, les officiers généraux, toutes ces personnes
qui savent que leurs semblables, il y a quelques années, auront fini par
payer très cher leur comportement, notamment en perdant leur statut, y regarderont
peut-être à deux fois avant d’agir de la même façon. Voilà pourquoi la justice
est utile. Mais elle demeure insuffisante. Il faut néanmoins saisir l’occasion
– et c’est là le service qu’elle peut rendre – pour que les faits dégagés en justice,
associés à ce que peuvent par ailleurs apporter les historiens, puissent être
politiquement caractérisés comme des pêchés, ce qui ne s’est pas suffisamment
produit dans l’histoire de France à propos de l’Algérie, de l’occupation et
des guerres coloniales. Si on reprend l’Histoire de la patrie des droits de
l’Homme sur ce terrain, on se rend compte de la distance qu’il peut y avoir
entre les discours officiels et la réalité. Pour être dans une démocratie, chacun
de nous a une petite possibilité d’action sur le plan politique : il faut dès lors considérer
que nous ne sommes pas totalement innocents de ce qui se passe.
Comment donc remonter jusqu’aux donneurs d’ordre afin qu’ils soient eux-mêmes
jugés ?
Comment en pratique remonter jusqu’aux donneurs d’ordres si on ne dispose
pas de procès-verbaux de délibération, de conseil de ministres ou d’instance
de ce genre ? Le moyen d’y parvenir, c’est de partir de la base, c’est d’essayer de
coincer des exécutants pour remonter les différents échelons de leur hiérarchie,
tout en comprenant peu à peu ce qui s’est réellement passé. Là peut-être
pourrez-vous arriver jusqu’en haut.
Qu’en est-il de la possibilité de juger les anciens ministres ?
Il reste dans la tradition politique française des traces d’une monarchie de droit
divin. On s’est débarrassé du roi en personne, de la dynastie, mais pas de la fonction.
Regardez le luxe qui entoure nos personnels politiques : vous avez la
garde des palais, le protocole et au point de vue judiciaire, cela se traduit par toute
sortes d’immunités, le président de la République ne pouvant par exemple pas
être jugé. D’ailleurs la mesure de cette immunité est en train de se préciser
devant la Cour de cassation. Quand il s’agit maintenant de juger des actes liés
à la fonction d’un membre du gouvernement, il existe une juridiction spéciale,
les tribunaux ordinaires ne pouvant pas en connaître : il s’agit de la Cour de
justice de la République qui est accessible à des conditions très restrictives. Elle
est constituée en partie de parlementaires, autrement dit d’un personnel politique,
ces gens ayant donc de facto une sorte de noblesse particulière. C’est un
héritage en somme.
Est-ce qu’il y a vraiment, selon vous, et sur la base des découvertes relatives à la
participation directe de soldats français au génocide des Tutsi le 13mai 1994, une
possibilité de traduire aujourd’hui en justice ces Français, qu’ils soient d’ailleurs
des porte-flingues, de hauts politiques ou bien encore de hauts gradés ?
C’est trop tôt pour le dire. Il est certain que l’enquête de Serge Farnel est impressionnante.
On a l’impression que tout ça s’est effectivement produit. S’il est évident
que ce sont certainement des soldats français qui ont directement participé
à ce massacre du 13 mai, il faut en justice le prouver. Aussi faudrait-il maintenant
que, dans le cadre d’une procédure, une enquête soit menée et que les règles
de preuve en vigueur soient mises en oeuvre. Dans ce cas-là, ce qui risque d’apparaître
est tout à fait consternant, c’est-à-dire que les militaires en question ne
seraient plus complices du génocide, mais en seraient co-auteurs : ce seraient
des génocidaires. Et il ne faut pas rêver : s’il s’agit bien de militaires français, ils
n’ont jamais fait au Rwanda qu’appliquer les instructions. L’essentiel a donc été
fait sur ordre. Par conséquent, les gens qui leur ont donné des ordres sont également
auteurs de génocide. Ils n’en sont pas seulement complices. Il suffit
d’ailleurs de lire le statut du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR)
pour s’en convaincre. Il faut donc qu’il y ait une procédure ouverte. Peut-être peut-on
d’ailleurs étendre les procédures actuellement pendantes. Il faudrait alors évidemment
qu’il y ait des plaignants.
Quand vous parlez des procédures en cours, vous pensez à quelles procédures
en particulier ?
Il faut commencer par se rappeler qu’au TPIR, des responsables rwandais sont
actuellement soit condamnés, soit en cours de jugement, soit en fuite, mais
avec des mandats d’arrêt à la clé. On doit en tout cas pouvoir interroger ceux qui
sont entre les mains de la justice et qui étaient sur le terrain au mois de mai 1994
pour leur demander ce qui s’y est passé, pour leur demander notamment qui
étaient ces militaires. S’ils acceptaient de témoigner, il y aurait certainement
moyen de produire une preuve en justice. Maintenant il faut savoir aussi que
ces gens-là sont susceptibles de craindre pour leur famille quand il ne s’agit pas
pour eux d’espérer un aménagement ou une remise de peine. Or comme la
République française a des moyens de pression, ils pourraient bien ne pas
coopérer. C’est un risque à courir. Logiquement c’est à eux qu’il faudrait commencer
par poser des questions. Il ne faut toutefois pas oublier les militaires français.
On doit pouvoir en effet en trouver qui ont été témoins ou acteurs de
choses de ce genre et qui doivent avoir aujourd’hui bien envie de se confier. Je
pense qu’il y a là tout un champ qui ne ressortit d’ailleurs pas exclusivement du
champ judiciaire. On n’a pas besoin d’avoir un mandat de perquisition ou une
commission rogatoire pour aller interviewer les militaires.
Il y a également les affaires pendantes devant le Tribunal aux armées de Paris qui
concernent, elles, des événements qui se sont produits dans le cadre de l’Opération
Turquoise. C’est-à-dire à une autre époque. Mais si on peut établir qu’il y
avait déjà des soldats français faisant ce joli travail au mois de mai, l’éclairage
de ce qui a pu se produire au mois de juin en serait considérablement amélioré.
Ne risque-t-on pas d’être hors-sujet eu égard aux plaintes des victimes tutsi
devant le Tribunal aux armées de Paris qui concernent, elles, le mois de juin tandis
que les témoignages rapportés par Farnel concernent le mois de mai ?
Je ne crois pas que la compétence temporelle soit en cause. En revanche, ce
sont des procédures pénales, c’est-à-dire que le tribunal n’est pas chargé de
juger l’Etat français. Il est chargé d’apprécier la responsabilité d’individus qu’il
faut identifier en fonction des plaintes de leurs victimes. C’est dans ce cadre que
va incidemment se poser la question. C’est là un aspect réducteur de la mécanique
juridique. Il faut donc tenter de replacer la situation dans son contexte intégral.
Mais pour que ces faits rapportés par Serge Farnel soient jugés, il faudrait
que des victimes du mois de mai portent plainte contre X en désignant les
militaires français. Il s’agirait en somme de dire que sont visés des soldats
français, sans d’ailleurs nécessairement avoir à les désigner, après quoi serait
ouverte une instruction.
Une fois saisi, le juge d’instruction ne peut-il pas étendre son champ d’investigation
?
Non, il faut un réquisitoire. Il faut qu’il y ait une saisine. Il est possible d’utiliser
les témoignages rapportés par Serge Farnel pour éclairer le contexte dans
lequel se sont produits les crimes dont est actuellement saisi le tribunal. S’il n’y
a toutefois pas d’acte supplémentaire, on ne pourra pas juger ces comportements-
là. Ils ne seront pas jugés s’il n’y a pas une procédure qui les vise expressément. Logiquement c’est le tribunal d’Arusha (le TPIR) qui devrait faire cela,
mais il est évident qu’il n’en est plus en mesure. Il faudrait donc qu’une autre
procédure soit ouverte avec des plaignants, une instruction sur place et tout
ce que cela sous-entend en terme de financement. Sur le papier, c’est en tout cas
tout à fait possible.
Saisir quelle juridiction puisque le Tribunal aux armées de Paris va bientôt fermer
?
Dans la mesure où des militaires sont impliqués, c’était jusqu’à présent le Tribunal
aux Armées de Paris, c’est-à-dire le tribunal spécialisé dans la justice militaire
qui était nécessairement saisi. Autrement cela aurait été la Cour d’assise.
Le tribunal va toutefois prochainement être transformé en juridiction civile,
ce qu’il est déjà à moitié. Il faudra donc désormais saisir le tribunal qui va le remplacer.
Or ce tribunal n’est pas encore en route. Ce doit être une affaire de
quelques mois, je pense. Ce serait d’ailleurs un symbole fort de faire en sorte
que la première plainte de ce nouveau tribunal résulte des témoignages recueillis
par Serge Farnel. S’il est une chose certaine, c’est que les citoyens français ont
un intérêt historique à ce que la responsabilité spécifique de Français et de
l’Etat français soit dégagée et analysée devant les juridictions françaises.
Paris le 24 mars 2010.

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