Fiche du document numéro 26381

Num
26381
Date
Mardi 20 juin 1995
Amj
Auteur
Taille
15910151
Titre
Un prêtre français accusé de complicité dans le génocide
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Enquête

Bourg-Saint-Andéol, envoyé spécial.

« Qui es tu? Que me veux-tu? » Caché derrière les volets mi-clos de son appartement de fonction, le père Wenceslas Munyeshyaka a décidément du mal à trouver le repos de l'âme. L'intrusion d'un journaliste au coeur de sa discrète retraite dans la petite commune ardéchoise de Bourg-Saint-Andéol a de quoi l'irriter. « Je n'ai rien à dire et je ne veux pas te parler. » Claquement de fenêtre et fin du dialogue. De l'autre côté de la cour pavée, la cure de l'église et sa façade de pierres sombres. La gouvernante a ouvert dès le carillon de la sonnette. D'abord surprise, affirme-t-elle, par le refus du prêtre de recevoir le visiteur impromptu, la petite femme ne tarde pas à réclamer la quiétude pour son hôte. Que des Rwandais aient porté plainte contre le prêtre pour son rôle dans les massacres de centaines de Tutsis et d'opposants Hutus réfugiés dans l'église de la Sainte-Famille de Kigali au printemps 1994 et dont il était le vicaire ne la concerne pas. « Que les Rwandais règlent leurs problèmes entre eux et ne viennent pas semer leur bazar ici! »...

A Bourg-Saint-Andéol, le père Wenceslas est un homme apprécié. Depuis septembre 1994, ce prêtre africain a eu le temps de se faire connaître. Vicaire de la paroisse, il accompagne le curé dans tous ses offices. Souvent, il le remplace. Messes, confessions, communions, mariages. Son action oecuménique auprès des jeunes Bourguésans lui a d'ailleurs valu d'être surnommé l'« aumônier de la jeunesse ». Son passé au Rwanda? A Bourg, tout le monde l'ignore et personne ne s'en soucie.

En juin 1994 pourtant, plusieurs journalistes avaient eu l'ocasion de rencontrer le père Wenceslas Munyeshyaka dans sa paroisse de la Sainte-Famille. A l'époque, Kigali se couvrait de cadavres. Plus de cinq mille Tutsis et Hutus de l'opposition s'étaient réfugiés dans l'enceinte de la paroisse avec l'espoir d'échapper aux massacres de l'armée rwandaise et des miliciens hutus Interahamwe qui sillonnaient la ville à la recherche de nouvelles victimes.

La Sainte-Famille s'était transformée en un enfer. Le père Wenceslas, pistolet à la ceinture, en était devenu le gardien. Le 16 juin, en pleine guerre, un des commandants de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (Minuar) avait obtenu des autorités militaires et préfectorales de se rendre à la Sainte-Famille accompagné de journalistes. Il y avait trouvé un spectacle terrifiant. Des enfants hagards, des vieux qui marchaient avec peine, des mourants qui gisaient dans la sacristie transformée en hôpital. Et une même peur sur tous les visages. Deux jours auparavant, rapportèrent les réfugiés, les miliciens étaient venus chercher une cinquantaine de réfugiés dont les noms étaient couchés sur une liste préétablie. Tous ont été sauvagement exécutés à l'arme blanche. Leurs corps n'ont jamais été retrouvés.

Le père Wenceslas avait lui-même, selon les témoins, ouvert la porte aux miliciens. Cette liste « officielle » signée du préfet, du bourgmestre et visée par le ministère de la Défense « comme d'habitude » avait, explique-t-il, valeur de laissez-passer. Aujourd'hui, les témoignages affluentsur la complicité du prêtre dans le génocide. Si certains des survivants préfèrent encore l'anonymat par peur de représailles, d'autres ont décidé de signer leur récit. Marie Louise Nyilinkwaya, 26 ans, par exemple. Fille de l'ancien vice-président du Parti libéral, elle a assisté à l'assassinat de son père par des éléments de la Garde présidentielle et a réussi, après avoir été cachée pendant plusieurs jours par un voisin hutu à se réfugier à l'église de la Sainte-Famille. « On m'avait dit en arrivant,  raconte-t-elle,  qu'il ne fallait pas que je décline ma véritable identité au père Wenceslas parce que le registre sur lequel il écrivait les noms des réfugiés servait aux miliciens pour établir les listes de leurs futures victimes. »

Autre témoignage, celui de Bernadette Kanzayre, la secrétaire permanente de l'Association des volontaires de la paix, elle-même réfugiée au centre Saint-Paul mitoyen de la Sainte-Famille. Dans son récit, qui devrait paraître dans le rapport du Comité pour le respect des droits de l'homme et la démocratie au Rwanda (1), elle raconte comment « le père Wenceslas Munyeshyaka se trouvait le 22 avril au Centre des missionnaires d'Afrique en compagnie des plus hautes autorités de la préfecture de Kigali, en train d'assister aux forfaits des tueurs, parmi lesquels une majorité d'Interahamwe, occupés à sélectionner des Tutsis destinés à la boucherie. Ce jour-là 35 hommes et adultes et jeunes hommes parmi ceux qui venaient d'être sélectionnés furent massacrés ». Le mari et les deux fils de Rose Rwanga faisaient partie de ces victimes. Dans son témoignage recueilli par African Rights, une association britannique de défense des droits de l'homme, elle raconte comment le lendemain, une fois arrivée avec sa fille Hyacinthe à la Sainte-Famille, elles furent interrogées par le père Wenceslas. « Il voulait savoir, en cas d'une évacuation par les Nations unies, si nous souhaitions rejoindre les zones contrôlées par le FPR ou celles des forces gouvernementales. Ce choix aurait dû rester secret, raconte-t-elle, mais le père Wenceslas a transmis une liste à l'ONU et une copie aux miliciens. C'était une façon de nous livrer aux bourreaux. » Rose, Marie-Louise et d'autres femmes qui ont survécu affirment aussi que le père Wenceslas offrait aux jeunes filles la vie sauve à condition qu'elles acceptent de coucher avec lui.

Immaculée Mukeshimana, une mère de sept enfants réfugiée elle-aussi à la Sainte-Famille, accuse pour sa part le père Wenceslas d'avoir facilité le transfert de certaines jeunes filles vers l'hôtel des Mille Collines après avoir reçu leurs faveurs. « Il les avait installées dans trois chambres derrière les bureaux de Caritas à la Sainte-Famille. On n'aurait pas cru que ces filles étaient des réfugiées tant elles étaient bien nourries. Elles pouvaient même se laver », se souvient Immaculée. « Elles étaient choyées par Wenceslas qui en avait fait ses concubines et qui les mettait ensuite à l'abri aux Mille Collines. » Dans la nuit du 16 juin, un commando du FPR libère plusieurs centaines de réfugiés de l'église Saint-Paul et les transfère vers la zone sous son contrôle.

Le lendemain, le père Wenceslas assiste au massacre en représailles d'une centaine de Tutsis réfugiés dans son église. Quelques heures plus tôt, se souvient Rose Rwanga, « le père Wenceslas était venu nous voir pour nous dire que les Inkontanyi (le Front patriotique rwandais, NDLR) avaient tué tous les Hutus de Saint-Paul et qu'ils avaient seulement évacué les Tutsis. Il nous a dit qu'on ne devrait pas être surprises si les miliciens lançaient des représailles. Ma fille Hyacinthe le supplia de la cacher mais il refusa en arguant du fait qu'elle avait refusé ses avances. Les miliciens sont arrivés à 10 heures et ont sélectionné de nombreux hommes et garçons, ainsi que deux filles. L'une d'elles était Hyacinthe. Ils l'ont tuée à côté de moi. »

Dès la prise de Kigali le 4 juillet par le FPR, la population de la capitale fuit vers le Zaïre. Le père Wenceslas participe à l'exode. Arrivé à Goma, il retrouve de nombreux autres prêtres dans les camps de réfugiés où s'entassent des dizaines de milliers de Hutus qui vivent sous la férule des militaires, des miliciens et des anciennes autorités administratives rwandaises. Le 4 août, avec une trentaine d'autres prêtres des diocèses du Rwanda en exil, il adresse une lettre au pape Jean Paul II. « Nous osons affirmer, écrit-il, que le nombre de Hutus civils tués par l'armée du FPR dépasse de loin les Tutsis victimes des troubles ethniques »... A cette date, les massacres de Tutsis par les miliciens dans la zone Turquoise établie par la France se poursuivent. « Qu'on cesse de parler de tribunal international, réclament ces hommes d'église, où les criminels risquent d'être en même temps les accusateurs et les juges. »

Un mois plus tard, le père Wenceslas Munyeshyaka arrive en France avec un visa et un titre de séjour. Le père Salmont-Legagneur, chargé au diocèse de Paris de l'accueil des prêtres étrangers en France a lui-même intercédé en sa faveur auprès de l'évêque de l'Ardèche, monseigneur Bonfils, pour qu'il lui trouve une paroisse d'accueil. Ce dernier affirme que le père Wenceslas « a été très traumatisé par ce qu'il a vécu » et qu'il a « besoin de cette retraite pour retrouver la paix dans son coeur et dans son esprit ». Il précise que le père Wenceslas bénéficie des conseils d'un avocat que le Vatican a mis à sa disposition afin de répondre aux accusations portées contre lui. Le père François Richard, de la congrégation des Pères blancs, qui a organisé l'arrivée en France de l'abbé Wenceslas, affirme pour sa part qu'il y a « beaucoup de calomnies contre ce prêtre qui a sauvé beaucoup de vies ».

A Montpellier, Jean-Louis Nyilinkwaya, fils de l'ancien vice-président du Parti libéral abattu à Kigali en avril 1994 a déposé le 1er mars 1995 une plainte avec constitution de partie civile. Il souhaite que les auteurs du génocide qui ont trouvé refuge en France soient arrêtés aux fins d'être déférés devant un tribunal. Le 27 mars, un additif à la plainte informe le magistrat de la présence en Ardèche du père Wenceslas. Cette plainte déposée avec le concours de l'association Juristes sans frontières n'avait, trois mois après son dépôt, encore reçu aucune suite. Hésitant à ouvrir une information judiciaire au vu de « la dimension internationale de cette affaire », le parquet avait requis l'avis de la chancellerie. Jeudi dernier, le ministère de la Justice nous faisait savoir que les « juridictions françaises étaient incompétentes pour juger des faits commis à l'étranger, par des étrangers, sur des étrangers ». Cette position, nous disait-on, sera inchangée à moins d'être en «présence d'éléments qui indiquent la présence sur le territoire national de criminels de guerre rwandais»....

(1) Une association rwandaise de défense des droits de l'homme basée en Belgique.

FRILET Alain

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024