Fiche du document numéro 26319

Num
26319
Date
Jeudi 9 avril 2020
Amj
Taille
122749
Titre
2 RDC/Rwanda : dans le piège de la diabolisation
Soustitre
26 ans après le génocide des Tutsi, 10 ans après le « Rapport Mapping », les nouveaux visages du négationnisme, de la haine et de la violence. Afrikarabia publie aujourd’hui le second d’une série d’articles sur les enjeux politiques actuels de la paix dans l’Afrique des Grands Lacs. L’aspiration des peuples à la bonne gouvernance, à la liberté et à la prospérité, reste obérée par les calculs subalternes de politiciens prêts plonger leurs pays dans le chaos pour s’emparer du pouvoir. Comme s’ils n’avaient retenu aucune des leçons du passé, surfant sur l’amnésie et le déni. Certains acteurs européens en sont-ils conscients ?
Source
Type
Blog
Langue
FR
Citation
L’Institut francophone pour la justice et la démocratie ainsi que l’Observatoire Pharos pour le pluralisme des cultures et des religions organisaient le 2 décembre dernier à l’Assemblée nationale un colloque intitulé « Rapport Mapping RDC : un instrument pour la fin de l’impunité ». Le colloque devait accueillir le Dr Denis Mukwege, car le prix Nobel de la paix 2018 a engagé une campagne pour obtenir la création d’une cour pénale internationale qui identifierait et jugerait les auteurs de crimes commis pendant les deux guerres du Congo. Mais que propose-t-il concrètement ?

Depuis 2015, l’Institut Pharos s’est beaucoup investi dans l’avenir de la République Centrafricaine. En octobre 2016, son observatoire a publié un rapport, « Victimes, impunité, justice et réconciliation », une réflexion sur les enjeux de la justice en Centrafrique. Pharos a clairement identifié la pauvreté génératrice de frustrations, les violences extrêmes et le désir de vengeance, le sentiment d’injustice et la nécessaire prise en compte des victimes. Ainsi que la complexité de reconstruire la société dans un climat de défiance généralisée vis-à-vis de la gouvernance politique et sa capacité à faire justice.

Forte de son expérience centrafricaine, pour « refaire une société apaisée et désarmée, permettre une culture de paix et du compromis », Pharos propose d’enseigner l’histoire du pays et de ses conflits, d’ériger des monuments pour les victimes, de leur rendre hommage. Des idées qui sont allées droit au cœur du Dr Mukwege. Lorsqu’il s’est rendu sur le site de son ancien hôpital de Lemera, il a été indigné qu’aucun monument, pas même la moindre plaque, n’indique le lieu de la fosse commune où ont été jetés les cadavres des malades et des soignants. Des hommages et des monuments, l’Etat rwandais et les associations mémorielles du génocide des Tutsi ne cessent d’en construire pour retisser les liens des familles et de la société, déchirées par la tragédie de 1994… Pourquoi les Congolais n’auraient-ils pas les mêmes attentes ?

Que valent les leçons de la Centrafrique dans la région des Grands Lacs ?



En ouvrant le colloque du 2 décembre 2019 à l’Assemblée nationale, le président de Pharos a évoqué l’expérience de la Centrafrique : « L’espérance de paix et de réconciliation dont les victimes elles-mêmes sont porteuses [mais] que valent les paroles lorsqu’il n’y a pas un acte judiciaire possible. L’impunité est dévastatrice tant sur le plan moral que sur le plan social C’est une véritable thérapie nationale que les femmes appelaient de leurs vœux. Ces cris des femmes de la Centrafrique et de la RDC, nous ne pouvons pas faire comme si nous ne les entendions pas, et nous sommes ici aujourd’hui pour cela. »

Que valent les leçons de Pharos en Centrafrique ? Peut-on les appliquer à la région des Grands Lacs, où la virulence d’un idéologie racialiste – pour ne pas dire raciste – enkystée depuis un siècle, est à l’origine de violences extrêmes ?

Denis Mukwege : « La justice ne se négocie pas »



Dans son allocution d’ouverture, le professeur Jean-Pierre Massias, président de l’Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie (IFJD) et co-organisateur du séminaire, a insisté sur le partenariat noué avec le Dr Mukwege, qui vient d’ouvrir à Bangui un centre d’accueil pour les femmes victimes de violences sexuelles et une école de droit. Une sorte de donnant-donnant : de son côté, l’IFJD a prévu la mise en place de six tables rondes qui, au long de l’année 2020, recueilleront contributions et suggestions concernant le rapport « Mapping ».

Jean-Pierre Massias lançait ensuite des séquences d’un documentaire en français et en anglais. Préparé par le réalisateur belge Thierry Michel sur le rapport « Mapping » sa diffusion mondiale a été annoncée pour mai 2020 (une échéance vraisemblablement reportée en raison de l’épidémie du Covid-19). Les séquences alternent témoignages, analyses et exhumations d’ossements. « Il n’y a pas de paix durable sans justice, or la justice ne se négocie pas. Ayons le courage de révéler les noms des auteurs des crimes contre l’humanité, pour éviter tout simplement qu’ils continuent d’endeuiller toute cette région », y énonce le Dr Mukwege.

Une qualification possible de « génocide » ?



La parole est donnée à Luc Henkinbrant, professeur de droit à l’université catholique de Bukavu pour un rapport introductif. Luc Henkinbrant a été enquêteur des droits de l’homme pour l’ONU entre 2001 et 2011 (Il est l’un des initiateurs du rapport Mapping). Il revient sur les dates anniversaires des crimes internationaux répertoriés sous le nom « d’incidents » par le rapport, survenus entre 1993 et 2002. Luc Henkinbrant présente un Powerpoint sur ce calendrier macabre concernant 30 massacres ayant pour dates anniversaires un mois de décembre. 30 « incidents » sur les 617 répertoriés dans «  Mapping ».
« Leur grande majorité constituent des crimes internationaux, que ce soient des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, souvent les deux à la fois. » Luc Henkinbrant cite une question qui figurera à plusieurs reprises dans le Rapport : le soupçon de génocide. « La question de l’existence concomitante de certains actes qui pourraient être qualifiés de génocide, bien que beaucoup plus difficile à résoudre, ne saurait néanmoins être ignorée », souligne l’orateur.

Thierry Michel : « Les crimes oubliés du Congo »



« Les victimes de ces « incidents » ont-elles eu droit à la vérité, à la justice, à la réparation, à des garanties de non-renouvellement de ces atrocités ? La réponse est malheureusement non », énonce Luc Henkinbrant en rappelant les recommandations du rapport. Il propose pour sa part de réaliser un « Mémorial numérique du Congo » créant autant de commémorations que d’incidents. Et de créer des « tribunaux d’opinion », justice symbolique à défaut de juridictions nationales mixtes ou internationales.

Luc Henkinbrant se tourne vers Thierry Michel : « Je suis heureux de voir qu’on vient de vous projeter l’annonce du projet de film de notre ami Thierry Michel sur « Les crimes oubliés du Congo, l’empire du silence ». C’est lui qui a réalisé avec Colette Braeckman le film « l’homme qui répare les femmes », qui n’a pas peu contribué à lui faire obtenir le prix Nobel de la paix. Qui est mieux placé pour faire un nouveau film sur ces crimes oubliés du Congo qui ait un retentissement international et qui pousse tous ceux qui en ont le pouvoir à mettre en place ces mécanismes de justice transitionnelle ? »

« A Lemera, avec Sonia Rolley »



Jean-Jacques Lumumba, ex-cadre bancaire, petit-neveu de Patrice Lumumba, est une figure de la communauté congolaise en France où il vit en exil depuis sa brouille avec Joseph Kabila. Devenu lanceur d’alerte, il s’est vu décerner l’an dernier à Kigali, le Prix international de lutte anti-corruption des Nations Unies. Le 2 décembre, il était chargé de lire l’intervention que le Dr Denis Mukwege avait préparé – avant de devoir rentrer d’urgence au Kivu pour les obsèques de sa mère. « A l’occasion des vingt ans du massacre, en octobre 2016, j’étais retourné sur place, à l’hôpital où j’ai commencé ma profession de gynécologue obstétricien, et où trente de mes patients et membres de mon personnel soignant ont été sauvagement assassinés le 6 octobre 1996 », lit Jean-Jacques Lumumba.

Denis Mukwege est hanté par ce massacre et y revient lors de chacune de ses interventions. Celle-ci ne fait pas exception. C’est à Lemera que « les troupes de l’AFDL, qui se présentaient comme des « libérateurs », dirigés par Laurent Désiré Kabila et soutenues par le Rwanda, commencèrent leur marche à travers le pays pour chasser les Hutus et mettre fin à l’ère du Maréchal Mobutu », répète-t-il. « Vingt ans plus tard, j’étais de retour à l’hôpital de Lemera avec Sonia Rolley, journaliste à RFI. Nous cherchions à nous entretenir avec des survivants, des témoins de ce crime de guerre. Aucune plaque commémorative n’a été érigée, pas même une simple croix pour signaler la fosse commune où les restes humains de mes patients et de mes collègues reposent – probablement pas en paix – sur le flanc de l’Hôpital. »

« Sabotage de l’accord d’Addis Abeba »



« Lors de ce voyage à Lemera, j’étais accompagné de la fille d’une victime. C’était la première fois qu’elle retournait sur les lieux du crime où ses parents ont perdu la vie, et son seul souhait était de déposer des gerbes de fleurs sur leur sépulture. Sa déception fut grande de constater qu’aucune trace n’évoquait la vie de ceux qui lui étaient si chers. »


Denis Mukwege raconte que lors de sa venue, l’ambiance était lourde dans le village. Alors qu’il s’apprêtait à repartir, un infirmier lui a glissé : « Docteur, on ne peut pas parler, le commandant de l’armée en poste ici était l’un des auteurs du massacre à l’Hôpital il y a vingt ans. Si nous parlons, il nous tuera ». Ce commandant n’est pas un homme de l’Armée Patriotique Rwandaise, que Mukwege pointe du doigt à toute occasion, mais bien un Congolais…
C’est le gouvernement congolais de Joseph Kabila que Mukwege accuse d’avoir saboté l’Accord cadre d’Addis Abeba de 2013 pour la Paix, la sécurité et la coopération. Une pénultième tentative de la communauté internationale pour instaurer la paix en RDC et dans la région des Grands Lacs. Une idée pour mettre fin à l’immobilisme de la Mission de l’Organisation des Nations unies en république démocratique du Congo (MONUSCO). Créée par l’ONU en 1999 pour tenter de ramener la paix dans le pays, la force internationale mobilise près de 20 000 Casques bleus pour un budget annuel d’environ 1,5 milliard de US$. Elle aurait dû régler depuis longtemps le problème des multiples rébellions qui endeuillent le Kivu et ont forcé des centaines de milliers de Congolais à fuir leur domicile. Elle aurait dû faire respecter les accords de cessez-le-feu. Elle aurait dû faire rentrer au Rwanda les ex-génocidaires. L’inertie de la MONUSCO est devenue thème de blagues, puis de cris de colère.

Par la résolution 2098, le Conseil de sécurité autorisait le déploiement d’une Brigade d’Intervention pour lutter contre l’impunité et mettre fin à la violence et à l’instabilité. L’Accord cadre d’Addis Abeba de 2013 est resté lettre morte.

« Depuis vingt ans la justice a été sacrifiée »



Quelle a été la réaction du Kinshasa à l’Accord cadre ?, feint de questionner Mukwege : « Placer des généraux sous le régime des sanctions des Nations Unies au commandement des FARDC pour empêcher la Brigade d’Intervention de mener à bien son mandat, car la politique de diligence voulue des Nations Unies en matière de droits de l’homme empêche bien évidemment les Casques Bleus de venir en appui à des auteurs présumés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. » Un sabotage en règle.

« Depuis 20 ans, la justice a été sacrifiée sur l’autel d’une paix qui n’est toujours pas arrivée, dénonce encore Mukwege. Les processus de Désarmement, Démobilisation, Réinsertion (DDR) et de brassage/mixage ont intégré l’indiscipline dans les forces de sécurité et de défense et jusqu’au plus haut sommet de l’Etat. Le niveau de cruauté a servi de tremplin à des promotions. Les criminels bénéficiant de l’impunité poursuivent donc leurs activités criminelles sans gêne. Ceux qui sont censés protéger la population et le territoire – l’armée, la police, les services de renseignement, constituent en réalité une source de menace pour la population et pour le pays, et sont des acteurs du chaos organisé pour piller les ressources minières et naturelles de l’Est de la RDC. »

Dénoncer ces pillages à l’Est de la RDC est un thème populaire en RDC, et un « marronnier » des médias internationaux : facile de trouver une photo de mineurs dépenaillés exploitant un trou de latérite, si possible au premier plan un enfant en haillons chargé de pierres. Ca permet de faire oublier le rôle des multinationales qui pillent industriellement les richesses du Congo au Nord, au Sud, au Centre et à l’Ouest depuis un siècle-de-demi. Et de pointer un bénéficiaire marginal de cette exploitation, un bouc-émissaire facile : le Rwanda. A l’occasion, le prix Nobel de la paix ne se prive pas d’effets de tribune.

Juger les crimes depuis 1993 jusqu’à aujourd’hui ?




Pour Denis Mukwege, « Le temps est venu de briser le cycle de l’impunité qui gangrène tous les efforts de consolidation de la paix et de la société.
Il faut d’abord et avant tout assainir nos institutions et mettre à l’écart de leur position de pouvoir tous les agents de l’Etat, en particulier ceux de l’armée, des services de sécurité, de la police, des services de renseignements et du corps judiciaire, qui ont été impliqués personnellement dans des violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire, mais aussi impliqués dans des activités de corruption à grande échelle. » Cette purge qui priverait la RDC d’une très large partie de ses cadres administratifs, policiers et militaires, n’est-elle pas un projet chimérique ? Le Dr Mukwege ne semble pas prêt à envisager des compromis. Pour lui, « cet assainissement est un préalable indispensable à tout effort visant à instaurer la paix et l’état de droit en RDC, et contribuera à prévenir la répétition des violations des droits de l’homme. »

Le prix Nobel de la paix demande de poursuivre et juger les auteurs des crimes les plus graves. Leur liste, établie par les enquêteurs de l’ONU et tenue secrète jusqu’à présent, comporterait environ deux-cents noms. Elle a été expurgée du rapport « Mapping » à la demande de certains Etats mis en cause dans ces crimes.
« Parmi les 617 crimes répertoriés par les Nations Unies qui, rappelons-le, sont imprescriptibles, il y a des femmes qui ont été enterrées vivantes après avoir été empalées, des croyants qui cherchaient refuge dans des Eglises et qui ont été calcinés, et des malades assassinés sur leur lit d’hôpital. Ces crimes ne peuvent être ni oubliés ni rester impunis », lit-on dans le discours préparé par Mukwege.

Félix Tsishekedi interpellé par Denis Mukwege



En l’absence de volonté et de capacité de la justice congolaise, le rapport « Mapping » préconise l’établissement d’un Tribunal pénal International pour le Congo et/ou de Chambres spécialisées mixtes. Logiquement, Denis Mukwege propose que la compétence d’une telle juridiction ne se limite pas aux crimes commis de 1993 à 2003 – comme le suggère le document de l’ONU, mais s’étende jusqu’à aujourd’hui.
« Face aux exactions massives commises en RDC, il faudra aussi affronter notre passé, dire la vérité et établir les responsabilités des acteurs étatiques et non étatiques pour éviter la répétition de nouveaux conflits et contribuer à la réconciliation, au sein du pays et dans la région.
Vu la dimension régionale du conflit et la multitude d’acteurs impliqués, qui constituent autant de défis à l’administration de la justice en l’absence d’une franche coopération des Etats et des acteurs concernés, nous appelons donc à l’instauration d’un mécanisme non judiciaire d’établissement des faits, sous la forme d’une Commission de la Vérité, pour déterminer les responsabilités institutionnelles, politiques, militaires de tous les acteurs impliqués dans la commission des crimes de masse en RDC depuis 25 ans, y compris les multinationales. »


Denis Mukwege interpelle directement Félix Tsishekedi : « Le gouvernement actuel à Kinshasa doit se forger une légitimité et prouver qu’il peut apporter le changement. Nous l‘invitons donc à gagner cette légitimité en accompagnant le pays et les générations futures sur le chemin de la paix ; ce chemin existe et il passera par la justice, la vérité, des réparations et des réformes ambitieuses et profondes. »

Fayulu : un complot dont le Rwanda serait responsable



Au Forum panafricain pour la culture de la paix , organisé à Luanda (Angola), en septembre 2019, Denis Mukwege avait déjà proposé aux chefs d’Etats africains la création d’un Tribunal international pour la RDC, « en vue de rendre justice à des millions de congolais victimes des cycles des violences commises entre 1993 et 2003 dans le pays. » Une interpellations saisie au bond par Martin Fayulu, adepte des formules-choc et qui veut « déboulonner le système pour de vrai. » Mais qui sont les criminels à juger ?

Interrogé au micro de RFI par Christophe Boisbouvier sur les massacres de centaines de Congolais en décembre 2018 dans la province du Mai-Ndombe, dans les localités de Yumbi, de Bongende et de Nkolo II, et fin 2019, semaine après semaine dans la région de Beni, Martin Fayulu esquivait les responsabilités de chefs de guerre congolais. Il incriminait « l’absence de l’État » et surtout un complot dont le Rwanda serait responsable : « Les massacres perdurent à l’Est, simplement parce que le pays qu’on appelle le Congo est victime d’un complot depuis très longtemps. Depuis 1993, quand les troupes rwandaises sont entrées au Congo pour poursuivre les Hutus – le rapport Mapping le dit très bien – ces troupes ont commis des exactions… entre 1993 et 2003 . Les troupes sont restées et on a continué à fabriquer d’autres éléments de déstabilisation au Congo, on a infiltré l’armée congolaise et nous avons la situation au Kivu. »

Martin Fayulu exploite une certaine confusion mémorielle. Si le rapport « Mapping » évoque les événements de 1993, c’est pour rappeler que les troubles au Kivu ont commencé avant le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Il n’y a pas eu incursion des troupes rwandaises au Kivu en 1993. Mobutu y pilotait en sous-main une campagne de harcèlement contre les Banyamulenge en exploitant cyniquement un courant populaire xénophobe. Ce groupe de pasteurs servait de bouc-émissaire au délitement de l’Etat pour rapiécer un élan de « fierté nationale » en panne. Aux postes de contrôle de la police et des Forces armées (FAZ), des Banyamulenge se faisaient déchirer leurs papiers d’identité zaïrois, devenant de facto des apatrides que l’on pouvait rançonner, spolier et maltraiter à merci. Cette campagne s’inscrivait aussi en écho de la propagande anti-tutsi qui ne cessait de s’amplifier au Rwanda, avec les conséquences que l’on sait.
Vingt-sept ans après les premières exactions massives contre les Banyamulenge, Martin Fayulu réécrit l’histoire à sa façon. De même pour les massacres au Kivu de 2018.

« La naïveté de certains Congolais »



En mai 2019, le rapport de la « commission Yumbi » pilotée par Marie-Ange Mushobekwa, à l’époque ministre congolaise des Droits humains, évoquait l’implication des autorités politico-administratives de la province dans les massacres au Nord-Kivu. L’ONU parlait d’actes pouvant constituer des crimes contre l’humanité. Des Congolais ont-ils des responsabilité dans les crimes à l’est du pays ? Martin Fayulu esquivait déjà cette hypothèse : « La part des Congolais, c’est simplement la complicité et la naïveté de certains Congolais, l’incapacité de l’élite congolaise à comprendre le problème et à vouloir trouver une solution, au lieu de se complaire dans des zones de confort où l’a mise Kabila. La solution, c’est d’avoir des dirigeants votés par le peuple congolais, d’avoir des dirigeants légitimes, des institutions légitimes, c’est que le peuple parle. »

Pour « faire parler le peuple » en sa faveur, Martin Fayulu compte sur la popularité du Dr Mukwege, au prix de quelques actes de prestidigitation : « Merci au Docteur Denis Mukwege d’avoir ressuscité le rapport Mapping sur les atrocités commises au Congo entre mars 1993 et juin 2003. Ces violations graves des droits humains réclament justice » écrit-il sur son compte Twitter.
Comment le Dr Mukwege, prix Nobel de la paix, qui d’un côté réclame une justice pour tous les crimes, quels qu’en soient les auteurs, quelle qu’en soit la date depuis 1993, peut-il de l’autre côté appuyer Martin Fayulu et ses explications politiciennes ?

Quelques jours après le colloque organisé à l’Assemble nationale, le président de l’ECIDÉ et leader de la coalition Lamuka dénonçait sur son compte twitter le pouvoir de Félix Tshisekedi Tshilombo. « La RDC vit sa énième crise de légitimité qui plombe son décollage. La réalité est que l’on ne bâtit pas une nation sur le mensonge et le faux. Le pays a besoin d’un leadership légitime » Le candidat malheureux à la présidentielle du 30 décembre 2018 peine à convaincre ces Congolais qu’il décrit comme naïfs et stupides.

Des photographies représentant Mukwege et Fayulu côte à côte appuient le message politique. Ca devient un slogan répété en boucle sur les réseaux sociaux de la communauté congolaise et sur les comptes twitter : « Le Président de l’Engagement Citoyen pour le Développement (ECIDE), Martin Fayulu, soutient la proposition du prix Nobel de la paix, Docteur Denis Mukwege, sur la création d’un Tribunal international pour les crimes commis en République Démocratique du Congo. L’impunité que garantit notre justice inféodée aux criminels, ne doit plus freiner leur jugement. Ils doivent répondre de leurs crimes ; nous le devons à nos martyrs. »

Peut-on faire place nette de tous les Congolais qui ont été impliqués dans les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité que répertorie le rapport « Mapping » ? Un certain nombre de Français bien placés dans des ONG ou des arcanes du pouvoir soutiennent directement ou indirectement la démarche de Martin Fayulu, le conseillent, lui trouvent des relais, des partenaires et des tribunes. Ont-ils conscience que la stratégie du chaos qui ne cesse de s’amplifier depuis l’élection présidentielle truquée de décembre 2018 risque de mener à une guerre civile ? De leur côté, l’Institut francophone pour la justice et la démocratie et l’Observatoire Pharos pour le pluralisme des cultures et des religions peuvent-ils dérouler leur agenda mémoriel sans voir à quel point le rapport « Mapping » est devenu l’otage de la lutte pour le pouvoir en RDC ?

Notes




i Voir notamment :
www.observatoirepharos.com
https://www.observatoirepharos.com/wp-content/uploads/2016/09/20161031-Rapport-Pharos-Justice-ok.pdf

ii Dans les médias francophones, on appelle « marronnier » un sujet supposé intéresser le public de façon récurrente, à remettre en scène lorsqu’il n’a a pas grand chose de nouveau à raconter.

iii http://www.rfi.fr/fr/afrique/20190524-rdc-droits-humains-violences-yumbi-mushobekwa-mai-ndombe-maisons-incendiees

iv https://congofrance.com/merci-au-docteur-denis-mukwenge-davoir-ressuscite-le-rapport-mapping-sur-les-atrocities-commises-au-congo-entre-mars-1993-et-juin-2003-martin-fayulu/

Voir aussi :
https://laprunellerdc.info/2019/10/29/martin-fayulu-je-soutiens-la-demarche-de-denis-mukwege-visant-a-creer-un-tribunal-international-pour-les-crimes-commis-en-rdc/

v Kris Mutombo

https://4pouvoir.cd/2019/12/rdc-fayulu-salue-limplication-de-dr-mukwege-sur-les-violations-graves-des-droits-humains-commis-par-le-rwanda-et-le-burundi/
Prochain article : Les mots de la guerre civile


Vérités et mensonges autour du rapport « Mapping »



Comment mener une enquête sur le terrible bilan humain des deux guerres du Congo ? Tout est parti, à la fin de 2005, de la découverte de trois fosses communes dans l’est de la RDC. L’année suivante, le Haut commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies a annoncé dans un rapport au Conseil de Sécurité, son intention d’envoyer une équipe de spécialistes des droits de l’homme en RDC pour y dresser un inventaire.

Ce travail s’inscrit dès l’origine dans une polémique provoquée par l’ONG américaine International Rescue Committee. Cet organisme jouit d’une haute réputation : n’a-t-il pas été fondé en 1933 à l’initiative d’Albert Einstein pour aider les opposants et cibles d’Adolf Hitler ? L’IRC aide les personnes victimes de persécutions raciales, religieuses et ethniques, aussi bien que celles touchées par la guerre et la violence. Au début des années 2000, extrapolant sur des sondages effectués dans plusieurs communautés du Nord et du Sud-Kivu, l’IRC estime à 3,8 millions le nombre de morts congolais des deux guerres. Une surenchère médiatique et politicienne « arrondit » d’abord à 4 millions le nombre de personnes «  tuées par la soldatesque ». Puis le chiffre, répété et déformé, ne cesse de grossir : 5 millions, 6 millions, jusqu’à 11 millions de tués, alimentant une « guerre des chiffres ».

Le Comité américain voulait évaluer une « surmortalité » incluant maladie, famines liées à l’arrêt des cultures, morbidité générale, et même compter comme victimes les générations d’enfants qui auraient pu naître d’unions manquantes. La démonstration de l’ONG américaine a été réfutée par deux démographes belges André Lambert et Louis Loble-Tart. Ils ont pu s’appuyer sur un enregistrement électoral (enrôlement) de la population de nationalité congolaise en 2005-2006 en vue de la constitution d’un fichier des électeurs. Cette opération a constitué une bonne base d’étude démographique car les électeurs étaient inscrits selon le sexe et l’âge, par circonscription administrative. André Lambert et Louis Loble-Tart aboutirent au chiffre de 183 000 morts directement liés aux deux guerres du Congo sur la période 1998-2004.

L’obstination et l’amateurisme de l’International Rescue Committee reste aujourd’hui la pire caricature du lobbing d’ONG prêtes à tout pour attirer des financements et de la notoriété.

En mai 2007, le Secrétaire général des Nations Unies a approuvé le mandat du « Projet Mapping » après une série de consultations avec les agences onusiennes, d’autres partenaires concernés ainsi qu’avec le gouvernement de la RDC.
Le Projet Mapping initié par le Haut Commissariat aux droits de l’homme avait trois objectifs :

Dresser l’inventaire des violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la RDC entre mars 1993 et juin 2003.

Évaluer les moyens dont dispose le système national de justice pour donner la suite voulue aux violations des droits de l’homme qui seraient ainsi découvertes.

Élaborer une série de formules envisageables pour aider le gouvernement congolais à identifier les mécanismes appropriés de justice transitionnelle permettant de traiter les suites de ces violations en matière de vérité, de justice, de réparations et de réforme.

Le Projet Mapping a débuté en juillet 2008. D’octobre 2008 à mai 2009, trente-trois employés des Nations Unies (incluant des experts congolais et internationaux des droits de l’homme) ont travaillé sur ce projet. Parmi ces employés, une vingtaine d’officiers des droits de l’homme ont été déployés à travers la RDC, répartis dans cinq bureaux régionaux, pour collecter des documents et obtenir des informations des témoins de façon à accomplir les trois objectifs stipulés dans le mandat du Mapping. Le rapport fut soumis au Haut Commissaire pour les droits de l’homme en juin 2009 afin d’être revu, commenté et finalisé.

Le rapport du Projet Mapping de plus de 550 pages comprend une description de 617 « incidents » violents survenus sur le territoire de la RDC entre mars 1993 et juin 2003. Chacun de ces incidents suggère la possibilité que de graves violations des droits de l’homme ou du droit international humanitaire aient été commises. Chacun des incidents répertoriés s’appuie sur au moins deux sources indépendantes identifiées dans le rapport. Plus de 1 500 documents relatifs aux violations des droits de l’homme commises durant cette période ont été rassemblés et analysés en vue d’établir une première chronologie par province des principaux incidents violents rapportés. Seuls les incidents dont le niveau de gravité était suffisamment élevé selon l’échelle de gravité développée dans la méthodologie ont été retenus.

L’émotion internationale suscitée par les évaluations de l’International Rescue Committee n’est toujours pas retombée et sa réfutation n’a pas été prise en compte dans la rédaction du « Mapping », ce qui affaiblit l’étude onusienne.
Autre faiblesse du rapport, il n’est pas contradictoire, comme c’est souvent la règle à l’ONU. Les rapporteurs ont notamment refusé d’entendre les arguments de l’Etat rwandais, qui proposait de mettre à leur disposition les archives de l’auditorat militaire. Celles-ci démontreraient que des sanctions ou poursuites judiciaires ont été engagées à l’époque contre des responsables rwandais convaincus d’exactions contre des civils.

Sources : Haut commissariat des Nations-Unies pour les Droits de l’Homme et divers

https://www.ohchr.org/fr/countries/africaregion/pages/rdcprojetmapping.aspx

1 La surmortalité au Congo (RDC) durant les troubles de 1998-2004 : une estimation des décès en surnombre, scientifiquement fondée à partir des méthodes de la démographie – André Lambert et Louis Lohlé-Tart, démographes. Octobre 2008.
Accessible sur :

http://adrass.net/WordPress/wp-content/uploads/2010/12/Surmortalite_en_RDC_1998_2004.pdf

2 Dans l’article International Rescue Committee de la version anglaise de Wikipédia, à la date du 15 décembre 2017 on avance le chiffre de 5,4 millions de morts « de guerre » en RDC depuis 1998.

3 Le « Mapping » cite le chiffre de l’ International Rescue Committee (p. 49, note de bas de page 87), et ne dit rien de sa réfutation, pourtant publiée en 2008. C’et d’autant plus étonnant que le chiffre total de victimes pour les incidents « chiffrés » est compatible avec l’analyse des deux démographes belges.

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