Fiche du document numéro 26299

Num
26299
Date
Jeudi 7 avril 2011
Amj
Taille
273160
Titre
La France « a pleinement pris en charge le projet génocidaire », selon le rapport Mucyo
Mot-clé
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
JACQUES MOREL
LA NUIT RWANDAISE, N° 5 – 7 AVRIL 2011

La France « a pleinement pris en charge le
projet génocidaire », selon le rapport Mucyo
– « de nombreux faits nouveaux » –
Un petit pays africain ose mettre en accusation une grande puissance. Le rapport de la
Commission nationale indépendante rwandaise, chargée de rassembler les preuves montrant
l’implication de l’État français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994, est à bien des
égards un document exceptionnel.
Qui peut citer une enquête analogue réalisée par un ancien pays colonisé et concernant les
crimes commis contre son peuple par un pays européen, qui s’érige en donneur de leçons en
matière de Droits de l’homme ?
Quel pays a eu dans le passé le courage, l’aplomb, de proférer vis-à-vis d’un membre permanent
du Conseil de sécurité des Nations unies des allégations comme celle-ci, d’avoir « pleinement
pris en charge le projet génocidaire » qui l’a dévasté en 1994 ?
Ce n’est que de manière fragmentaire qu’ont été décrites les actions nuisibles de la France
contre le Rwanda d’après 1994, tant pour l’abattre militairement en réarmant les génocidaires,
qu’en lui coupant le robinet des crédits des bailleurs de fond au sein de l’Union européenne, du
FMI, de la Banque mondiale et de la banque africaine de développement, en le privant de toute
aide internationale, qu’elle vienne de la FAO, du PAM, du HCR, du PNUD, et évidemment en
refusant de reprendre la coopération comme en témoigne ce rapport. Il fallait que le processus
de redressement du Rwanda soit bien engagé pour que son gouvernement se permette l’audace
de rendre public une telle accusation.

Un document à valeur historique et judiciaire
Pondéré, maîtrisé dans la forme, il désigne clairement le coupable : l’État français. On ne
trouvera pas ici de description embrouillée de l’intrication de réseaux néocoloniaux qui auraient
été impliqués presque fortuitement dans un génocide, comme le fait une description
complaisante de « la Françafrique ». Non. La liste des personnalités politiques et militaires
françaises les plus impliquées dans le génocide, liste qui clôture le communiqué du ministre
rwandais de la Justice, commence par le premier des Français, le Président de la République,
François Mitterrand.
La commission est partie des travaux déjà publiés par de non rwandais. Mais elle est allée bien
au-delà, en faisant des enquêtes de terrain et en retrouvant des archives rwandaises. Élaboré à
partir de l’analyse des faits, du recueil de documents et de témoignages, ce rapport ne part
d’aucun a priori. Il ne fait aucun procès idéologique. Il acquiert ainsi autant une valeur

historique que judiciaire. Il fait partie des quelques ouvrages fondamentaux qui s’essaient à
décrire les mécanismes du génocide des Tutsi.
La commission qui en est l’auteur est créée par la loi du 14 avril 2005. Ses membres ne sont
nommés que le 16 avril 2006 et les travaux commencent à cette date. Son président est Jean de
Dieu Mucyo, rescapé de l’hôtel des Mille Collines, ancien procureur général et ministre de la
Justice.
L’origine de la commission n’est donc pas une réplique aux mandats d’arrêt du juge Bruguière
qui sont lancés en novembre 2006. Certes, elle fait suite à une campagne démarrée en mars
2004 par le journal Le Monde qui orchestrait des fuites de l’enquête du juge Bruguière et des
révélations du sociologue André Guichaoua. Ce dernier, avec l’aide des services français, a
élaboré le faux témoignage du transfuge Abdul Ruzibiza, accusant Paul Kagame de l’attentat
qui a déclenché le génocide.[1]
Lors du 10e anniversaire, le 7 avril 2004, Paul Kagame accusa la France d’avoir « du sang sur
les mains ». « Ils ont sciemment entraîné et armé les soldats et les miliciens qui allaient
commettre un génocide, et ils savaient qu’ils allaient commettre ce génocide », a-t-il ajouté. Ce
qui provoqua le départ précipité du représentant de la France, Renaud Muselier.
Après un an et demi de travaux, compilation des études précédentes, auditions de témoins à
Kigali ou ailleurs dans le pays, collectes de témoins et de documents à l’étranger, la commission
rend son rapport le 15 novembre 2007. Il sera publié sur Internet le 5 août 2008.[2]
En plus du rapport lui-même, sont publiées des annexes. L’annexe 1 est constituée de
transcriptions de témoignages. On peut regretter que la forme n’en soit pas aussi aboutie que
dans le rapport. Les annexes 2, 3 et 4 sont des extraits de la carte au 1/50 000e montrant les
lieux d’événements abordés dans le rapport, emplacement des barrières avant et pendant le
génocide, camps militaires, lieux de stationnement des militaires français durant Turquoise, etc.

L’ambassadeur de France a fait roi Bagosora
Enfin le communiqué du ministre rwandais de la Justice reprend au nom du gouvernement
rwandais les accusations qu’il retient du rapport de la Commission d’enquête. Celles-ci ne sont
pas formulées en termes juridiques. Il est dit simplement que la France a soutenu le régime dans
la perpétration du génocide. Mais son rôle y est présenté comme prédominant puisque c’est
l’ambassadeur de France, Marlaud, et l’attaché militaire adjoint, Maurin, qui enjoignent le 7
avril au « cerveau du génocide », le colonel Bagosora, de « reprendre le contrôle de la
situation ».
Celui-ci forme le gouvernement intérimaire avec la « bénédiction » de Marlaud. Cette
coopération entre Marlaud et Bagosora est qualifiée d’« étape indispensable à la réalisation du
programme génocidaire » Le communiqué s’avance en parlant de « la désignation du colonel
Bagosora comme successeur au président Habyarimana » par l’ambassadeur de France,
considéré comme un « faiseur de roi ». Le fait est probable, Bagosora dit au juge Bruguière
qu’avec Maurin, ils étaient comme des camarades[3], mais il n’y a pas de documents trahissant
ce pacte entre la France et Bagosora et, devant le discrédit du gouvernement intérimaire, celleci mettra en avant, début juillet 1994, le chef d’état-major des FAR et non Bagosora.[4]

Il faut regretter que dans la liste des personnalités politiques françaises les plus impliquées dans
le génocide, le nom de Michel Roussin ait été oublié. C’est dans le cadre du ministère de la
Coopération que les actions de soutien à l’armée rwandaise pendant le génocide, dont les
fournitures d’armes, ont été organisées. Le communiqué les détaille et cite le général Huchon
et Philippe Jehanne qui agissaient sous l’autorité de Roussin.
A été oublié également Dominique Pin, adjoint au conseiller à la présidence de la République
pour les Affaires africaines. Il accompagna à Kigali Marcel Debarge, ministre de la
Coopération, le 28 février 1993, quand celui-ci appela les partis d’opposition à « faire front
commun avec le président Habyarimana contre le FPR », ce que le communiqué estime être un
appel à la guerre raciale. Cet appel fut entendu par les partis d’opposition et mena à la création
de la coalition Hutu Power qui, estime le communiqué, « était une condition nécessaire à la
mise en œuvre réussie du génocide ».

Mitterrand aurait soutenu les génocidaires pour sauver le processus
démocratique au Rwanda
Il ne faut pas ignorer les difficultés rencontrées par la commission. Sur la question des archives
de l’époque, beaucoup d’entre elles ont été dispersées au cours de l’été qui suivit le génocide,
et n’ont pas été récupérées. Certaines sont au TPIR. Il ne semble pas que la commission ait pu
en obtenir. En revanche, elle a pris connaissance d’archives françaises dont elle a fait un usage
judicieux. Ainsi, pour montrer la connivence idéologique de François Mitterrand, le
communiqué cite sa déclaration au Conseil des ministres du 22 juin 1994 : « Si ce pays devait
passer sous la domination tutsie ethnie très minoritaire qui trouve sa base en Ouganda, [...] il
est certain que le processus de démocratisation serait interrompu. »
Cette phrase est bien la preuve que l’opération Turquoise n’avait pas le but annoncé, mais visait
à maintenir le gouvernement intérimaire pour sauvegarder la démocratie ! Sont cités ainsi toute
une série de documents qui proviendraient des « archives Mitterrand », documents qui sont
maintenus secrets en France, sauf pour Pierre Péan et André Guichaoua dont on se demande
s’ils savent lire !

La commission s’est laissée piéger par les services français
Mais, à propos d’archives, la commission s’est laissée piéger en publiant un document censé
prouver l’assistance militaire de la France aux ex-FAR en 1998. Elle publie dans son rapport le
fac-similé d’une lettre d’un certain général Yves Germanos, chef d’état-major des forces
spéciales, adressée à des Rwandais dont un « Léon Habiarimana ».[5]
D’une part, nous ne connaissons pas de Yves Germanos mais le général Raymond Germanos
fut l’adjoint aux opérations de l’amiral Lanxade, chef d’état-major en 1994. D’autre part, le
commandement des opérations spéciales ne dépend pas de l’état-major de l’armée de terre, mais
du chef d’état-major des armées. Le colonel Gilles Bonsang, signataire pour ordre de la lettre,
n’existerait pas selon Filip Reyntjens. La lettre est écrite de la « Place de Caylus », un camp
d’entraînement des troupes de marine, et le maire de Caylus s’appellerait Gilles Bonsang.
Quoi qu’il en soit, la désignation de Paul Kagame par PAPA ROMEO aurait dû faire sourire et
éveiller les doutes. Mais les commissaires ne virent pas la supercherie. Filip Reyntjens et

Bernard Lugan utilisèrent ce faux pas pour dénigrer tout le rapport. Remarquons juste que si ce
document est un faux, son origine paraît certaine. Il provient des services français, ceux-là
même qui ont appris au colonel Anatole Nsengiyumva à rédiger de faux messages comme celui
où le FPR se félicite d’avoir abattu l’avion présidentiel. Et des militaires français y ont cru ou
ont feint d’y croire, suivis en cela par le juge Bruguière !
Quant aux nombreux témoignages recueillis par la commission, il a fallu tenir compte du flou
introduit dans les mémoires douze ans après et des affabulations qui n’ont pas été que le fait
des seuls tueurs. Nous connaissons un témoignage de rescapé, publié par la Commission
d’enquête citoyenne en 2004, à propos du rôle des Français fin juin à Bisesero, qui a été refusé
par la commission.[6]

Le général Quesnot a-t-il voulu empêcher le génocide ?
Les rédacteurs ont tendance à accorder trop d’attention au discours autojustificateur des acteurs
français et aux analystes qui les rapportent. Ainsi le rapport accrédite une version a posteriori
du général Quesnot rapportée par le belge Lanotte. Le 8 avril 1994, au soir, lors d’une réunion
du gouvernement en « conseil restreint », Quesnot, convaincu qu’il allait y avoir un bain de
sang dans tout le pays, aurait préconisé une intervention plus ambitieuse de l’armée française
pour stabiliser les FAR, rétablir l’ordre à Kigali et surtout stopper l’offensive du Front
patriotique. Le gouvernement aurait refusé.[7]
Ces propos de Quesnot datent de janvier 2006, ils ne sont pas vraisemblables. Balladur et Juppé
en Chine le 8 avril, n’étaient pas en bonne position pour s’opposer à l’Élysée. Le consensus
s’est fait pour fixer aux militaires français envoyés à Kigali pour évacuer les Européens un
« comportement neutre vis-à- vis des factions rwandaises », c’est-à-dire pour laisser se dérouler
le programme d’extermination des Tutsi du gouvernement formé sous l’égide de la France et
de Bagosora. L’offensive du FPR le 8 avril n’a de réalité que dans la tête de Quesnot, qui a
voulu faire croire à la Mission d’information parlementaire que le FPR est passé à l’offensive
le soir-même de l’attentat. Il ne précise pas explicitement qu’il voulait empêcher les massacres.
D’ailleurs, le communiqué ne s’y trompe pas : « Il n’existe aucun indice d’une quelconque
tentative de la part des décideurs politiques et militaires français d’user de leur influence afin
de mettre un terme à l’entreprise d’extermination des civils tutsi débutant en octobre 1990. »

Abandon ou élimination délibérée des survivants de Bisesero ?
On retrouvera dans d’autres épisodes cette tendance du rapport à accorder plus d’importance
aux affirmations d’auteurs de livres européens ou américains qu’aux témoignages recueillis par
la commission. Ainsi pour Bisesero fin juin, après avoir accordé une large place aux
justifications des militaires français, le rapport conclut que « l’abandon des survivants de
Bisesero émane d’une décision du colonel Rosier. »
Il ne constate pas plus qu’un refus d’assistance à personnes en danger. Pourtant les témoins Elie
Ngezenubwo, Japhet Ngayaboshya, Gaspard Habiyambere rapportent que des miliciens sont
venus de Cyangugu et de Gisenyi, où les Français sont présents. Celui de l’Interahamwe
Thomson Mubiligi affirme que les Français à Cyangugu collaboraient avec John Yusuf
Munyakazi « chef des Interahamwe de Bugarama qui sont allés donner du renfort à Kibuye »,
c’est-à-dire à Bisesero.

Tous ces déplacements n’ont pas pu se faire sans l’assentiment des militaires français. Le
témoignage du guide de Diego, Jean-Baptiste Twagiyarezu, qui, laissé libre, est allé prévenir
les autorités génocidaires de Mubuga et de Gishyita de la rencontre des Français avec des Tutsi
à Bisesero, démontre que la reconnaissance de Diego a servi à repérer et à compter les
survivants pour les éliminer. Il semble bien plutôt que le colonel Rosier et ses subordonnés ont
agi dans le cadre d’un plan concerté avec les autorités rwandaises pour éliminer les survivants
tutsi de Bisesero. C’est ce que constate d’ailleurs le communiqué : « Le colonel Jacques Rosier,
chef de la première phase de déploiement de Turquoise au Rwanda a délibérément sacrifié les
survivants de Bisesero en sachant bien qu’ils étaient en train de se faire massacrer de façon
intensive entre le 27 et le 30 juin 1994. »
Nous avons pu réentendre des témoins de la commission à Gishyita et deux autres à Cyangugu
qui, complétés par des interviews de Cécile Grenier et de Georges Kapler, confirment que les
militaires français ont envoyés des miliciens de John Yusuf Munyakazi pour terminer
l’éradication des Tutsi de Bisesero.
Le rapport et ses annexes présentent de nombreux témoignages de Rwandais qui viennent étayer
des accusations sur la période du 1er octobre 1990 au 31 décembre 1994. Avant le génocide,
participation des Français à l’appui-feu par des tirs d’artillerie, à l’entraînement d’Interahamwe
dans des camps militaires, à la torture et l’assassinat de prisonniers de guerre, à l’arrestation de
Tutsi lors de contrôles d’identité par des militaires français, suivie de mauvais traitements, viols
et même assassinats.

Le témoignage d’ex-FAR ralliés seulement en 2004
A propos des opérations militaires, la commission a bénéficié du témoignage d’ex-FAR, dont
certains ne se sont ralliés qu’en 2004, après avoir combattu au Zaïre et tenté d’envahir le
Rwanda, comme le général Rwarakabije. D’ailleurs, le vice-président de la commission, le
général Jérôme Ngendahimana, est l’ancien porte-parole des FOCA, aussi rallié en 2004.[8]
Le travail de la commission s’est donc fait dans un contexte de réconciliation entre militaires
rwandais qui surprendrait plus d’un Français.
Le colonel Evariste Murenzi, autre rallié de 2004, parle de l’action du major Refalo auprès du
bataillon paras-commando, de la formation des CRAP par le lieutenant-colonel Canovas, du
commandant Denis Roux, qui a formé le Groupe de Sécurité et d’Intervention de la Garde
présidentielle, groupe « qui a entraîné les Interahamwe à Gabiro en compagnie des militaires
français » et qui a initié les massacres au début du génocide. Il aurait rencontré l’ex-capitaine
Barril pendant le génocide.
En 1994, ce Murenzi était capitaine, responsable des renseignements au sein de la garde
présidentielle. Il n’a pas été réentendu par la commission Mutsinzi, mais il est cité pour avoir
rapporté que la boîte noire du Falcon avait été remise au colonel Aloys Ntiwiragabo, chef des
renseignements militaires à l’état-major des FAR. Il est surprenant qu’il soit passé colonel dans
l’actuelle armée rwandaise.
Pendant le génocide, des témoignages attestent de la présence de militaires français comme
conseillers des FAR. Certains seraient restés au camp de Mukamira. Avec les batteries de
mortier de ce camp, les Français au- raient couvert la retraite des FAR en juillet, après la prise

de Ruhengeri par le FPR. Plusieurs cas de viols de femmes tutsi par des militaires français sont
décrits au camp de Nyarushishi et au stade Kamarampaka à Kamembe, pendant l’opération
Turquoise. Des Interahamwe et des gendarmes s’attiraient les bonnes grâces des Français en
leur procurant de jeunes femmes tutsi. Ces cas de viol ont été niés par Jacques Sémelin, qui se
veut spécialiste « des crimes de masse », au prétexte qu’aucun chercheur n’en aurait parlé.
Il trouvera dans le rapport des noms de victimes, les noms de ces maquereaux et, le lieu des
crimes étant connu, il pourra identifier les présumés coupables. Sont encore décrits en détail
des meurtres de Tutsi par des militaires français, des remises de Tutsi aux Interahamwe, des
largages de Tutsi par hélicoptères, enfin les encouragements des Français à l’exode et leur
complicité dans les pillages. Il n’est peut-être pas inutile de noter que le colonel Hogard, qui se
veut très soucieux de son honneur[9], a laissé piller les bâtiments publics en particulier le centre
téléphonique de Cyangugu, que ses hommes ont pillé les usines à thé de Shagasha et de
Gisakura et volaient des voitures.

L’entraînement de supplétifs durant Turquoise
Le rapport ne traite pas spécifiquement la question de l’entraîne- ment de miliciens ou de
nouvelles recrues des FAR par les militaires français dans la zone humanitaire durant
Turquoise. Pourtant, il en donne plusieurs preuves : dans le camp pour déplacés établi au collège de Rubengera, les Français ont formé des supplétifs d’un « comité de sécurité civile » au
maniement d’armes à feu dans le but de faire la chasse aux Tutsi ; ils ont distribué des armes à
feu aux Interahamwe de Kamembe, en particulier à Edouard Bandetse ; ils ont formé des
supplétifs des « bandes rouges » à Nyamasheke. Ces cas sont traités sous la rubrique
« Collaboration entre militaires français et les interahamwe dans la continuation des
assassinats des Tutsi ».
Timide, la commission ne relève pas que les militaires français agissent exactement à l’inverse
du mandat que leur a donné l’ONU et de la définition d’une zone humanitaire où toute activité
armée doit être interdite.

De nombreux faits nouveaux
Nous ignorions jusqu’ici que le 23 juin 1994, une colonne d’une vingtaine de véhicules
militaires, dont des blindés, est entrée à Rubengera en provenance de Gisenyi. Les militaires
français commandés par les capitaines Bucquet et Giorda se sont installés au Groupe scolaire
de Rubengera.
De nombreux Tutsi ont été tués en présence des Français et sur leur ordre. Nous savions par
Patrick de Saint-Exupéry qu’une colonne commandée par le capitaine Bucquet l’avait
accompagné depuis Gisenyi mais l’avait quitté un peu avant d’arriver à Kibuye, ce qui
correspond à Rubengera. Mais c’était le 26 juin.
Un autre témoin parle d’une arrivée à Rubengera d’abord en hélicoptère puis le lendemain par
la route en provenance de Cyangugu et de Gisenyi. Cette date du 23 juin est peut-être une erreur.
Il reste que les événements qui s’y sont déroulés nous étaient inconnus.

Le colonel Simba, organisateur des massacres dans la préfecture de Gikongoro et depuis le 15
mai « conseiller de la défense civile pour les préfectures de Gikongoro et Butare », aurait
rencontré des militaires français qui auraient traversé le pont de la Rusizi le 23 juin au matin.
Ceux-ci lui auraient dit qu’ils « venaient pour sauver les Hutu qui risquaient d’être exterminés
par les Tutsi. » et auraient déchargé des armes dans la maison de Simba à Cyangugu. Il les
aurait distribuées aux miliciens.

Turquoise a recyclé les Interahamwe pour traquer les Tutsi
Désiré Ngezahayo, ancien bourgmestre de la commune Karama, explique comment les Français
ont utilisé les auteurs du génocide pour faire la chasse aux Tutsi, considérés comme des infiltrés
du FPR : « Vers le 03/07/1994, les Français ont convoqué une réunion de tous les bourgmestres
à SOS Gikongoro. Elle était dirigée par un colonel dont je ne me souviens plus du nom. Il nous
a dit que les Français venaient collaborer avec nous pour assurer la sécurité de la population.
Il a ajouté qu’ils ne souhaitaient pas que les inkotanyi pénètrent dans la zone Turquoise. [...]
Puis, il nous a ordonné d’aller dire à la population qu’elle fasse son possible pour contrer
l’entrée des inkotanyi dans Turquoise. [...] Il nous a dit d’ordonner à la population de maintenir
les contrôles aux barrières et les rondes. Il a ajouté que pour reconnaître un inkotanyi, il y
avait trois critères [...] Il a dit que si nous trouvions quelqu’un qui présentait ces signes, il
fallait immédiatement le tuer, sans aucune autre forme de procès. »[10]

Des vérifications nécessaires
Jean-François Dupaquier exprime un certain doute vis-à-vis du rapport Mucyo parce que les
journalistes n’auraient rien vu des crimes qu’il décrit. Mais vu le caractère sérieux de la
commission, marqué par la présence de deux universitaires, il estime que le rapport mérite
vérification.[11]
Nous avons pu rencontrer cinq témoins qui nous ont confirmé ce qu’ils ont dit à la commission.
Nous avons aussi rencontré Vincent Nzabaritegeka à la prison de Cyangugu. Il était mécanicien
au projet Forêt Nyungwe.[12]
Son vrai nom est Vincent Nzabonitegeka. C’est une erreur légère, l’orthographe des noms
n’étant pas vraiment stabilisée au Rwanda. Mais il y a une erreur de date plus grave. Dans le
rapport il dit que des Français sont venus avec le préfet Bagambiki apporter des armes pour les
Interahamwe le lundi 25 juin. La commission a remarqué que le 25 juin n’est pas un lundi et
que le témoin s’est trompé. Mais celui-ci a répété devant nous que c’était le lundi 25 avril et
qu’avec ces armes ils sont allés attaquer à Bisesero le vendredi 29 avril. Nous savons par ailleurs
que les miliciens de John Yusuf Munyakazi ont attaqué la colline de Kizenga, au sud de
Bisesero, vers le 28 avril.
Le témoin dit qu’ils sont retournés à Bisesero fin juin, mais il reste flou sur les dates. Nous
remarquons ici que la vérification n’a pas été inutile, mais la correction de l’erreur ne rend pas
le fait moins grave.
L’intéressant est aussi que nous avons pu retrouver les témoins, et même rentrer dans une
prison. Nous n’avons pas eu accès aux documents réunis par la commission, mais avec

l’enregistrement vidéo des témoignages ils seraient certainement accessibles à des instances
judiciaires.
Sans évoquer tous les documents, articles de journaux, archives de télévision, transcription des
émissions de RFI, qui rendent ce rapport plausible, des enquêtes indépendantes de la
commission Mucyo viennent la corroborer. Georges Kapler a interrogé deux témoins que l’on
retrouve ici, Concessa sur le camp de Nyarushishi et Jean-Bosco Habimana, membre des FAR
et Interahamwe[13].
Leurs témoignages, quoique différents, sont compatibles. Habimana affirme que les Français
conseillaient d’éventrer les cadavres avant de les jeter au lac Kivu ou dans la rivière Rusizi, afin
qu’ils coulent. Nous ne voulions pas y croire. Mais un autre témoin de la commission, Straton
Sinzabakwira, ancien bourgmestre de Karengera (Cyangugu) vient le confirmer.
Les interviews de Cécile Grenier, qui datent de 2003, révélaient la présence de Français pendant
le génocide, les largages par hélicoptères, l’envoi de miliciens à Bisesero depuis Butare,
l’abandon par les Français de Tutsi aux Interahamwe sur des barrières, notamment celui de
l’abbé Sebera et de religieux, dont 8 bénédictines de Sovu, lors de l’évacuation de Butare, le 3
juillet.

Un document méconnu
Le rapport Mucyo a été publié en plein mois d’août 2008 et donc a eu peu de répercussions en
France. Il n’a pas été édité ni traduit en anglais. Mais la commission Mucyo n’est pas restée
sans suite au Rwanda. La commission Mutsinzi a été chargée de l’enquête sur l’attentat du 6
avril 1994. Elle commença ses travaux en décembre 2007 et les termina fin avril 2009. Son
rapport fut publié le 7 janvier 2010.
Le rapport Mucyo n’a pas jusqu’ici donné lieu à des dépôts de plaintes. Mais dans ses
recommandations, il envisage l’option d’un règlement diplomatique de la question avec l’État
français « dans la mesure où ce dernier est prêt à reconnaître l’entière étendue de sa
responsabilité dans la préparation et l’exécution du génocide ».
Ce qui n’a toujours pas été fait par la France, Nicolas Sarkozy s’étant limité à battre sa coulpe
sur la poitrine de la communauté internationale. Il déclara en effet à Kigali : « Ce qui s’est passé
ici oblige la communauté internationale, dont la France, à réfléchir à ses erreurs qui l’ont
empêchée de prévenir et d’arrêter ce crime épouvantable. »[14]
Le rapport Mucyo a-t-il été enterré, suite à la reprise des relations diplomatiques entre les deux
pays, symbolisée par cette visite du président français le 25 février 2010 ?
Les Rwandais répondent que non. Mais tout se passe comme si le rapport Mucyo restait, disons,
en instance. Il n’est en rien retiré.
Cette édition est bienvenue car le rapport Mucyo n’a pas été lu et encore moins exploité. C’est
un document de base sur la genèse du génocide, sur le rôle de la France en Afrique. Il permet
de saisir jusqu’à quelles extrémités ses politiciens et militaires ont pu s’abaisser pour qu’un
territoire reste sous l’hégémonie française. C’est un matériau pour celui qui voudra étudier
comment une grande puissance détourne les mandats qu’elle obtient des Nations Unies.

Enfin, et c’est là l’essentiel, le rapport Mucyo fournit de nombreuses preuves, jusqu’ici
méconnues, constitutives de dossiers de plaintes contre des Français pour collusion avec les
assassins, afin que des réparations soient enfin versées aux victimes de ce génocide.

Références
[1] Laure Coret et François-Xavier Verschave : L’horreur qui nous prend au visage. Karthala, 2005. Rapport de la
Commission d’enquête citoyenne, 22-26 mars 2004.
[2] Olivier Lanotte : La France au Rwanda (1990-1994). Entre abstention impossible et engagement ambivalent.
P.I.E Peter Lang, 2007.

Notes
1 - Stephen Smith, Le récit de l’attentat du 6 avril 1994 par un ancien membre du “network commando”, Le
Monde, 10 mars 2004. Ruzibiza a reconnu le 15 juin 2010 devant le juge Trévidic qu’il n’était pas à Kigali le jour
de l’attentat et les jours précédents, ce qui réduit son témoignage à une affabulation. Il vient de mourir.
2 - http://www.minijust.gov.rw/news.html.
3
Commission
rogatoire
internationale
siégeant
au
TPIR,
Interrogatoire
de
M.
Théoneste Bagosora par le juge Jean-Louis Bruguière, 18 mai 2000, pp. 116–117. http://
rwandadelaguerreaugenocide.fr/wp-content/uploads/2010/01/Annexe_53.pdf#page=181
4 - FAR : Forces armées rwandaises.
5 - Voir à la fin du rapport « Appui aux Far et aux Interahamwe au Zaïre ».
6 - L’horreur qui nous prend au visage [1, p. 92].
7 - Olivier Lanotte [2, p. 346].
8 - FOCA : Forces combattantes Abacunguzi, bras armé des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda
(FDLR).
9 - Voir le livre de Jacques Hogard, Les larmes de l’honneur, Hugo doc, 2005.
10 - Actes commis par des militaires français à Gikongoro. Livraison de Tutsi aux miliciens et incitation aux
assassinats ethniques.
11 - Jean-François Dupaquier, « Un rapport rwandais à prendre au sérieux », Le Monde, 11 août 2008.
12 - Voir Cyangugu - Collaboration
continuation des assassinats des Tutsi.

entre

militaires

français

et

13 - L’horreur qui nous prend au visage [1, pp. 163, 253, 499].
14 - Franck Nouchi, « Au nom du peuple français... », Le Monde, 27 février 2010.

les

interahamwe

dans

la

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024