Fiche du document numéro 2629

Num
2629
Date
Jeudi 28 juillet 1994
Amj
Taille
3706747
Surtitre
Dans la zone de sécurité au sud du Rwanda, les Français sont à mi-mandat. D'abord critiquée, leur présence s'est faite essentielle à mesure que les ex-dirigeants fuyaient. Leur mission dépassant parfois le cadre défini à Paris.
Titre
L'uniforme mal taillé des soldats de la force Turquoise
Soustitre
Rwanda
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Dans le creux de collines rondes, 6~000 Tutsis se terrent les uns
contre les autres. Tout autour, depuis le début de la journée, plus de
700 miliciens en armes de la région de Cyangugu encerclent leur dernier
retranchement, à Nyarushishi. Nous sommes le 23 juin. La nouvelle
vient d'être lâchée dans cette région du sud-ouest du Rwanda: les
militaires français vont déployer l'opération Turquoise le lendemain
même. Youssouf, chef de la bande, compte «~{\it régler le problème
tutsi}~» avant leur arrivée. Il a fourbi un «~{\it plan
imparable}~». Les hommes en armes n'attendent plus que lui pour donner
la charge. Les heures tournent. La nuit approche. Youssouf n'est
toujours pas là. Par hasard, les militaires français débarquent avec
quelques heures d'avance. Ils arrêtent un des miliciens, toujours en
embuscade. L'homme ne renâcle pas pour raconter le plan, tant il le
trouve astucieux : «~{\it Nous avions décidé de tuer tous les Tutsis et de
prendre leur place. Les Français n'y auraient vu que du feu.}~»
Youssouf n'est arrivé qu'alors. Hors de lui, il a expliqué avoir crevé
deux fois en route.
Pendant trois jours encore, des miliciens ont tenté de faire incursion
dans le camp. «~{\it Nous sommes convaincus que les ordres venaient de
très haut,} raconte un officier français. {\it Visiblement, les
autorités locales, alors aux mains du gouvernement transitoire,
voulaient faire de la provocation et tester notre dispositif.}~» A la
base de Cyangugu, deux compagnies françaises ont vécu les Forces
armées rwandaises (FAR, l'armée de l'ancien régime) triomphantes, leur
débâcle, et attendent la mise en place de l'Etat FPR (Front
patriotique rwandais). Ils sont aujourd'hui à mi-mandat: la Force
Turquoise, arrivée le 24 juin, devrait quitter le Rwanda le 21 août au
plus tard. «~{\it En fait je crois que depuis le début de cette
mission nous allons de malentendu en malentendu}, explique un
officier, {\it L'opinion publique, les politiques, les Tutsis, les
Hutus, nous ont tour à tour fait endosser des rôles qui n'étaient pas
les nôtres. Et nous nous retrouvons avec un investissement affectif
tout à fait imprévu.}~»
Dès l'arrivée de la force Turquoise, le FPR annonce qu'il ne reconnaît
pas la zone humanitaire de sûreté et ne compte pas interrompre son
avancée. Des spécialistes français de frappe aérienne font des
reconnaissances secrètes. On parle de mortier. De ligne de front. De
sommations. Le colonel Thibaut, basé plus à l'ouest, à Gikongoro
[erreur, à l'est], déclare qu'il ouvrira le feu sur quiconque
pénétrera dans la zone. Il est «~rappelé~». «~{\it Les Français,
politiques en tête, ont alors eu l'impression qu'il y avait une dérive
derrière cette opération. C'est très mal passé ici}~», explique le
colonel Hogard, qui dirige la base de Cyangugu. Une nuit entière, 150
légionnaires fourbissent leurs armes, persuadés que 15~000 soldats des
FAR [sic] vont charger le lendemain. «~{\it Mais le paradoxe de la
déclaration de Thibaut est qu'elle a en revanche très bien été
comprise par le FPR}~», reprend le colonel Hogard. L'armée du général
Kagamé n'a plus parler de repasser la ligne Turquoise. Et le
dispositif jusqu'alors concentré aux frontières de la zone est
redéployé à l'intérieur des terres. Les stratèges, les as de l'appui
aérien, sont convertis en escadrons humanitaires.
«~{\it Ma femme m'écrivait qu'en France, les gens trouvaient notre
mission floue,} raconte un légionnaire. {\it Je ne comprenais même pas
ce qu'elle voulait dire. Sur nos feuilles de route était écrit qu'il
fallait empêcher les massacres quelle que soit l'origine des
gens. C'est clair, non? Tellement carré que c'est ce qui nous a permis
de tenir quand on est passé à l'humanitaire. Depuis je n'ai plus écrit
à ma femme.}~» Le fossé se creuse entre une partie de l'opinion
publique et la force Turquoise, lorsque les organisations humanitaires
rechignent à «~{\it travailler avec l'armée}~» et évoquent des «~{\it
problèmes de conscience à aider les massacreurs}~».
Le capitaine de garde n'a pas eu d'états d'âme. Il s'exaspère qu'on
divise le Rwanda entre les bons et les méchants, tonne contre la
«~{\it campagne de culpabilisation}~». Une fois pourtant, il s'est
senti très mal. Le mari d'une Rwandaise résidant en Belgique venait de
se faire assassiner sur un barrage. C'était un Hutu, proche du
gouvernement intérimaire. Elle disait craindre pour son jeune fils,
toujours au pays et souhaitait le faire évacuer. Bruxelles appuyait sa
demande. «~{\it Une mise à l'abri classique. Dans le village on a
retrouvé le garçon, réfugié chez son oncle dans la plus belle maison
du coin. C'était visiblement les potentats locaux, qui ne couraient
aucun danger. En fait la mère voulait qu'on fasse le taxi.}~» Après
avoir récupéré son enfant, elle souhaite liquider ses biens. Et vend
sa voiture à un des assassins de son mari.
«~{\it Pourquoi voulez-vous qu'on se sente impliqué dans un débat
moral? Dans le camp de Nyarushishi, les miliciens de Youssouf viennent
aujourd'hui vendre des produits alimentaires. Les Tutsis les achètent ...}~»
Il y a dix jours, le gouvernement intérimaire en déroute s'est réfugié
à Cyangugu. Le colonel Hogard l'a appris par hasard. «~{\it Je n'avais
aucune consigne de Paris. J'ai juste appris dans l'après-midi par une
dépêche AFP que le quai d'Orsay trouvait leur présence
indésirable. Alors je suis allé les voir. C'était étrange. Pour un
officier, il n'est pas très courant d'être invité chez un
président.}~» Il y trouve un homme d'Etat qui fait le procès de la
zone humanitaire sud. «~{\it En s'installant au sud, les Français ont
permis au FPR de concentrer sa force de frappe sur le front du nord et
de gagner la guerre.}~» «~{\it Matériellement, il avait raison, mais
ce n'était pas notre but,} commente le colonel Hogard {\it Je lui ai
répondu que sans nous, lui-même ne serait sans doute pas là et que le
FPR tiendrait les rives du lac Kivu.}~» Le Président intérimaire
accepte de se replier au Zaïre. «~{\it Je prends le chemin de l'exil,
comme le général de Gaulle en juin 40}~», dit-il.
Sa fuite accélère celle des plus hauts responsables de l'ex-Etat
rwandais. Plus de police, plus de justice, plus de service public. Peu
à peu les soldats français s'impliquent encore d'avantage. La force
turquoise part en mission récupérer dans son exil un responsable de la
Commission des eaux pour remettre la centrale en marche. «~{\it Nous
nous sommes retrouvés à devoir nous substituer à tout}, poursuit le
colonel Hogard. {\it Maintenant, les employés de la centrale des eaux
nous demande de les payer. Je les comprends.}~»
L'Emmir, hôpital de campagne français, est devenu à lui seul la
structure médicale de la région. «~{\it Au début, nous avions surtout
la bonne société rwandaise qui voulait essayer la médecine française},
explique le docteur Jacques Auclair, médecin-chef. {\it Petit à petit,
tous les dispensaires ont fermé et l'hôpital public aussi.}
Aujourd'hui, devant la porte du stade de Cyangugu, où s'est installé
l'Emmir, on fait la queue pour des consultations généralistes, la
pédiatrie, les accouchements. Il y est d'ailleurs né une génération
entière de petits «~Turquoise~», prénom invariablement choisi pour
les nouvelles-nées: «~Pacifique Turquoise~», «~Marie
Turquoise~» «~Merveilleuse Turquoise~» «~Ange Turquoise~». Et pour les
garçons, «~Balladur~» ou «~Mitterrand~». «~{\it On se retrouve à dire
aux gens, prenez-vous en main, rouvrez les hôpitaux, arrêtez de
fuir}~», reprend le docteur Jacques Auclair.
Dans la cour un légionnaire monte la garde. L'Emmir est devenu un
objectif qui a déjà essuyé un tir de grenades et quelques rafales.
«~{\it On m'aurait demandé de sauter sur Kigali, cela ne m'aurait pas
gêné}, dit-il. {\it Mais faire de l'humanitaire, c'est beaucoup plus
lourd. Les gens finissent par se reposer complètement sur nous. Ce
matin encore, un type me demandait si la saison n'était pas trop
dangereuse pour se marier. Cela me donne plus de cauchemars qu'une
mission en brousse.}~»
Quand les Rwandais demandent au colonel Hogard si le FPR va venir, il
leur répond qu'il va même diriger le pays. «~{\it Nous n'étions pas là
pour changer le cours de l'Histoire mais on a fait en sorte que la
guerre soit plus douce.}~» A partir de la semaine prochaine, la relève
de l'ONU devrait commencer à être envisagée. «~{\it En fait, la
mission Turquoise était exactement l'inverse d'un mandat strictement
ONU}~», commente un sous-officier qui a opéré au Cambodge. «~{\it
Comme Casques bleus, on nous aurait dit: tentez de maintenir le calme,
surtout pas par la force, et si ce n'est pas possible, ne faites
rien,} reprend un pilote.{\it C'est vrai que cela motive moins.}~»
Mais si on lui demandait, il resterait dans le cadre de la mission des
Nations unies au Rwanda (Minuar). «~{\it Pour ne pas trahir le
Rwanda.}~» A la fin d'une réunion l'autre jour, le colonel Hogard a
dit à ses hommes : «~{\it Faites attention, ne laissez pas votre âme.}~»

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024