Fiche du document numéro 2549

Num
2549
Date
Mardi 19 avril 1994
Amj
Taille
138784
Titre
L'armée rwandaise laisse des charniers dans son sillage
Soustitre
Au fur et à mesure qu'ils progressent vers Kigali, les rebelles du Front patriotique rwandais découvrent partout dans les villes du nord-est, abandonnées par les forces gouvernementales, les mêmes massacres sauvages. Comme à Kiziguro, où 800 personnes auraient été tuées à l'arme blanche. Témoignages.
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Kiziguro, Kayonza, envoyé spécial

Des charniers jonchent la retraite de l'armée rwandaise. Les rebelles
du Front patriotique rwandais (FPR) qui marchent sur Kigali n'en
finissent pas de les découvrir au fur à mesure qu'ils investissent les
villes abandonnées par les troupes gouvernementales. Ce
matin. Emmanuel, employé par l'église de Kiziguro, à une centaine de
kilomètres au nord-est de la capitale du Rwanda, nous conduit derrière
l'église abandonnée lundi dernier par les prêtres espagnols. Là, il
désigne un buisson, puis l'entrée d'un puits, envahi de ronces et de
branches brisées. Soudain on perçoit des cris et des râles en
provenance du puits creusé par les Belges mais jamais rempli, qui fait
environ 50 mètres de profondeur. « Il y a 800 cadavres au fond, hurle
Emmanuel, et quelques-uns vivent encore!
» Avec des câbles électriques
pris dans l'église dévastée et pillée, les guérilleros arrivent à
sortir les quelques survivants du puits où ils ont agonisé pendant une
semaine au sommet d'une montagne de cadavres. Les yeux mangés par les
mouches, la peau maculée de sang et de boue, l'un d'entre eux pleure
de joie et de terreur, pas encore sûr que ses sauveteurs ne l'ont pas
tiré de là pour l'achever. Puis il raconte. Quelques minutes après le
départ des prêtres, les soldats des Forces armées rwandaises (FAR)
accompagnés de tueurs armés de machettes sont arrivés à l'église où
s'étaient réfugiées plus de 800 personnes. « On nous a fait sortir et
nous avons donné tout ce que nous avions. Ensuite on a dû montrer nos
cartes d'identité, se déshabiller et s'agenouiller. Les gens ont été
exécutés à l'arme blanche. Ceux qui ont été épargnés ont transporté
les cadavres au trou, cela a duré six heures. Puis on nous a ordonné
de sauter dans le trou et de rejoindre les morts. Nous avons crié, ils
ont voulu nous achever à coups de pierre.
 » Partout, sur les routes du
nord qui mènent vers Kigali, les rebelles du Front patriotique
rwandais (FPR) découvrent de semblables massacres.

L'avance de la guérilla semble avoir été foudroyante depuis le retour
de la guerre civile au Rwanda, au lendemain de la mort du président
Juvénal Habyarimana, le 6 avril. Au nord, le FPR a réussi à s'emparer
de plusieurs villes stratégiques. A l'est, ils se battent pour
l'important carrefour de Kayonza, sur la route qui mène à l'aéroport
de la capitale à une soixantaine de kilomètres.

Les rues de Murambi, près de Kayonza, sont jonchées de débris de
carcasses de voitures, de vêtements maculés, et quelques cadavres
traînent encore après les combats qui viennent de s'achever. La mairie
est complètement dévastée. Des machines à écrire fracassées et des
cartes de membres du club de foot local jonchent le couloir. Sur la
porte d'une petite pièce, une inscription: « Jeunesse et
coopérative
 ». Au milieu de la chambre, une caissette en bois est
encore pleine de tranchantes machettes chinoises, flambant
neuves. C'est ici que le « bourgmestre » de Murambi, Jean de Dieu
Mwange, armait les jeunesses du parti présidentiel et les extrémistes
hutus du Comité pour la défense de la démocratie (CDR), qui ont écumé
la campagne avec l'armée avant que le Front patriotique rwandais ne
s'empare de la ville après huit heures de combat vendredi matin. Avant de s'en aller, les tueurs ont donné libre cours à leur rage meurtrière, des documents à terre, signés de la main du préfet, les autorisant à disposer d'une arme. Sur la route, une trentaine de réfugiés en majorité tutsis racontent comment, dans leur commune, les habitants ont d'abord été parqués dans l'église, puis liquidés à la machette et à la grenade.

L'ampleur du génocide dans les campagnes du Rwanda semble dépasser ce
qu'il était possible d'imaginer. Si les derniers chiffres disponibles
à Kigali indiquent plus de 20 000 morts pour la seule capitale, combien
sont-ils, dans le reste du pays, à avoir pu échapper à l'implacable
machine à exterminer ?

Dans le nord-est, les témoignages affluent sur les charniers découverts dans les villages occupés par les troupes gouvernementales et leurs sbires.

Les rebelles découvrent parfois des parents ou des amis parmi les cadavres. Comment dès lors ne pas craindre de formidables vengeances de leur part ? « Depuis que nous menons cette guerre, depuis 1990, nous mettons l'accent sur la politisation de nos soldats et des civils », dit le colonel William Bajire, 34 ans, qui commande tout le secteur du nord-est. « Nous n'avons pas d'esprit de vengeance et nous contrôlons nos soldats pour montrer aux
populations que notre armée est différente.
»

Etonnante guérilla que celle formée par les jeunes combattants du
Front patriotique rwandais, chaussés de bottes de pêche en caoutchouc,
souvent très cultivés et bilingues français anglais.

Les combattants du FPR ont marché plus de cent kilomètres en une
semaine pour atteindre les faubourgs de Kigali. Menant des embuscades
rapides, récupérant des armes et du matériel immédiatement retourné
contre l'ennemi, les rebelles appliquent une discipline de fer:
interdiction de boire de l'alcool et de se servir dans les villas
abandonnées.

Contrairement à l'idée que le FPR est dominé par les Tutsis, le
mouvement apparaît mixte. Son président, Alexis Kanyarengwé, rencontré
dans son QG de Mulindi à la frontière ougandaise, est d'ailleurs un
Hutu: « II faut cesser de voir ce conflit comme un conflit Hutu-Tutsi,
affirme t-il. Les massacres visent à liquider toute opposition
politique et assurer la dictature d'un parti unique, celui de
l'ex-président.
 » Le FPR, qui « ne veut pas du pouvoir, mais cherche à
rétablir l'ordre et faire cesser les tueries
 », espère enlever la
capitale dans quelques jours, mais la résistance de l'armée rwandaise
reste vive.

Jean-Philippe CEPPI

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024