Fiche du document numéro 25220

Num
25220
Date
Lundi 7 octobre 2019
Amj
Taille
149613
Titre
Le juge Trévidic : « Dans l’affaire Karachi, on nous a mis trop de handicaps »
Soustitre
Le tribunal correctionnel de Paris va juger à partir de lundi six personnalités mises en cause dans le volet financier de l’enquête. Le magistrat revient sur les difficultés qu’il a rencontrées
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FR
Citation
A partir de lundi 7 octobre, le tribunal correctionnel de Paris va juger six personnalités mises en cause pour « abus de biens sociaux et recel » dans le volet financier de l’enquête sur l’attentat de Karachi, qui avait coûté la vie à onze Français en 2002 au Pakistan.

Magistrat réputé pour son franc-parler et son indépendance, Marc Trévidic a eu un rôle majeur pour faire éclore puis prospérer cette affaire de Karachi, qu’il s’agisse de l’enquête terroriste ou de son versant financier. Désormais président de cour d’assises à la cour d’appel de Versailles, il a dû quitter le pôle antiterroriste en août 2015, atteint par la règle proscrivant à un juge d’instruction d’exercer plus de dix ans dans le même tribunal.

Comment avez-vous été amené à orienter l’enquête sur l’attentat de Karachi sur la piste de la corruption politique ?

C’est un avocat qui m’amène en septembre 2008 un article publié par Mediapart. Je venais tout juste de récupérer la procédure sur l’attentat de Karachi, et mon attention avait déjà été attirée à la lecture du dossier par le fait que les gens condamnés à mort au Pakistan pour l’attentat n’avaient rien fait, ce qui est quand même ennuyeux ! On avait servi une thèse ne reposant sur rien, avec des aveux fantaisistes, laissant croire par exemple que des explosifs artisanaux avaient été utilisés, alors qu’il s’agissait d’explosifs militaires.

Ces faits nouveaux liés aux rétrocommissions, vous avez pu vous en saisir tout de suite ?

L’article faisait référence à un document, le rapport « Nautilus », qui avait été saisi par un juge financier enquêtant de son côté sur la DCN (direction des constructions navales). Donc, en m’appuyant sur l’article, j’ai récupéré d’initiative les documents chez ce collègue, et comme il s’agissait d’un rapport fait par la DCN elle-même via une enquête privée, ses conclusions ont évidemment attiré mon attention.

Explorer la piste « politique », cela a été difficile dès le départ ?

Ce qui était compliqué, c’est que dans le service enquêteur, l’ex-DST, devenue cette année-là DCRI [et aujourd’hui Direction générale du renseignement intérieur, DGSI], ils ne voulaient pas entendre parler de cet aspect de l’enquête ! Quand j’ai fait une réunion de travail, ils m’ont dit que pour eux, il était hors de question de s’occuper de ça, que ce n’était pas leur boulot, qu’eux ils s’occupaient seulement de terrorisme, etc.

Or, le rapport « Nautilus » concluait que l’attentat était lié à l’arrêt des rétrocommissions, donc j’estimais être dans mon rôle en explorant cette piste, quand même ! Comment commencer à bosser avec un service, avec qui jusque-là je travaillais sans difficulté, qui freine des quatre fers ? Ils n’ont voulu faire aucune audition, ce qui fait qu’au début, j’ai dû tout faire tout seul. A tel point que quand j’ai dû aller en Suisse exécuter une CRI (commission rogatoire internationale), je n’ai eu aucun policier ! C’est la première fois dans ma carrière qu’aucun policier ne m’a accompagné sur une CR.

Vous vous êtes aussi heurté à l’hostilité du parquet de Paris…

Très vite, on a vu qu’il y avait eu des infractions financières, il fallait donc une enquête financière, mais le procureur estimait que c’était prescrit. Cela s’est révélé faux, mais peu importe, c’était une façon pour le parquet de dire, on ne fait rien.

Et ça a duré deux ans avant qu’il puisse y avoir enfin une enquête financière, grâce à une plainte avec constitution de partie civile des familles de victimes. Mais moi, pendant ces deux années, je me suis senti limité : je n’avais pas la compétence d’un juge financier, les services d’enquête ne voulaient pas enquêter, le parquet non plus…

Donc la désignation d’un juge financier, Renaud Van Ruymbeke, en septembre 2010, vous a soulagé ?

Oui, complètement. Mais dès le début, j’ai suggéré une co-saisine, c’est-à-dire un seul dossier avec deux magistrats : un financier, Renaud, et un « terro », c’est-à-dire moi-même. C’était la logique même. Mais cette hypothèse a été refusée par la présidence du tribunal. C’était même la pire qu’ils pouvaient envisager à mon avis, parce que ça aurait montré la connexion entre l’attentat et les rétro-commissions !

Le fait de scinder l’affaire a nui aux deux procédures ?

Oui, parce qu’il y a de la déperdition : il faut sans cesse s’échanger des pièces, se demander qui fait quoi, savoir qui avance dans quel sens, etc.

L’opposition régulière du secret-défense n’a-t-elle pas constitué une autre entrave ?

Oui, et ce dès les premières auditions. C’est très compliqué, vous posez des questions à quelqu’un qui vous dit, « désolé, je ne peux pas vous répondre, c’est couvert par le secret », mais comme vous n’avez pas les documents, vous ne savez pas dans quelle mesure c’est vrai ! C’est vraiment un système pervers puisqu’on vous l’oppose même en audition.

Et lorsque vous obteniez la déclassification de documents, vous tombiez régulièrement sur des notes tronquées.

Bien sûr ! Vous savez, il y a les effets d’annonce – parce que c’est de la communication – du type : « Le ministre a déclassifié pour le juge 37 documents ». Très bien, mais ensuite vous regardez, et sur les 37 documents, quand vous cherchez les passages et mêmes les lignes non caviardées, si vous retirez la date et le lieu, vous n’avez plus grand-chose !

L’Etat français était embarrassé par cette affaire ?

Ah oui, à 100 %. L’Etat et l’institution judiciaire. Mais c’est logique, tout ce qui touche aux contrats d’armement et nos relations avec certains pays sulfureux, et quand en plus il y a eu des morts… Les contrats d’armement, ça ne se passe jamais bien. Rappelez-vous, l’affaire des frégates de Taïwan avec ses décès suspects, des gens qui sautent par les fenêtres…

Tout cela s’est déroulé durant la présidence Sarkozy (2007-2012), lui-même embarrassé par cette affaire. Cela a-t-il joué ?

Oui, ça a joué, d’ailleurs, alors que je réclamais en vain depuis le début des renforts policiers, quand je les ai enfin reçus, c’est après mai 2012. Là, j’ai enfin eu des enquêteurs. Les alternances politiques ont quand même du bon !

Au moment où vous avez été contraint de partir, en 2015, vous pensiez pouvoir aboutir ?

Déjà, j’ai pu faire pas mal de choses en trois ans, entre 2012 et mon départ. Y avait-il encore de l’espoir ? La clef, ça aurait été le temps qu’on m’aurait laissé, la liberté aussi, et puis d’avoir un peu de chance au Pakistan.

C’est un pays complexe où il y a pas mal de gens qui se tirent dans les pattes, des luttes de pouvoir, avec toujours une petite chance d’avoir des informations, donc je voulais vraiment aller là-bas. Mais je n’ai pas pu. Je n’ai jamais compris pourquoi. On m’a dit, « on va voir », puis, « oui », puis, « plus tard », et enfin, plus aucune nouvelle…

N’est-ce pas regrettable que vous ayez dû partir alors que vous êtes la mémoire du dossier ?

On parle de bonne administration de la justice, mais on ne peut même pas nous laisser une semaine pour passer le relais, rencontrer les collègues, leur présenter les dossiers, assurer la transition… Moi, je pense qu’il faudrait être en doublette pendant six mois, voire un an, avec celui qui va vous remplacer. Ca ne coûterait rien. Il faut tellement de temps pour s’imprégner d’un dossier.

Aujourd’hui, vous avez acquis une certitude sur les causes de l’attentat ?

Cet attentat, j’ai la conviction qu’il est lié à cette histoire de commissions. Dès le départ de toute façon, j’avais trouvé anormal que Al-Qaïda s’en prenne à l’armée pakistanaise, ça n’arrive jamais, par rapport à ce que je sais de l’islamisme. Il y avait quelque chose qui n’allait pas. L’armée, les services pakistanais, c’est quand même ceux qui protégeaient Ben Laden !

Aux deux enquêtes terroriste et financière s’ajoute celle de la Cour de justice de la République, chargée de juger les ministres en exercice à l’époque des faits, en l’occurrence Edouard Balladur et François Léotard...

Je comprends très bien que pour les ministres en exercice, il y ait une séparation des pouvoirs. Mais quand ils ne sont plus ministres, depuis très longtemps en plus, il n’y a aucune raison qu’on ait cette juridiction, qui est abominable. On l’a vu dans le dossier Tapie, on le voit dans cette histoire de Karachi…Cela morcelle les affaires, les subordonnés se retrouvent seuls devant le juge, etc. Et puis, plus on découpe une enquête, plus on est inefficaces. Avec en plus un risque d’anomalies, avec le juge de droit commun qui va relaxer et la CJR qui va dire l’inverse par exemple... C’est un système complètement pourri.

Du coup, que penser du procès qui s’ouvre ce lundi avec des « seconds couteaux » ?

Qu’on m’explique comment ça pouvait attenter à la séparation des pouvoirs que Balladur et Léotard soient jugés en même temps que ces gens-là ? C’est ridicule.

Les politiques seraient capables de changer ce système s’ils le voulaient, on se demande pourquoi ils ne le font pas…

Vous avez accordé beaucoup d’importance aux parties civiles dans votre procédure…

Les familles sont concernées à double titre, par leur employeur, DCN, qui leur a caché l’enquête privée et ses résultats. Elles se sont rendu compte que l’exécution du contrat des sous-marins, dans ce contexte pourri d’arrêt de versements de commissions, cela avait vraiment signifié mettre en danger leurs maris, pères, fils, frères... C’est terrible pour ces familles qui se disent, non seulement on est victimes, mais en plus on n’a pas une vraie reconnaissance, parce que ce n’est pas clair.

Parce qu’ils ne savent pas qui sont les coupables ?

Mais parce qu’on ne peut pas leur dire la vérité, tout simplement ! Parce qu’ils savent que plein de gens cachent des choses dans cette histoire-là. De toute façon, pour les familles, l’idée même que des politiques se fassent de l’argent en rétrocommissions sur un contrat d’armement pendant que leurs proches risquent leur peau, à Karachi, pour exécuter ce contrat, ce simple constat-là est quand même dur à avaler… Franchement, je serais en colère à leur place. Parce que ce contrat de 5 milliards de francs, il était quand même à perte de 1,5 milliard, il faut quand même le dire ! Ça a été signé à la va-vite justement pour avoir de l’argent frais rapidement.

Peut-on parler d’un scandale entravé par la raison d’Etat ?

A mon avis, oui. En fait, l’affaire de Karachi, elle a été entravée par plusieurs raisons d’Etat ! Celles du Pakistan, de la France, de l’Arabie saoudite, même des Etats-Unis… Cela fait quand même un paquet de raisons d’Etat ! On le voit bien avec les Américains qui, après 2001, ont multiplié les enquêtes sur les Saoudiens, y compris Ben Moussalem, et puis après on arrête tout, parce que la raison d’Etat fait que maintenant on est copains avec les Saoudiens.

Ces contrats d’armement internationaux avec des pays pareils, dans des zones pareilles, c’est le summum de la complexité et surtout de l’opacité.

Connaîtra-t-on un jour la vérité et la justice sera-t-elle rendue ?

Vous savez, ce n’est pas qu’il n’y a pas de justice, c’est qu’elle passe après d’autres considérations. Dans cette histoire, on nous a mis trop de handicaps pour espérer y arriver. Cette affaire, c’est un peu un 110 mètres haies au cours duquel, à mesure que vous sautez les haies, vous vous apercevez qu’on vous en ajoute d’autres.

Gérard Davet et Fabrice Lhomme

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