Fiche du document numéro 24964

Num
24964
Date
Mardi 13 août 2019
Amj
Taille
0
Titre
Jean Hatzfeld : "Je ne suis pas dans le devoir de mémoire, je suis prisonnier d’une forme de fascination"
Soustitre
Emmanuel Laurentin s'entretient avec l'écrivain Jean Hatzfeld, lors d'une masterclasse enregistrée à la BnF.
Nom cité
Type
Émission de radio (son)
Langue
FR
Citation
Des collines de Haute-Loire où il a grandi jusqu’à celles du Rwanda dont la beauté le bouleverse toujours, en passant par celles de Sarajevo qu’il découvre dès 1984 à l’occasion d’un reportage pour Libération sur les Jeux Olympiques, Jean Hatzfeld évoque une sensibilité d’écrivain aux paysages toute particulière…

En effet, je me suis aperçu récemment que différents pays où j’ai travaillé et que j’ai aimés partageaient une géographie commune. Je ne suis pas capable d’écrire sur la mer, ni sur la haute montagne. Comme je suis un garçon modeste, j’écris sur les collines. La Bosnie est aussi un magnifique pays de collines, de la frontière croate à Goražde, à la Drina. Il ne s’agit sans doute pas de coïncidences. Le fait d’avoir vécu en Haute Loire y est sans doute pour quelque chose. On a toujours la nostalgie des paysages de son enfance, pour moi ce sont ces paysages de haute Ardèche, la moyenne montagne, autour 1 200 m d’altitude. Quant au Rwanda, il y a une forme de beauté dans le lieu du génocide. Il y a tout d’abord la beauté extraordinaire de ces collines, de ces marais immenses : un paysage ocre et vert. Les marais déploient toute une palette de verts, et les bananeraies et les pistes une palette d’ocres. A chaque fois que j’y retourne, je peux rester des heures à contempler les marais : à la fois fasciné par l’horreur, parce que ces marais abritent les fantômes de 50 000 morts et que cela me bouleverse. Et en même temps, fasciné par le chant des oiseaux, les animaux, parfois un hippopotame qui passe, et par les flots très lents de ce fleuve. Et puis la beauté des gens, l’élégance des hommes et des femmes de ce pays. Et enfin la beauté de cette langue, dont la poésie métaphorique est extraordinaire. J’éprouve une double, une triple… non, une multifascination pour ce pays. Je me demande parfois si je me serai attaché à cette histoire de cette façon si elle s'était déroulée ailleurs. Je n’en suis pas sûr. Jean Hatzfeld

Des marais rwandais à Sarajevo, Jean Hatzfeld évoque son sentiment d’écrivain face à une réalité apparemment paradoxale : quand la tragédie se déroule dans un si bel endroit…

Ce contraste a quelque chose de littéraire et donc il est vraisemblable que parmi les motivations qu’on peut avoir à raconter ces paysages, il y a celle du plaisir d’écrire : le plaisir de la description de paysages, même dévastés, raconter Vukovar détruite par exemple c’est extraordinaire. Si le mystère de la motivation des écrivains persiste, on sait que la guerre est un sujet éminemment romanesque et que ces décors-là le sont aussi. On éprouve une attirance - probablement inconsciente - quand on se retrouve devant sa feuille, on a plaisir à raconter ces paysages, c’est comme les grands personnages. Jean Hatzfeld

Jean Hatzfeld précise la façon dont il envisage aujourd'hui, 25 ans après et cinq livres consacrés au sujet, son rapport à "l'entreprise inhumaine conduite par des humains" qu'a été le génocide rwandais…

Le Rwanda n’est pas une cause. Je ne souscris pas à la notion de "devoir de mémoire". Je suis prisonnier d’une forme de fascination pour une histoire, un vide abyssal, un mystère insoluble, c’est pour cela que j’y retourne, et cela va me poursuivre toute ma vie. Je n’ai pas la prétention d’œuvrer pour un "Plus jamais ça", je ne sais pas si mes livres sont utiles. Je ne défends rien, mais je créé un univers - celui du génocide - et j’essaie de prendre par la main le lecteur, de lui faire rencontrer Francine, Pio, Marie-Louise, Berthe, Nadine, Fulgence, Fabiola, Englebert, et les fantômes des marais. Et je lui dis : "Voilà ces gens, cette atmosphère, fais avec. Si tu en sors différent, c’est une chose. Si tu n’en sors pas différent, c’est autre chose." Mais je ne "dois" rien à personne.

Jean Hatzfeld

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