Fiche du document numéro 24811

Num
24811
Date
Jeudi Décembre 2022
Amj
Taille
1329365
Titre
Expertise scientifique et distinction diplomatique face au génocide. Entretien avec Jean-François Bayart
Sous titre
Réalisé par Étienne Smith
Résumé
The interview with Jean-François Bayart focuses on his experience as a member of the Centre d’analyse et de prévision (CAP) of the French Ministry for Foreign Affairs from 1990 to 2005. It investigates the relationship between research in African studies and French foreign policy at the time of the Rwandan crisis, and the more general development of relationships among researchers, diplomats, politicians and the military in France. It underlines the discrepancy between the representations of the various actors, the very limited influence of academics, and finally the growing marginalization of academic knowledge in both foreign policy and the media.
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation

Le chercheur et le diplomate



Le rapport Duclert souligne une forme de cécité institutionnelle du ­ministère des Affaires étrangères dans le dossier rwandais1, « une administration imperméable aux savoirs critiques dont ceux de la recherche ou même ceux produits dans le périmètre du Quai comme les analyses du CAP2 ». En tant qu’ancien expert pour le Centre d’analyse et de prévision (CAP) du ministère des Affaires étrangères à cette période, comment expliquez-vous cette incapacité des décideurs à mettre à profit des savoirs académiques ?

Comme nombre de mes collègues « africanistes », j’ai été sollicité en 1981 par Jean-Pierre Raison, proche du Parti socialiste (PS), pour faire partie d’un petit groupe d’universitaires que Guy Penne, le conseiller Afrique du président de la République nouvellement élu, François Mitterrand, entendait rassembler autour de lui. Il nous réunissait tous les mois. La discussion était très libre, l’atmosphère décontractée. Cela nous a valu quelques échanges intéressants, et parfois surréalistes. Je me souviendrai toujours de l’arrivée un peu tardive du directeur de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) à l’une de nos réunions. Il s’est assis à côté de Jean Copans ! À l’époque, nous n’avions pas de téléphone portable pour immortaliser la scène.

Cela étant dit et ri, j’ai vite été affolé par la méconnaissance crasse de l’histoire et de la sociologie du continent de la part des décideurs politiques de l’époque. N’existaient pour eux que les relations personnelles, celles qu’ils avaient nouées au sein de l’Internationale socialiste, au secrétariat international du PS ou dans les arcanes de la franc-maçonnerie. La naïveté était également au rendez-vous. Le cabinet de Jean-Pierre Cot, le fringant ministre de la Coopération qui avait été nommé à ce poste en raison de son ignorance de l’Afrique – il était juriste et très engagé dans la cause européenne – et pour le punir d’avoir soutenu Rocard au congrès d’Épinay, prodiguait sa sympathie auprès de délégations d’opposants camerounais qui allaient aussitôt rapporter aux services du président Ahidjo l’accueil chaleureux qui leur avait été réservé rue Monsieur. Tout était à l’avenant. Il se trouve que nous avions une réunion rue de l’Élysée au lendemain de la démission surprise d’Ahidjo en novembre 1982. L’ambassadeur de France à Yaoundé en avait été prévenu par un appel téléphonique du chef de l’État, 5 minutes avant son allocution. Guy Penne n’avait aucune information, aucune grille d’analyse. Son adjoint, Jean-Christophe Mitterrand, qui affichait déjà tous les symptômes de sa dérive personnelle dans l’exercice de ses fonctions, téléphonait à ses anciens collègues de l’AFP (Agence France-Presse) pour se faire une idée… Guy Penne m’a demandé mon avis, et j’ai dû improviser une intervention qui l’a laissé ébaudi. Dans ces conditions, on brille à bon compte.

Bref, j’ai tiré de cette expérience un petit essai, La politique africaine de François Mitterrand, que Le Seuil a refusé et que les éditions Karthala ont publié, en 19843. Par correction j’avais soumis le manuscrit à Guy Penne dans l’espoir de recueillir ses observations et d’améliorer mon propos. Il s’était borné à me dire que mon livre « allait faire du mal à la gauche ». Je lui ai demandé si ce n’était pas plutôt sa politique qui « allait faire du mal à la gauche ». Autant dire que nos rapports se sont distanciés.

Quelques mois plus tard, le scandale du Carrefour du développement4 allait confirmer qu’il n’y avait pas dans cet ouvrage que de la polémique ou une amertume liée à je ne sais quelle espérance déçue. Et, à l’automne 1989, à la suite j’imagine de la publication de L’État en Afrique. La politique du ventre5 qui avait rencontré un certain écho dans la presse, lesté de ce proche passé sulfureux, j’ai été approché par le Centre d’analyse et de prévision (CAP) du ministère des Affaires étrangères, après une enquête des Renseignements généraux à mon endroit, pour m’entendre proposer un poste en bonne et due forme. J’ai préféré le statut de consultant permanent, similaire à celui de mes collègues Olivier Roy et Marie Mendras. J’ai pris mes fonctions le 1er avril 1990, sur fond de grande vague de revendication démocratique au sud du Sahara. C’est dans ce cadre que j’ai produit un certain nombre de notes confidentielles – je veux dire à l’usage exclusif du Quai d’Orsay, du ministère de la Défense, auxquelles elles étaient également transmises, et de la présidence de la République. Sous la direction de Jean-Marie Guéhenno, j’ai joui d’une liberté complète d’analyse et d’expression, pourvu que je respecte les codes langagiers de l’institution. Bonne école, au demeurant, qui apprend à énoncer les pires abominations dans un style châtié. Car j’y disais exactement la même chose que dans les quotidiens et hebdomadaires qui m’interviewaient, et dans lesquels je ne mâchais pas mes mots.

Je veux dire par là que je n’ai subi aucune censure administrative, et encore moins politique, même si le rédacteur Afrique centrale, un homme charmant au demeurant, ne manquait aucune de mes prises de parole publiques, sans doute pour en référer à qui de droit. La confiance était suffisante pour que j’aie accès aux télégrammes Confidentiel Défense et aux notes de la DGSE, qui pouvaient être très riches en informations de première main – par exemple celles provenant du Cameroun. Tout le monde était très aimable avec moi, à commencer par Erik Orsenna qui était dans le cabinet de Roland Dumas. Mes notes circulaient. J’ai contribué au dossier préparé pour le président de la République à l’approche de la Conférence de La Baule, par exemple. Mais, de toute évidence, cela n’« imprimait pas » dans la conscience politique ou administrative des décideurs. Olivier Roy m’avait d’ailleurs prévenu quand je l’avais consulté avant d’accepter la proposition du CAP : « Vas y, c’est très intéressant, le Quai d’Orsay est la meilleure agence de voyages de Paris, mais sache que tu n’auras jamais la moindre influence sur la prise de décision. »

Autrement dit, le consultant est là pour apprendre lui-même, il acquiert une connaissance ethnologique de l’administration qu’il sert et, en l’occurrence, de la politique étrangère de la France, mais sa fonction auprès de son employeur n’est pas de l’aider à y voir clair, elle est sans doute d’ordre psychologique : elle le rassure, elle lui procure un élément de confort et de distinction, elle lui apporte le label du gouvernement éclairé par l’expertise qui est un marqueur de modernité et d’appartenance au club des grandes chancelleries, celles du monde occidental.

Au Quai d’Orsay, il est probable que le ministre Roland Dumas n’ait pas lu une seule de mes notes, pas plus d’ailleurs que celles de mes collègues traitant d’autres régions. Rares sont les hommes ou les femmes politiques qui savent lire ou écouter – au fil de mon itinéraire, je pourrais citer Michel Rocard, François Léotard, Jean-Louis Bianco, Alain Juppé, Hubert Védrine, parmi d’autres – mais, de toute manière, ils ne peuvent véritablement entendre ni tenir compte de la parole universitaire, parce que celle-ci est prise dans un champ de forces qui la rend inaudible.

Dans le cas du Quai d’Orsay s’y ajoute un autre facteur. Les diplomates sont des brahmanes, l’expert est d’une basse caste sans forcément être un intouchable. Cela ne retire rien aux relations amicales que le chercheur peut tisser avec des diplomates, aux rapports de respect mutuel qui peuvent les unir. La part de l’humanité, de l’intelligence, de la compétence professionnelle n’est ni plus grande ni plus petite au Quai d’Orsay que dans le reste de la société française. Simplement, la parole des basses castes ne peut avoir le même poids que celle des brahmanes. Mais ne voyez aucune amertume dans mon propos. La diplomatie a besoin de brahmanes, de prêtres qui pratiquent les rituels, et ceux-ci ne sont pas forcément des lecteurs attentifs des élucubrations des théologiens, si je file la métaphore religieuse.

Cette incapacité à entendre ne se double-t-elle pas d’une forme de spécificité vis-à-vis du continent africain dans les ministères ? Certains hauts fonctionnaires ou officiers perçoivent le continent comme « familier », ­pensant pouvoir s’affranchir de savoirs et se prévaloir d’une expérience personnelle du continent, d’une forme d’« expertise spontanée » dans le cadre des relations franco-africaines si particulières ?

Non, je pense que la même chose pourrait être dite du Moyen-Orient, de la Chine, et sans doute de l’Europe, avec son habitus particulier, celui des relations intergouvernementales et de la Commission de Bruxelles. Il s’agit plutôt d’un conformisme de la pensée institutionnelle et politique auquel se heurtent l’expert, mais aussi le diplomate hétérodoxe. En poste à Kinshasa au début des années 1990, l’ambassadeur Henri Réthoré était d’une lucidité absolue sur la politique de Mobutu mais n’a jamais pu se faire entendre de l’Élysée. Au sujet de l’Iran, François Nicoullaud, qui jouissait d’une réputation et d’un poids institutionnel considérables, a été marginalisé dès lors qu’il a émis des doutes sur le bien-fondé de la politique de sanctions à l’encontre de Téhéran, mise en œuvre sous l’influence de la « secte6 ». L’ambassadeur de France en Israël a même interdit à son personnel d’aller écouter la conférence que celui-ci devait prononcer dans une université ou un think tank… Il est des brahmanes « rouges » qu’il convient d’ostraciser.

Mais vous avez raison : l’idéologie culturaliste joue un grand rôle dans l’autisme de l’institution vis-à-vis du savoir, ou plus exactement de la recherche scientifique, en Afrique comme dans le reste du monde. Il n’empêche que, dans le cas de l’Iran, où l’on voit la même captation de la politique étrangère de la France par une camarilla, en l’occurrence non de militaires mais de diplomates, le culturalisme peut fournir des « éléments de langage » mais ne constitue pas la raison politique fondamentale qui est à l’œuvre. Interviennent plutôt des logiques propres à une « communauté d’experts », en l’occurrence, dans le cas de l’Iran, celle de la non-prolifération nucléaire, de l’atlantisme, voire du soutien résolu à Israël. Quoi qu’il en soit, l’on observe la même concentration de la décision entre les mains d’un petit groupe de personnes qui impose une « problématique légitime du politique », pour parler comme Bourdieu. Il se trouve qu’au CAP j’étais également en charge de l’Iran. En 2002, il a été décidé que je ne ferai plus de missions sur le terrain puisque « c’était toujours la même chose » – à ceci près qu’en 2005 fut élu un Mahmoud Ahmadinejad que personne n’avait vu venir. Et finalement je me suis fait « virer » du CAP, précisément en 2005. Notre collègue Bernard Hourcade connaîtra la même mésaventure à la Délégation aux affaires stratégiques (DAS) du ministère de la Défense. Depuis cette époque, dans l’administration française, il est interdit de penser à propos de l’Iran. Or, les conséquences peuvent être aussi graves que pour le Rwanda. La France est liée aux pétromonarchies du Golfe par des accords de défense très « engageants » et serait partie prenante d’une guerre entre ceux-ci et la République islamique, sans que le débat parlementaire ou public (ou plutôt l’absence de débat) puisse en avertir les citoyens.

Le rapport Duclert mentionne votre note du 26 octobre 1990, « Le détonateur rwandais », qui annonce, quelques jours après le début de l’engagement français, les risques d’enlisement français et de restauration autoritaire du régime Habyarimana. On y apprend que votre note a été notée 12/20 par le ministère de la Défense et la Direction des affaires militaires7.

Cela confirme simplement que j’ai toujours été un élève assez médiocre.

En tant que consultant permanent au CAP, quelles étaient les relations avec les autorités de tutelle, et plus largement au sein de l’appareil d’État. Finalement, rétrospectivement, à quoi a servi ce travail d’expertise ? Vous écriviez, en 1995, que « le diplomate a un crédit auprès de la présidence de la République que l’expert n’a absolument pas8 ».

J’étais consultant permanent, sous l’autorité du directeur du CAP, qui diffusait – ou refusait de diffuser – mes notes. Dans ma « carrière » de consultant du CAP, une seule d’entre elles, si mes souvenirs sont exacts, a fait l’objet d’une décision de rétention, sous la pression de l’ambassadeur de France à Abidjan, sans doute relayée par la cellule africaine de l’Élysée. Un consultant, s’il fait bien son travail, c’est un peu le fou du roi. On lui passe des propos qui en enverraient d’autres à la potence. Le consultant dit tout haut ce que beaucoup de fonctionnaires pensent tout bas mais ne peuvent pas exprimer, à cause des contraintes de la hiérarchie mais aussi de leur métier, dans ce qu’il a de plus noble.

Dans l’ensemble, j’ai longtemps eu des relations paisibles avec l’ensemble de l’appareil d’État. À l’approche des élections législatives de 1993, j’avais proposé ma démission à Jean-Marie Guéhenno car je sentais la moutarde me monter au nez et ne voulais pas l’embarrasser. Il l’a refusée, mais le directeur de la Direction des affaires africaines et malgaches du ministère a obtenu ma peau (administrative) à la suite d’une interview particulièrement caustique que j’avais donnée à Jeune Afrique. Trois mois plus tard, avec l’alternance, le nouveau directeur du CAP, Bruno Racine, un proche d’Alain Juppé, m’a fait revenir. Quand j’ai émis l’hypothèse de ne plus m’occuper de l’Afrique mais seulement de la Turquie et de l’Iran, qui étaient également dans mon « portefeuille », il s’est récrié. Gloire, soit dit en passant, à la République, à la res publica. Bruno Racine savait fort bien que je n’avais pas les mêmes opinions politiques que les siennes et celles de son ministre, Alain Juppé. Cela ne l’a pas dissuadé de me reprendre dans son équipe. Quelques années plus tard, en revanche, je me heurterai, comme d’autres, à un véritable maccarthysme interne. Sur l’Iran, je ne faisais pas partie des fonctionnaires « bleu blanc rouge » (sic), et après la publication d’une tribune « Obscénité franco-tchadienne » dans Le Monde, un conseiller de Nicolas Sarkozy déclarera devant témoin, en 2008, qu’il fallait me « virer » (re-sic) du CNRS – lequel « se contentera » de bloquer pendant plusieurs années ma promotion à la classe exceptionnelle des directeurs de recherche qu’avait recommandée sa section 40.

Mais revenons à 1993. En restant au CAP, j’ai continué à suivre attentivement la question rwandaise, et j’ai aussi rédigé une note de synthèse sur les errements et les dangers de la politique africaine de la France, en juin 1994. Élu à la présidence de la République, Jacques Chirac l’agitera sous le nez de Jacques Foccart pour lui expliquer que son retour dans son bureau de la rue de l’Élysée ne lui semblait pas opportun. Vous voyez que les Voies de l’Expertise sont impénétrables.

En bref, je n’ai jamais eu le sentiment d’être un paria, un ennemi aux yeux des diplomates ou des militaires, dont certains sont devenus des amis personnels. Les uns appréciaient mes analyses, d’autres non, mais je faisais partie de la famille institutionnelle, et d’une certaine manière, j’en fais toujours partie, fût-ce au titre de cousin éloigné, subalterne et remuant. L’entre-soi institutionnel est à géométrie variable.

Il n’empêche que le noyau dur de la prise de décision est inaccessible pour l’expert, et peut-être est-ce mieux ainsi : il n’est pas élu, ni d’ailleurs infaillible. Alors, vous me demandez à quoi j’ai servi. Je puis vous répondre : à rien. Ou plutôt à une petite chose : à sauver l’honneur de la recherche et de l’université, au même titre que d’autres collègues comme Roland Marchal ou Jean-Pierre Chrétien, dans la mesure où le rapport Duclert établit que nous avons compris et dit en temps (in)utile un minimum de choses et que « le rôle de la France » au Rwanda ne se borne pas à celui de sa complicité de fait avec les génocidaires. Car « la France », c’est nous, les chercheurs, les universitaires, autant que les politiques, les militaires, les diplomates. C’est peu, très peu, dérisoire même, au regard de la tragédie, mais enfin nous préférons l’avoir fait que de ne pas l’avoir fait. Oui, les chercheurs sont des emmerdeurs, des empêcheurs de penser en rond, et parfois de tuer en rond. La grandeur de la République, dont on peut craindre qu’elle ne s’étiole sous l’effet de la contractualisation de la recherche, c’est de nous payer pour cela.

Dans votre expérience, qui des politiques, des diplomates et des militaires se montraient les moins réceptifs ? Ou finalement est-ce que cette ligne de clivage n’est pas la bonne, les « blocages cognitifs » qu’évoque le rapport Duclert étant également partagés par ces trois univers ?

Encore une fois, cette ligne de clivage n’est pas la bonne. Le rapport Duclert a mis en exergue le rôle exemplaire et la lucidité de militaires comme le général Varret ou le colonel Sartre. Quelques années après le génocide des Tutsi, deux officiers de la DGSE en poste à Pretoria ont voulu me voir lors de mon passage en Afrique du Sud. Les larmes aux yeux, ils m’ont raconté comment ils avaient alerté leur hiérarchie sur les agissements du Hutu Power et comment leurs notes avaient été passées par pertes et profits. Au Quai d’Orsay, l’ambassadeur Georges Martres, sous l’emprise de l’Akazu, coexistait avec l’ambassadeur Réthoré, c­ritique impitoyable du maréchal Mobutu.

Est-ce que les relations entre diplomates français en Afrique et chercheurs français sur l’Afrique ont évolué depuis 1990-1994 ? On peut penser par exemple à la façon dont l’ambassadeur Georges Martres a répondu à votre note sur le « détonateur rwandais9 ». Serait-ce envisageable aujourd’hui ? Ou, plus généralement, comment les notes des chercheurs du CAP sont-elles reçues dans les postes diplomatiques ?

Comme je ne travaille plus depuis longtemps sur la politique africaine de la France, je ne puis vraiment répondre à votre question. J’étais membre de la Commission du Livre blanc sur la Défense et la sécurité nationale10 lorsque l’Opération Serval a été déclenchée. Je n’ai pas eu le sentiment que l’expertise universitaire ait été vraiment mobilisée à cette occasion. J’ai publié avec deux collègues, Ibrahima Poudiougou et Giovanni Zanoletti, L’État de distorsion en Afrique de l’Ouest sous l’égide de l’Agence française de développement11. Le livre me paraît contenir des pistes de réflexion originales et de nature à montrer l’inanité, ou en tout cas l’insuffisance, de la réponse militaire à un problème social, quoi que l’on pense du lancement de l’intervention elle-même – j’estimais qu’elle était politiquement inévitable, d’autres collègues, comme Roland Marchal, l’ont immédiatement déplorée. Or, en dehors de l’AFD (Agence française de développement), pas un seul responsable politique ou administratif n’a pris l’initiative de s’en entretenir avec nous.

De manière plus générale, je vous invite à vérifier le nombre d’ambassades françaises qui sont abonnées à Politique africaine. Lorsque nous avons lancé la revue dans les années 1980, nous en avions plus d’américaines que de françaises…

J’ai le sentiment que l’appareil de la politique étrangère s’est refermé sur lui-même. La Conférence des ambassadeurs, qu’Alain Juppé et Hubert Védrine voulaient ouverte sur le monde de la recherche et de la presse – dans les limites du genre –, n’accueille pour ainsi dire plus de personnes étrangères au monde de la diplomatie.

La presse a une part de responsabilité en la matière. Elle se préoccupe beaucoup moins de politique étrangère, est beaucoup moins critique. À dire vrai, il n’y a pas de débat public, en France, sur sa politique étrangère, en dehors de la construction européenne – par débat public, j’entends, de manière habermasienne, l’« usage public de la raison ».

Le politique et le militaire



Vous avez évoqué « l’autonomie du fait militaire colonial et postcolonial […] que ne sont jamais parvenues à contrôler les autorités civiles de la République française, de la conquête de l’Afrique occidentale dans les années 1880-1890 à la gestion des crises tchadienne, centrafricaine et rwandaise des années 1980-199012 ». Est-ce que vous maintenez cette lecture, ou est-ce que le rapport Duclert ne vient pas nuancer cette autonomie forte en soulignant les responsabilités politiques élyséennes majeures ? Qui de la « cellule africaine » ou de l’état-major particulier a eu le plus d’influence sur le président Mitterrand selon vous ?

Je ne suis pas en mesure de vous répondre précisément, et je vous renvoie vers les travaux de mon collègue du Ceri (Centre de recherches internationales), Samy Cohen. Pour ce qui est du Rwanda, l’état-major particulier du chef de l’État me semble avoir eu la main, de pair avec le responsable de la Mission militaire de Coopération, le colonel Huchon. Mais la commission Duclert n’a pas eu accès aux archives de la cellule africaine, si tant est que celle-ci en ait tenues, ce qui paraît improbable de la part de Jean-Christophe Mitterrand. Or je crois me souvenir que ce dernier a été très actif lors des négociations d’Arusha, de pair avec son compère Jeanny Lorgeoux, député de Romorantin. Les deux hommes appuyaient le Hutu Power et ne cachaient pas leurs réserves quant à un accord de paix qu’ils jugeaient trop favorable au FPR. C’est l’un des angles morts du rapport Duclert.

Pour ce qui est de Serval, la décision en revient à François Hollande, qui a pris en main le dossier dès son élection et a négocié, par exemple, avec l’Algérie pour obtenir sinon son soutien, du moins son indulgence dans la mise en œuvre de l’opération. Ce qui n’allait pas de soi compte tenu de l’arrière-plan historique, colonial et postcolonial. Mais j’ai pu aussi observer, à cette occasion, l’ampleur des divisions internes à l’institution militaire. L’armée de terre a saisi cette opportunité pour rappeler son importance stratégique, alors qu’elle était sous la pression de l’armée de l’air et de la marine – notamment de la force nucléaire sous-marine – et, bien sûr, de Bercy, pour obtenir des arbitrages budgétaires qui lui soient moins défavorables. L’un des sujets de discussion et d’affrontement entre les armes portait sur le maintien ou la suppression des bases militaires françaises au sud du Sahara. Pour l’infanterie de marine, la crise malienne a été une divine surprise.

Quoi qu’il en soit, le détenteur de l’autorité politique porte toujours la responsabilité de la décision. À charge pour lui de ne pas devenir l’otage de son administration, de ses conseillers ou de son état-major particulier. Bien qu’il dénonce l’« État profond » de la haute administration – dans un glissement de langage spécieux, car la haute administration est précisément le contraire de l’« État profond », d’un point de vue républicain –, Emmanuel Macron n’échappe pas à ce risque, autant qu’à celui de son autosatisfaction, dans sa gestion de la politique africaine de la France, que ce soit dans le Sahel ou au Mozambique, ou encore dans la manière policière dont il traite la question migratoire.

Si l’on cherche à faire la part des aspects plus contingents et des dimensions plus structurelles qui contraignent l’horizon des possibles en matière ­d’intervention extérieure, quelle place donner par exemple à la personnalité de François Mitterrand (un président affaibli par la maladie mais se voulant très au fait des dossiers africains de par sa trajectoire propre) ? Faut-il mettre l’accent sur les conséquences de l’hyper-présidentialisation de notre ­système institutionnel ? Ou plutôt sur l’inertie de la « politique bureaucratique13 » en général ? Des factions qui traversent les ministères concernés et compar­timentent la diffusion de l’information ?

Incontestablement, Mitterrand était prisonnier de sa superbe d’ancien ministre des Colonies et de son vieux partenariat politique avec Houphouët-Boigny, qui remontait à 1951 tout de même. Homme de culture, il se méfiait des sciences sociales, si l’on en croit Régis Debray. En outre, en 1990, il était affaibli par la maladie – en juin 1994, pendant l’opération Turquoise, plus encore. En octobre 1990, il prit la décision d’intervenir au Rwanda alors qu’il était sur un bateau de guerre au large du Koweït. Il semble avoir établi une analogie entre les deux situations : deux petits pays attaqués par leur grand méchant voisin, respectivement l’Ouganda et l’Irak. Sur l’agenda international, le Rwanda était microscopique, et d’ailleurs noyé dans une déferlante de crises politiques en Afrique même. Que pesait-il, dans l’agenda présidentiel, par rapport à la guerre du Golfe, à l’éclatement de la Yougoslavie, à l’effondrement de l’Empire soviétique, au traité de Maastricht, à la problématique de l’élargissement de l’Union européenne, etc. ? Dans ces conditions, la « sagacité ethnographique » – pour reprendre l’expression de George Steinmetz – de l’état-major particulier et du 1er RPIMA (Régiment de parachutistes d’infanterie de marine), engagé au Rwanda, a joué à plein, et aussi, sans doute, le souci du secrétaire général de l’Élysée, Hubert Védrine, de protéger son « patron » épuisé par la maladie.

L’hyper-présidentialisation est en effet un gros problème. N’oublions pas que les conseils restreints de défense qui ont géré de manière aconstitutionnelle, voire anticonstitutionnelle, la crise du Covid ont été institués dans le contexte de l’affaire rwandaise, et pour contourner les réticences du ministre de la Défense, Pierre Joxe, et de l’état-major des armées. L’hyper-présidentialisation laisse le champ libre au déploiement de l’« ordre par la voix » au détriment des procédures institutionnelles, voire constitutionnelles. C’est la porte ouverte à toutes les dérives, dans un climat infantile de sacralisation de l’autorité du « Président » en son « Château », en son « Palais ».

« Blocage cognitif » et « habitus coloniaux »



Le rapport met en lumière un « blocage cognitif profond14 » qui empêche la remise en question d’un « système fermé et endogène de représentations » axé sur une conception figée de la politique française en Afrique et le prisme « ami/ennemi15 ». Vous écriviez en 1995, à propos de ces filtres de perception : « Je crois que l’appareil de décision français est incapable de prendre la mesure des transformations sociales en Afrique. Toutes les informations sont filtrées par nos représentations culturelles du politique en Afrique16 . » Or l’un des prismes d’analyse omniprésent qui participe du « blocage cognitif » est le réductionnisme racial ou ethnique17. Au fond, est-ce que plusieurs décennies de travaux de déconstruction de la notion d’ethnicité par des anthropologues, des historiens ou des politistes, notamment africanistes, n’ont servi à rien ? Quand on pense notamment que de nombreux officiers en 1994, et encore de nos jours, lisent d’abord, voire seulement, Bernard Lugan sur le sujet du Rwanda ?

Bernard Lugan connaît en effet un regain de succès, y compris au sein de l’armée, ce qui fait froid dans le dos au regard de ses états de service idéologique dans la région des Grands Lacs. Mais il est aujourd’hui l’intellectuel organique d’autres enjeux que ceux de la colonisation ou de la Françafrique.

Pour s’en tenir à la région des Grands Lacs, l’ethnicisme d’une partie de l’institution militaire ou de l’appareil diplomatique a inspiré, au lendemain du génocide des Tutsi, des fantasmes de création d’un Tutsiland (ou d’un Hutuland), soit sur le territoire rwandais, soit sur celui… du Zaïre, projets radicalement inédits et délirants qui n’avaient pas grand-chose à voir avec le moment colonial français (ou belge) et trouvaient sans doute leurs origines dans l’imaginaire racial de l’apartheid et de ses bantoustans, dont Bernard Lugan se trouve être un « spécialiste ». De même, dans un contexte d’élections compétitives et d’aspiration, plus ou moins sincère, à l’instauration de la « démocratie », l’ethnicisme a introduit la notion d’« ethnie majoritaire » – sous-entendu les Hutu – auquel devait revenir le pouvoir, en toute logique « démocratique ». Un discours que les militaires français ont repris à leur compte et qu’a endossé François Mitterrand pour expliquer l’engagement de la France aux côtés du président Habyarimana. On voit que l’idée ethnique n’a pas alors la même portée que dans un contexte d’occupation coloniale et qu’elle légitime une forme terrifiante et neuve de despotisme, voire de despotisme génocidaire.

Les universitaires ne devraient-ils pas aussi faire leur autocritique ? Est-ce que la vulgarisation des travaux académiques, en particulier sur l’Afrique, ne pourrait pas être plus investie ?

Il m’est difficile de répondre à cette question car je suis juge et partie. J’ai beaucoup investi, à une époque, dans les médias. Mais cela est assez décourageant car cette profession, en France, ne respecte plus guère le travail intellectuel. Là comme ailleurs règne un certain poujadisme. Le terme même d’expert dont on nous afflige est assez dégradant. Ne sommes-nous pas plutôt des créateurs : de savoirs, d’interprétations ? De cela, les médias ne parlent jamais, pas même France Culture. Tous les matins, cette chaîne demande gravement à un·e artiste à quoi il·elle rêve. Et le soir on a droit à une nouvelle dose de ses rêveries… Jamais on ne nous demande à quoi « nous rêvons ». Peut-être à des journalistes qui liraient plus, qui s’intéresseraient plus à la complexité et à la diversité du monde, ce que j’appelle son historicité ? Quand on veut être aimable avec nous, on nous nomme les « sachants ». Quelle horreur ! Nous sommes des « doutants », et c’est bien pour cela que l’on nous écoute de moins en moins. Et cette paresse intellectuelle des médias est particulièrement lourde dès qu’il s’agit de questions politiques autres qu’hexagonales.

Pour s’en tenir au Rwanda, nous avons été nombreux à nous mobiliser pour nous exprimer, certains d’entre nous beaucoup plus compétents que moi – je pense notamment à Jean-Pierre Chrétien –, et les médias nous ont d’ailleurs, à l’époque, ouvert leurs colonnes. Ce temps est révolu. Nous ne sommes pas les seuls à détenir les clefs de la légendaire « tour d’ivoire » des intellectuels, et ce n’est pas toujours nous qui nous y enfermons.

Savoirs généralistes, savoirs spécialisés, à quel « saint » se vouer ?



Dans les grilles de lecture appliquées au Rwanda par les décideurs, on semble osciller entre un aveuglement à la spécificité du Rwanda, auxquels ont été appliqués mécaniquement des réflexes et routines éprouvées dans le pré carré plus familier de la Françafrique (République centrafricaine, Tchad…), et une forme de surinvestissement de la « spécificité rwandaise » ou « Grands Lacs » par la mobilisation d’argumentaires culturalistes et ethnicistes, adossés et des obsessions géopolitiques comme la mainmise « anglo-saxonne ». Alors, la faute à un aveuglement « généraliste » ou, au contraire, à une obsession « singularisante » ?

Ce qui est frappant, en tout cas, c’est que les décideurs de l’époque n’ont pas voulu voir que la stratégie du Hutu Power n’était qu’un avatar parmi d’autres de la restauration autoritaire qui, un peu partout en Afrique, cherchait à endiguer les revendications démocratiques, et sur laquelle insistaient mes notes du CAP dès l’été 1990, qu’elle constituait une véritable « politique publique » conduisant à des massacres organisés, puis à un « génocide bureaucratique et participatif de proximité ». La mise en exergue de la spécificité rwandaise a dépolitisé le conflit, l’a privé de sa dimension universelle, ou en tout cas continentale – ce qui a enfermé le décideur politique français dans ses fautes d’appréciation. Il est d’ailleurs frappant que le rapport Duclert ne fasse pas état de ces notes de synthèse à l’échelle sous-continentale ou consacrées à tel ou tel autre pays, par exemple le Cameroun, le Togo, la Côte d’Ivoire, le Zaïre, tout simplement parce qu’elles n’ont pas été archivées dans les cartons Rwanda, mais que recevaient tous les décideurs et tous les postes diplomatiques français en Afrique, ainsi que les « grandes » ambassades dans le reste du monde.

Cette disjonction cognitive n’a pas été innocente. Dissocier la restauration autoritaire au Cameroun et au Rwanda, c’était aussi permettre le Hutu Power laundering à Yaoundé après le génocide. Je me suis toujours demandé s’il n’y avait pas eu une translation, de Kigali à Yaoundé, dans la dénonciation de l’« ethnofascisme bamiléké » sous la plume d’intellectuels organiques du régime Biya, dans les années 1990. La responsabilité de la France dans le fil tragique des événements rwandais est avérée. Elle ne doit pas dispenser de toute interrogation relative à celle de certaines capitales africaines. Il serait bon d’enquêter, en toute objectivité et sans a priori, sur le rôle d’un Jacques Booh-Booh, représentant du secrétaire général des Nations unies à Kigali et chef de la Minuar (Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda) de novembre 1993 à juin 1994, proche de l’Akazu, figure importante de la classe diplomatico-politique camerounaise et membre éminent du « lobby beti » à Yaoundé. Sur ce lien entre la restauration autoritaire en Afrique subsaharienne et les événements du Rwanda, je vous renvoie à mon article dans AOC18.

Parallèlement, dans la circulation des savoirs du monde de la recherche vers celui de la décision politique, est-ce que des savoirs trop spécialisés ne sont pas parfois problématiques pour les décideurs, sans mise en ­perspective régionale pour les décoder ? N’est-ce pas symptomatique d’un manque de dialogue entre ces deux mondes ?

Oui, bien sûr. Mais soyons humbles. Comme vous le savez, je n’étais pas un spécialiste de la région des Grands Lacs. Les pages que j’y ai consacrées dans L’État en Afrique ne sont pas les meilleures du livre19. À dire vrai, elles sont même assez contestables. Mais, au CAP, à l’automne 1990, et dans les années qui ont suivi, j’ai fait mon job d’analyste, et au royaume des aveugles… J’ai tiré la sonnette d’alarme dès octobre 1990 parce que, rationnellement, les choses étaient évidentes pour qui avait un minimum de bagage intellectuel et de sens politique. Et puis j’écoutais mes collègues spécialistes de la zone. Je les écoutais, mais les entendais-je ? Dans ma fameuse note du 24 octobre, il y avait tout, sauf l’essentiel : la probabilité, l’annonce du génocide dont m’avait pourtant entretenu Catharine Newbury, sans que je puisse y croire, la juger vraisemblable, crédible. C’était trop pour un chercheur qui ne connaissait pas la région !

C’est la raison pour laquelle il faut plaider pour une véritable démocratisation de la prise de décision en matière de politique étrangère : au parlement, par le biais de la presse. Je ne dis pas cela pour disculper les autorités politiques de leur responsabilité, écrasante. Mais sachons être humbles. Être chercheur, c’est aussi cela, et c’est aussi comme cela que l’on doit nous appréhender dans le débat public, plutôt que comme des experts. Vous connaissez la métaphore de Michel de Certeau : l’expert, il est comme Félix le Chat, il ne s’aperçoit pas tout de suite qu’il marche dans le vide. Mais constamment on nous demande d’être des « sachants », de trancher, de pérorer, quitte d’ailleurs à ne pas nous écouter. Il m’arrive d’être appelé par des radios pour commenter l’actualité politique de la Centrafrique, du Mali, de tel ou tel pays d’Afrique dont je ne suis pas un spécialiste, comme si un chercheur « africaniste » pouvait être compétent sur toutes les situations du continent. Demanderaient-elles à un spécialiste de l’Italie de commenter les problèmes de Boris Johnson ?

Le Rwanda et après ?



Une note du colonel Patrice Sartre au directeur de la DAS en février 1998, citée par le rapport Duclert, souligne combien, « dans le contexte post-génocidaire, il est facile de trouver des témoignages des indices d’alerte qui auraient dû être pris en compte, et combien au contraire, il est difficile d’en obtenir qui aident à comprendre les raisons qui ont conduit à les négliger20 ». Si on pense à la guerre en Côte d’Ivoire (2002-2011), peut-on dire qu’au fond les leçons de l’engagement rwandais ont été tirées ? Que les spécialistes ont été plus écoutés ?

Lors de la négociation des accords de Marcoussis, pas un seul « expert » des questions africaines du CAP ne participait aux discussions ou ne les suivait, ne serait-ce que sur des sièges en retrait de la table. Mario Giro, qui y représentait la Communauté de Sant’Egidio, était stupéfait de notre absence. Richard Banégas était alors consultant permanent du CAP et travaillait directement sur la crise, ès qualités mais aussi comme chercheur. Le Quai ­d’Orsay et, n’en doutons pas, l’Élysée ont délibérément choisi de se priver de ses compétences, avec le résultat que l’on connaît quant à la conduite politique de cette crise.

Si on pense à la situation au Tchad et en République centrafricaine, à la guerre au Mali, enfin, est-ce que les leçons ont été là aussi tirées ? Les savoirs spécialisés mobilisés ?

Non. La rente cognitive de l’armée a été déterminante et monopolistique dans ces trois pays. Il suffit de voir la manière dont le fils Deby a été adoubé par Emmanuel Macron en 2021. Et le retrait des troupes françaises du Mali n’a rien à voir avec l’analyse des chercheurs.

Plus généralement, observe-t-on selon vous une différence selon les ­quinquennats dans la façon dont l’analyse universitaire ou l’expertise est traitée ?

À titre personnel, Mitterrand n’était pas intéressé par ce que les universitaires pouvaient dire. À ma connaissance, Chirac ne l’était pas plus, tout cultivé qu’il fût. En matière de « civilisation », l’un et l’autre étaient pré-foucaldiens !

Sarkozy, qui s’estimait entouré de crétins, n’écoutait personne d’autre que lui-même. Ses rencontres avec des intellectuels étaient des monologues. Sa politique africaine a été erratique, s’est inscrite dans la continuité de celle de ses prédécesseurs malgré les gestes d’ouverture lors de sa campagne électorale, immédiatement ruinés par le calamiteux discours de Dakar, et elle s’est vite réduite comme une peau de chagrin à la focale de la lutte contre l’immigration, piège électoraliste et idéologique dont nous ne sommes toujours pas sortis si l’on en juge par le livre de chevet d’Emmanuel Macron : l’essai affligeant de Stephen Smith21.

Hollande était capable d’écouter, prenait lui-même des notes, et utilisait ses conversations avec des chercheurs ou chercheuses pour préparer ses voyages officiels.

Faute d’expérience personnelle, je ne puis me prononcer sur Macron, mais je ressens qu’il entretient une relation narcissique avec les universitaires qui n’est pas propice à l’écoute vraie et ne préjuge pas de la politique menée22. En fait, Macron adhère au roman national le plus éculé, tout comme Sarkozy, et cela n’est guère propice à l’écoute du monde de la recherche. N’oublions pas que c’est lui qui, en juin 2020, a lâché la meute de ses ministres contre l’islamo-gauchisme, le « wokisme » – au début, je me demandais ce qu’il avait contre cet ustensile assez inoffensif de la cuisine chinoise – et la prétendue théorie du genre.

Est-ce qu’enfin, en toile de fond, la question de l’efficacité et de l’oppor­tunité de la coopération militaire ne se pose pas ? Le cas rwandais ­n’annonçait-il pas déjà, comme le Tchad ou la République centrafricaine, les impasses qu’on vit de nos jours au Mali et que les Américains ont vécues en Afghanistan, impasses sur lesquels les chercheurs et certains diplomates et militaires lucides n’ont cessé d’alerter. À propos du Rwanda, un document émanant de l’état-major des armées lui-même faisait un bilan sévère, dès le printemps 1992, de la coopération militaire au Rwanda, condamnée à l’inefficacité ou à l’enlisement23.

De fait, l’armée française a abrité en son sein un colonel Huchon et un général Varret. Ce qui confirme qu’elle n’est pas pire que toute autre institution républicaine et que la responsabilité de la décision, singulièrement celle de l’intervention militaire, revient entièrement à l’autorité politique. En 2008, c’est Nicolas Sarkozy qui inclut, contre toute évidence, le Mali dans un arc djihadiste allant de ­l’Afghanistan à la Mauritanie et qui confère à une poignée de combattants leurs lettres de noblesse anti-impérialistes. C’est lui aussi qui fait guerroyer l’armée française aux côtés de l’armée mauritanienne sur le territoire malien sans en référer au gouvernement de Bamako, quitte à verser des larmes de crocodile sur la « faiblesse » ou la « faillite » de l’État. C’est enfin lui qui envoie les troupes françaises en Afghanistan, dans une guerre perdue d’avance24. Gilles Dorronsoro a bien montré, à propos de ce pays, comment le state-building de substitution est voué à l’échec25. En outre, l’asymétrie du rapport de force militaire est, dans la durée, à notre détriment. Parce que les djihadistes offrent une réponse politique, d’orientation religieuse, à une crise agraire, ils étendent progressivement leur implantation à l’ensemble de la région sahélienne et confrontent la France à un défi militaire impossible à relever, ne serait-ce que pour des raisons financières. Au vu de ce que coûte la moindre action militaire, désormais hautement techno­ logique, cela fait cher le djihadiste, avec ou sans guillemets, tué ! Il est évident qu’aucun pays occidental ne peut tenir le rythme. Sans compter que politiquement cela est ingérable, comme le prouve la réaction de rejet du Mali à l’encontre de la présence française.

Le retrait militaire est donc inévitable. Mais il va survenir au pire moment, je veux dire bien trop tard. Après avoir cautionné trente ans de restauration autoritaire sur les débris de la revendication démocratique de 1988-1991, la France a contribué à l’évidement de l’espérance démocratique, ce qui a poussé ou favorisé l’émergence de nouvelles formes de contestation, voire de révolution, de type armé et/ou d’orientation religieuse. Dans le même temps, de nouveaux acteurs internationaux ont accru leur influence sans que nous puissions en attendre une amélioration des choses. L’Afrique aura troqué sa dette vis-à-vis de l’Occident contre sa dette à l’égard de la Chine – le cas de l’Angola est emblématique. Et ce n’est pas Wagner qui fera progresser le respect des droits de l’homme ou des libertés publiques. Par ailleurs, la France n’a plus aucun projet politique autre que celui de la lutte contre le « terrorisme » et l’immigration. Achille Mbembe croit à un nouveau départ possible. Ce que je vois, pour l’instant, c’est surtout la volonté de Macron de coopter les élites de la diaspora et d’amadouer les banlieues, sans la moindre inflexion dans la politique anti-migratoire, par exemple, ou dans la légitimation de despotes plus ou moins éclairés26.

Avec tout le respect que l’on peut avoir pour l’institution militaire, ou en tout cas pour ses serviteurs républicains, on peut conclure en disant que l’armée française aura été en Afrique ce que la police française est dans les quartiers populaires de l’Hexagone. Ni l’une ni l’autre ne peuvent résoudre par l’usage de la force des questions qui sont sociales et politiques. À l’exiger d’elles, on les pousse à la faute et on les expose au danger de perdre leur âme.

Jean-François Bayart
Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID, Genève)

Étienne Smith
Sciences Po Bordeaux,
Les Afriques dans le monde (LAM)

[Notes :]



1. Cet entretien a été réalisé par écrit au cours du mois de juin 2022. Alors directeur de recherche au CNRS, Jean-François Bayart a été consultant permanent de 1990 à 1994, puis conseiller, de 1994 à 2005, au Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères français. Il est actuellement professeur à l’IHEID (Genève), titulaire de la chaire Yves Oltramare « Religion et politique dans le monde contemporain ».

2. Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021, Malakoff, Armand Colin, 2021, p. 876.

3. J.-F. Bayart, La politique africaine de François Mitterrand, Paris, Karthala, 1984.

4. Christian Nucci, qui avait remplacé Jean-Pierre Cot comme ministre de la Coopération et du développement, fonda en 1983 une association loi de 1901, Carrefour du développement, pour financer le bimensuel Actuel développement et en prendre le contrôle rédactionnel. L’association fut mise à contribution pour financer le sommet franco-africain de Bujumbura, en décembre 1984, et permit à son trésorier (et chef de cabinet de Christian Nucci) de détourner une partie des fonds pour son enrichissement personnel à la faveur d’une comptabilité fictive. Le scandale éclata en 1986 et jeta une lumière crue sur l’affairisme et le comportement personnel de Christian Nucci dans l’exercice de ses fonctions ministérielles, non sans éclabousser au passage Jean-Christophe Mitterrand.

5. J.-F. Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

6. Voir J.-F. Bayart, L’impasse national-libérale. Globalisation et repli identitaire, Paris, La Découverte, 2017, p. 62 et suivantes.

7. Commission de recherche…, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi…, op. cit., p. 844.

8. J.-F. Bayart et G. Massiah, « La France au Rwanda. Entretien réalisé par Éric Gillet », Les temps modernes, n° 583, 1995, p. 219.

9. Commission de recherche…, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi…, op. cit., p. 913-914 et 920-921.

10. Livre blanc. Défense et sécurité nationale 2013, Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2013.

11. J.-F. Bayart, I. Poudiougou et G. Zanoletti, L’État de distorsion en Afrique de l’Ouest. Des empires à la nation, Paris, Karthala, 2019.

12. J.-F. Bayart, « Les chemins de traverse de l’hégémonie coloniale en Afrique de l’Ouest francophone. Anciens esclaves, anciens combattants, nouveaux musulmans », Politique africaine, n° 105, 2007, p. 214.

13. G. T. Allison et M. H. Halperin, « Bureaucratic Politics: A Paradigm and Some Policy Implications », vol. 24, n° S1, World Politics, 1972, p. 40-79.

14. Commission de recherche…, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi…, op. cit., p. 663.

15. Ibid., p. 921-922.

16. J.-F. Bayart et G. Massiah, « La France au Rwanda… », art. cité, p. 221.

17. Commission de recherche…, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi…, op. cit., p. 854.

18. J.-F. Bayart, « Rwanda : la restauration autoritaire au prix d’un génocide » [en ligne], AOC, 5 mai 2021, , consulté le 8 septembre 2022.

19. J.-F. Bayart, L’État en Afrique…, op.cit.

20. Commission de recherche…, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi…, op. cit., p. 889.

21. S. Smith, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Paris, Grasset, 2018. Voir aussi J.-F. Bayart, « Quelle politique africaine pour la France ? » [en ligne], Sociétés politiques comparées, n° 27, 2010, , consulté le 12 septembre 2022.

22. J.-F. Bayart, « Le gouvernement macronien de l’Afrique par le grotesque » [en ligne], AOC, 5 octobre 2021, , consulté le 8 septembre 2022.

23. « Il ne semble pas possible “d’aider” plus nos “amis” sans faire du maintien de l’ordre et de l’ingérence. Quant à notre instruction, il est inutile de l’augmenter en volume car, vu les résultats, soit elle n’est pas pédagogique, soit nous avons affaire à de mauvais élèves. » Extrait d’un document de l’état-major des Armées, 5 mars 1992, cité dans Commission de recherche…, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi…, op. cit., p. 155.

24. J.-F. Bayart, « En route pour le bourbier afghan ! » [en ligne], Sociétés politiques comparées, n° 5, 2008, , consulté le 12 septembre 2022.

25. G. Dorronsoro, Le gouvernement transnational de l’Afghanistan. Une si prévisible défaite, Paris, Karthala, 2021.

26. A. Glaser et P. Airault, Le piège africain de Macron. Du continent à l’Hexagone, Paris, Fayard, 2021.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024