Fiche du document numéro 2437

Num
2437
Date
Jeudi 1er avril 2004
Amj
Auteur
Taille
137887
Surtitre
Près de Gikongoro, 45 000 corps ont été exhumés. Les assassinats de Tutsi s'étaient poursuivis après la venue de la force française « turquoise ».
Titre
Les spectres de Murambi
Soustitre
Rwanda
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Murambi, le livre des ossements, le titre du romancier sénégalais,
B. Diop, qui a participé à la série d'ouvrages (récits, poésie,
fiction) réalisée sous l'appellation générique « Écrire par devoir de
mémoire
 », explose dans la tête du visiteur de ce site, un des hauts
lieux du martyrologe rwandais d'avril à juillet 1994. Un établissement
scolaire situé en pleine nature, à quelques centaines de mètres de la
ville préfecture de Gikongoro. Des barres de salles parallèles, dans
un univers enchanteur, celui des collines abruptes et toujours
fleuries qui caractérisent le sud du pays. Une odeur douceâtre
environne le lieu. Celle exhalée par les cadavres momifiés et
recouverts de chaux qui s'empilent dans les locaux. A l'origine une
école devenue camp de réfugiés, puis charnier, et aujourd'hui
mémorial, lieu de souvenir et de commémoration. Des rangées de corps
figés dans la position où la mort les a atteint, les bras tordus sur
le visage. Et puis ces deux salles d'enfants en bas âge, le crâne
fendu par la machette ou le bâton clouté, les deux armes favorites des
milices interahamwe (« ceux qui frappent ensemble ») créées par le
régime Habyarimana.


« Gikongoro est le berceau du génocide au Rwanda », déclare Félix
Mutagoma, bourgmestre de la cité. « On a commencé d'y tuer les Tutsi
dès 1959, alors que le pouvoir colonial belge était encore là.
 » Deux
responsables du Parmehutu (parti « ethniste » qui bénéficiait de la
bienveillance de Bruxelles), Jean-Baptiste Rwassibo et André
Nkeramugaba, ont organisé cette première chasse aux Tutsi avec le
soutien de militaires et prêtres belges. Le second nommé a été élu
député à l'indépendance après une campagne menée sur le thème :
« Comme nous avons tué ensemble, je vous protégerais lorsque je serais à
l'Assemblée.
 » Puis il y eut les pogroms à répétition des années
soixante et ceux accompagnant le coup d'État du début des années
soixante-dix, qui vit le régime raciste d'Habyarimana (Hutu du nord)
succéder au régime raciste de Kayibanda (Hutu du sud). Chaque fois la
région du Bufundu, où se trouve Gikongoro, était littéralement
saignée, ce qui n'a pas empêché les bonnes relations avec Paris de
commencer en juillet 1975, lorsque Valéry Giscard d'Estaing et Juvénal
Habyarimana signent un accord d'assistance militaire qui perdurera
jusqu'au génocide de 1994. Son dernier avatar fut l'opération
Turquoise censée avoir été engagée pour raisons humanitaires.
« Le premier quartier général de Turquoise fut à Murambi, rappelle
l'élu. Les Français avaient transformé l'axe Gikongoro-Kibuye-Cyangugu
en un couloir d'évacuation des génocidaires vers le Zaïre. Lors de
leur arrivée, vers la fin juin, les rescapés sont sortis de leurs
cachettes. Les Français les ont encouragés à se regrouper à
Murambi. Les interahamwe n'avaient plus qu'à choisir et à recommencer
de tuer. D'abord les jeunes hommes pour empêcher tout éventuel renfort
au FPR (Front patriotique rwandais).
 »

Retour en arrière : « La grande attaque s'est produite dans la nuit du
20 au 21 avril. La majorité des réfugiés a trouvé la mort à cette
date.
 » 45 000 corps ont été exhumés ici, sur une population estimée à
60 000 réfugiés. « La plupart des 15 000 autres ont été tués dans les
montagnes ou à l'église de Cyanika.
 »

Nous sommes accompagnés par l'un des rares survivants, Emmanuel
Murangira. Son épouse et ses enfants gisent dans l'une des
gigantesques tombes collectives qui bordent la piste
d'entrée. Emmanuel est devenu gardien du site pour « rester avec eux ».
Son regard halluciné témoigne de l'enfer permanent qui hante
désormais sa tête. Un souvenir le poursuit : « Ce sont les Français
qui ont achevé, puis nivelé les fosses communes. Celle qui était
là-bas leur a servi de terrain de détente ; ils jouaient au
volley-ball au-dessus des cadavres.
 »

Les Tutsi continuaient de converger vers Murambi, poursuit Emmanuel.
« Ils étaient tués par les Interahamwe au vu des Français, parfois en
leur présence directe.
 » Il précise que « des militaires français ont
été vus sur les barrières, comme celle qui était juste à l'entrée du
site, en train de vérifier les cartes d'identité avec les Interahamwe
 ».
Ces documents mentionnaient « l'appartenance ethnique », une
invention du colonialisme belge bien évidemment reconduite par les
deux dictatures suivantes. Le terme Tutsi était synonyme de
condamnation à mort. « Interahamwe et Français conjoints », murmure à
trois reprises le rescapé.

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