Fiche du document numéro 24309

Num
24309
Date
Mercredi 9 août 1995
Amj
Taille
117101
Titre
L'islam au Rwanda, îlot préservé de la haine
Sous titre
Comme au Burundi, les musulmans d'obédience sunnite ont créé une identité hors de la logique tribale.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Kigali, Bujumbura, envoyé spécial

La route du centre-ville est fendue par la mosquée, ni grande ni petite, mais, verte et blanche, dressée au milieu comme un obstacle à contourner. Le chemin de droite mène au quartier populaire de Nyamirambo, celui de gauche permet d'en ressortir. Dans cet immense dédale de rues, plus encore qu'ailleurs, d'effroyables massacres ont eu lieu l'année dernière, les miliciens hutus y ayant rôdé jusqu'à la chute de Kigali. Partout, la machette à la main, ils sont entrés dans les maisons et même dans les églises, toutes profanées. Partout, sauf ici, autour de la mosquée où se croisent les chemins, dans le petit district de Biryogo qu'habitent les musulmans.

« Voyez-vous, nous sommes une petite minorité », explique Cheikh Ahmed Mugwiza, assis en tailleur dans sa modeste maison à l'ombre de la mosquée. « Chacun se connaît, nous habitons regroupés dans le même quartier et, surtout, nous partageons une foi qui ne connaît ni Hutu ni Tutsi. » Est-ce suffisant pour comprendre comment, au milieu des tueries, cet îlot peuplé d'artisans et de petits fonctionnaires a été préservé? « Il y a eu des victimes aussi chez nous, mais nettement moins qu'ailleurs », répond le président de l'Association des musulmans au Rwanda. « Le Coran dit: Vous êtes tous nés d'Adam. Il n'y a pas de différence entre vous. Depuis toujours, nous nous efforçons de suivre ce précepte et, à aucun des grands massacres qui se sont produits au Rwanda depuis 1959, les musulmans n'ont participé. »

Vrai ou faux? Même les prêtres de l'Eglise catholique, qui, elle, a sombré corps et âme dans le bain de sang, ses paroissiens voire ses curés ayant participé en nombre à la chasse aux Tutsis, admettent que « l'islam a mieux résisté ». Si les miliciens hutus sont, certes, aussi entrés dans Biryogo, ils n'y ont guère trouvé d'alliés, ces auxiliaires du génocide qu'ont été, ailleurs, les délateurs. « Nous formons un groupe soudé, dans l'esprit de l'Oumma », l'idéal musulman de la « communauté », affirme Ahmed Mugwiza. « De toute façon, l'Islam a son histoire au Rwanda. Du temps des explorateurs, nos aïeux ont été amenés depuis la côte islamisée par des commerçants arabes, pour être porteurs, gardes ou artisans au service des Blancs. Après, pendant la colonisation belge, nous avons vécu dans de véritables ghettos, méprisés, montrés du doigt par leurs missionnaires. » Ce que le cheikh omet d'ajouter: en raison de leur marginalité, les musulmans rwandais se sont souvent mis sous la protection de la royauté tutsie.

Un an après le génocide, le parlement rwandais est toujours un bâtiment à moitié éventré. Dans un couloir criblé d'impacts, non loin d'un bout de toiture arraché par un tir d'obus, se situe le bureau d'un député assez particulier: Hamidou Omar Kiyogoma, du Parti démocratique islamique (PDI). « Nous avons deux députés, mais, à l'Assemblée, il y a un troisième musulman », commence par expliquer cet ancien ingénieur à la société nationale Electrogaz, âgé de 38 ans. Le troisième adepte de l'islam siège au Parlement pour le compte du Front patriotique rwandais (FPR), l'ancien mouvement rebelle ­ majoritairement tutsi ­ ayant pris les rênes du pouvoir. « Les nouvelles autorités nous respectent, se félicite Hamidou Kiyogoma, le président de notre parti, André Bumaya, a même été nommé ambassadeur en Libye. » Un fait sans précédent: sous l'ancien régime, suspicieux à l'égard des musulmans, un adepte d'Allah n'aurait jamais été nommé à un poste de représentation.

« J'ai dû me cacher dès le 23 mars, deux semaines avant l'attentat contre l'avion » qui, le 6 avril 1994, a coûté la vie au président Habyarimana. Favorable au FPR, Hamidou Kiyogoma a été persécuté. « Je suis resté jusqu'au 14 avril au collège Saint-André, jusqu'à ce qu'un commando du FPR m'évacue. » Aujourd'hui, le député du PDI croit que la cohabitation entre Hutus et Tutsis « se passe bien ». Mais il ne veut pas « faire de la politique », sa présence au Parlement servant plutôt «à donner à la communauté musulmane plus de visibilité ».

Dans les pays des grands lacs, au Rwanda comme au Burundi, c'est un islam tranquille, d'obédience sunnite, qui sort renforcé des épreuves, prospérant sur la cendre des « ethnies ». Dans le temps, surnommés « Swahilis » en raison de la langue véhiculaire qu'ils apportaient avec eux, les musulmans étaient perçus comme la « quatrième tribu », aux côtés des Hutus, Tutsis et Twas, les pygmées. Aujourd'hui, après trente ans d'histoire indépendante entachée de massacres allant crescendo, l'islam est le creuset d'une nouvelle identité. « La conversion est simple mais elle affecte tous les domaines de la vie, explique Cheikh Mugwiza. Du jour au lendemain, on change d'amis, d'habits et même de nom. » Banalisés comme Ahmed, Mohamed ou Mustapha, les nouveaux adeptes ­ « détribalisés » ­ changent en fait d'identité.

« L'islam n'a pas de patrie, pas d'ethnie et pas de couleur de peau », affirme aussi Issa Ntambuka à Bujumbura, la capitale du Burundi voisin. A 35 ans, après des études religieuses au Soudan, en Egypte et en Libye, il est aujourd'hui « directeur général adjoint » du Centre culturel islamique, inauguré il y a dix ans par le colonel Kadhafi. « Avec un programme scolaire ordinaire, nous dispensons ici l'enseignement à 450 élèves qui apprennent l'arabe dans des cours supplémentaires », indique-t-il. Outre une salle de spectacle polyvalente de 600 places, le centre offre des infrastructures sportives et prodigue, gratuitement, des soins de santé.

Dans une capitale où, pour la masse des pauvres, il n'y a plus rien, où les rares quartiers mixtes ­ souvent à forte concentration musulmane ­ ont été « épurés » un à un, la haine ethnique fait indirectement du prosélytisme pour l'islam. « Dans nos pays pauvres, on voit rarement des prédicateurs étrangers », relève Issa Ntambuka, également secrétaire général de la Communauté musulmane du Burundi. « C'est dommage. Parce que, pour en finir avec l'ethnisme et toutes ces tueries, il vaudrait mieux nous envoyer des prédicateurs musulmans que des Casques bleus. » C'est une idée qui, en cette terre de massacres à répétition de l'Afrique des grands lacs, fait son chemin. « Si nous échouons ici, estime un diplomate occidental, un Islam plus conquérant, agressif et antioccidental, pourrait servir de recours. A long terme, on ne voit rien d'autre qui puisse réconcilier, dans une nouvelle identité forte, l'opposition atavique entre Hutus et Tutsis. ».

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024