Fiche du document numéro 24306

Num
24306
Date
Vendredi Octobre 2004
Amj
Taille
2774257
Titre
L'église de Kibeho au Rwanda, lieu de culte ou lieu de mémoire du génocide de 1994 ?
Page
277-290
Mot-clé
Cote
n° 181
Résumé
Unlike the other two massacres perpetrated in the last century, here assassins and victims share the same faith. We have quickly forgotten, reminds us the author, the strong resonance of religion in these killings ponctuated with hymns and visions of the Virgin. This brings us to the major question regarding the responsibilities of the Catholic clergy, and above that of the Church in Rwanda as well as that of the heads of the Vatican. Many prayer sites were turned into massacre sites. "African Ouradours" were to be found everywhere. Through the specific case of the Kibeho church, Chrétien studies the stakes of remembrance: can a church become once again a worshipping place as if nothing abnormal had happened (as claimed by the episcopal hierarchy) or should it be consacrated as a memorial site (as claimed by the survivors)? Far from being a formal argument, this controversy reveals how, in the name of "universal reconciliation", (certainly an honorable position), a kind of muted revisionism is apparent now-a-days, one covering-up the responsibility of the actors of this drama, while confounding killers and victims in prayer and sorrow.
Extrait de
Génocides. Lieux (et non-lieux) de mémoire, Revue d'histoire de la Shoah, pp. 277-290
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
La mémoire du génocide des Tutsi du Rwanda est confrontée à plusieurs défis. D'abord les rescapés et les proches des victimes doivent cohabiter avec les bourreaux et leurs proches. Cela concerne parfois les membres d'un même groupe familial, tant les mariages mixtes étaient nombreux dans la plus grande partie du pays. Or les concepteurs et les organisateurs des tueries d'avril à juillet 1994 avaient veillé à ce que, d'une manière ou d'une autre, le maximum de Hutu soient impliqués, afin de rendre définitive la solution de la « question tutsi » et de récuser tout lien entre ces anciennes composantes de la société rwandaise. Le génocide de 1994 a fait au moins 800 000 victimes, il a transformé aussi des centaines de milliers de gens ordinaires en tueurs ou en complices. L'enquête de Jean Hatzfeld auprès de « repentis » de la prison de Nyamata [3]
[3]
J. Hatzfeld, Une Saison de machettes, Paris, Le Seuil, 2003., au sud-est du pays, illustre cruellement cette logique. Le besoin de mémoire se heurte donc au besoin de reconstruction sinon de réconciliation.

2D'autre part, contrairement aux cas juif ou arménien, les auteurs du génocide ont été vaincus militairement et politiquement par le camp de leurs victimes et se retrouvent sur leur propre terrain face à ceux qu'ils ont essayé d'éliminer. Rappelons que le régime nazi a été écrasé, mais que les rescapés de la Shoah se sont trouvé leur propre terre d'origine. Les Tutsi et les Hutu du Rwanda n'ont de pays qui leur soient particuliers que dans les fantasmagories raciales qui sont précisément à l'origine intellectuelle du génocide : les Tutsi seraient bien en peine de se trouver des ancêtres en Ethiopie et les Hutu au Cameroun comme le suggèrent les idéologies « hamitique » et « bantoue » ! Dans la guerre civile opposant les Forces armées rwandaises et le Front patriotique rwandais, qui avait précédé le bain de sang de 1994, qui s'est réveillée avec son déclenchement et qui s'est poursuivie sous d'autres formes, il y a eu aussi de nombreuses victimes hutu, qui ont été soit tuées en tant que « complices » des Tutsi, et donc sacrifiées à la même logique extrémiste, soit abattues dans les combats ou cibles de représailles. L'obsession binaire (hutu-tutsi) qui préside à tous les débats sur ce pays conduit certains observateurs, surtout quand ils restent accrochés à la vision négationniste d'une sauvage mêlée « interethnique » ou d'une « colère spontanée » de la population, à mettre quasi sur le même plan les victimes du plan d'extermination qui a plongé ce pays dans l'horreur absolue et ces autres victimes, un peu comme si, dès 1945, on avait proposé d'ériger des mémoriaux aux victimes des bombardements de Dresde, de Hambourg ou de Cologne à côté des lieux consacrés à la mémoire de la Shoah. La mémoire est sans cesse brouillée au Rwanda et chez certains partenaires de ce pays par la normalisation des tueries selon des arguments ethnographiques ou politiques. La « rationalité » ainsi proposée rend comme naturelles les morts du génocide au même titre que celles des autres, au mépris de l'analyse des situations historique et des responsabilités engagées.

3Cette situation de cohabitation, voire de torts et de blessures morales partagés, constitue le domaine de prédilection de l'Église catholique au Rwanda, dans la mesure où son implication profonde dans l'histoire, la culture et la politique de ce pays depuis près d'un siècle est telle que le génocide ne peut qu'ébranler ses choix fondamentaux dans ce pays et beaucoup de ses pratiques [4]
[4]
Voir I. Linden, Christianisme et pouvoirs au Rwanda…. Son refus de tout examen de conscience collectif réel, alors même qu'elle représente, en filigrane, un lieu éminent de la conscience nationale, la conduit à cultiver un discours ambigu où la réconciliation tiendrait essentiellement au pardon des victimes à leurs bourreaux, comme nous allons le voir. Ce rappel permettra de comprendre en effet les enjeux de la confrontation entre deux positions, celle des rescapés et celle des autorités ecclésiastiques, dans la gestion d'un des lieux où se recouvrent la fonction religieuse et l'exécution du génocide, l'église de Kibeho, dans le diocèse de Gikongoro, vers le sud du pays. Mais l'exemple de Kibeho comporte d'autres dimensions, notamment religieuses, avec la reconnaissance des « apparitions » de la Vierge Marie dans cette localité au début des années 1980. L'enquête qui suit a pour but de faire apparaître le dit et le non-dit dans ce débat qui oppose en fait depuis dix ans un groupe de rescapés et le diocèse de Gikongoro.

La Vierge au collège de Kibeho il y a plus de vingt ans
4La « Mère de Dieu » y était en effet apparue à des collégiennes de 1981 à 1983. Même « grâce » que pour l'ex-Yougoslavie à Medjugorje... Le 28 novembre 1981, Alphonsine Mumureke, une adolescente de 16 ans qui vient d'arriver au collège de Kibeho, entre en extase au réfectoire. Elle a, au-dessus d'elle, la vision lumineuse de Marie, « mère du Verbe », et lui parle, oubliant son entourage. Ces apparitions se répètent, au dortoir d'abord, puis, à partir de janvier 1982, dans la cour du collège. Alphonsine est rejointe par deux de ses camarades d'études, Anathalie (17 ans) et Marie-Claire (20 ans). En mai suivant, c'est au tour de deux élèves de l'école primaire voisine, Stéphanie et surtout Valentine Nyiramukiza, qui a 17 ans. Suivront la fille d'un commerçant musulman et un petit païen de la campagne, Segatashya (15 ans) qui, lui, voit Jésus.

5Rapidement le scepticisme fait place à la ferveur mystique. On afflue à Kibeho, des environs, puis du reste du pays. Le 15 août 1982, 20 000 personnes sont là. Dès le mois de mai 1982, le très officiel Office rwandais d'information (Orinfor) sonorise ces « dialogues » à une voix avec Marie ou Jésus. En août suivant, un podium est érigé dans la cour pour que la foule puisse mieux suivre ces conversations entre terre et ciel qui durent des heures, souvent en fin de journée ou pendant le week-end. Les médiums se succèdent devant le micro et les enregistreurs.

6Au milieu de propos oiseux ou familiers, des messages s'imposent : l'urgence d'une conversion spirituelle, vu l'approche de la fin des temps, la dénonciation des mœurs dissolues, la prière et la mortification pour le salut du monde. Dieu « nous déplace », son chemin est celui de la souffrance... On assiste à une véritable possession divine de ces filles : brusques mouvements de tête et regard figé vers le haut, chutes lourdes en fin de conversation, comas accompagnant des « voyages mystiques » de plusieurs heures dans des lieux de lumière ou de ténèbres, jeûnes prolongés, chants et danses... Très vite aussi, comme à Lourdes, se multiplient des bénédictions de chapelets, de récipients d'eau, d'images, voire de personnes elles-mêmes comme dans un rite de guérison. En novembre 1982 certains témoignent avoir vu « le soleil danser » comme à Fatima. La Vierge de Kibeho entre dans la cour des grands : en 1984, la Communauté du Lion de Juda et l'abbé René Laurentin, le spécialiste – s'il en est – du culte marial, exaltent ces apparitions « au cœur de l'Afrique », où le ciel est « à fleur de terre ».

7Le souffle de mystique juvénile qui marque ce mouvement de type charismatique a pu apparaître comme subversif face aux momies ethno-cléricales de la nomenklatura de Kigali, telles que l'archevêque Nsengiyumva, membre du comité central du parti unique. Les voyantes ne dénoncent-elles pas les manquements de la toute puissante hiérarchie ecclésiastique ? Ne s'adressent-elles pas avant tout à une jeunesse désemparée et sans avenir ? Ne traduisent-elles pas un malaise social, les rêves inexprimés d'un peuple dont l'aspiration démocratique est dévoyée de façon tenace dans la vulgate ethniste de la « majorité démographique », exploitée par une faction de politiciens hutu du nord du pays ? La paroisse de Kibeho est chez les gens du Sud.

8Pourtant la récupération est immédiate : commissions médicale et théologique en 1982, lettre pastorale de l'évêque de Butare (dont dépendait alors cette paroisse) en 1983, émission de Noël à Radio-Rwanda préparée par le journaliste Dominique Makeli, polémiques entre un commerçant dévot et l'officieuse revue missionnaire Dialogue... La Vierge est « apparue » dans une paroisse fondée sous son nom depuis 1934, où les deux tiers des habitants (soit environ 35 000) étaient baptisés, selon la norme rwandaise, dans un collège géré par les sœurs Benebikira (« les Filles de la Vierge ») et où s'active la Légion de Marie, une organisation associée depuis les années 1950 au mouvement hutu. Pour le Père français Gabriel Maindron, un missionnaire familier du pays et auteur d'un livre paru en 1984, les apparitions rehaussaient le régime du général Habyarimana, « chrétien convaincu » et artisan du « développement » ! La Dame lumineuse des apparitions reflétait aussi la culture chrétienne belge dans laquelle baignait le grand pensionnat qu'était le Rwanda. Le « Chapelet des Sept Douleurs » prôné par les voyantes était une dévotion héritée de la Flandre du xve siècle qu'avait reprise la première Supérieure des Benebikira au Rwanda, Thérèse Kamugisha, morte en 1974.

9Avant le génocide de 1994, l'église de Kibeho était entourée d'un presbytère abritant quatre prêtres, d'une école secondaire avec environ 1 200 élèves, d'un centre d'éducation rurale et artisanale intégrée avec environ 120 élèves, de l'école secondaire Marie Merci avec 300 élèves, le tout dominé par une statue imposante de la Vierge Marie. Il y avait aussi à Kibeho un centre de négoce. Ce complexe paroissial offre l'exemple d'un de ces embryons proto-urbains fondés sur des activités religieuses, scolaires, administratives et commerciales caractéristiques de l'espace rwandais. Dans ce pays d'habitat dispersé, de très nombreux « centres » sont d'abord religieux. C'est sur cette belle colline, surnommée par certains la « Lourdes de l'Afrique », que des extrémistes hutu, chrétiens pour la plupart, ont sauvagement massacré leurs voisins tutsi.

Avril-mai 1994 : le génocide à la paroisse de Kibeho
10Le 15 août 1982, pourtant, les visions avaient été effrayantes : « un gouffre béant, un fleuve de sang, un grand brasier rougeoyant, des gens qui s'entretuent, des têtes humaines décapitées et saignantes »... On n'a pas manqué d'y voir une prédiction du génocide. La prémonition pouvait aussi se nourrir de souvenirs refoulés. Du 24 au 28 décembre 1963, la préfecture de Gikongoro, où se trouve Kibeho, avait connu, en représailles d'une incursion de réfugiés dans une autre région, un massacre de 10 000 Tutsi, dont les cadavres avaient été jetés dans les rivières. Bertrand Russell avait alors parlé du « massacre le plus horrible depuis l'extermination des Juifs par les nazis ». Mais la hiérarchie missionnaire et la démocratie chrétienne belge minimisèrent la crise et défendirent la république hutu qu'ils avaient portée sur les fonts baptismaux.

11Trente ans plus tard, les bâtiments religieux eux-mêmes vont devenir des lieux de tueries, comme si, entre-temps, la Vierge Marie n'avait apporté ni chanté, ni simple respect humain. Des groupes d'adorateurs du podium de Kibeho se sont mués en bandes d'assassins, apparemment sans état d'âme. Les enquêtes déjà sorties sont accablantes [5]
[5]
African Rights, Rwanda. Death, despair and defiance, Londres,….

12Le 10 avril 1994, les partisans de l'ancien parti unique MRND, de la nouvelle formation extrémiste CDR et du courant MDR-Power à Kibeho ont commencé à saccager le centre de négoce, s'en prenant aux magasins des Tutsi et emportant au passage toutes les boissons alcoolisées. Tard dans la même nuit, ils ont attaqué les familles tutsi des alentours. Les paysans tutsi, voyant que les autorités communales et les instances de sécurité ne réagissaient pas à cette violence, prirent la décision de se réfugier à la paroisse de Kibeho, tandis que d'autres prenaient la route de Butare sans réellement savoir où aller. 10 000 Tutsi terrorisés refluèrent sur l'église paroissiale sous la protection du prêtre Pierre Ngoga.

13Dans la matinée du 11 avril, le bourgmestre de la commune de Mubuga convoqua une réunion où il demandait aux réfugiés de la paroisse de rentrer chez eux. Les Tutsi refusèrent, réclamant l'arrêt immédiat des massacres et des pillages, ainsi que l'arrestation de leurs auteurs. Au même moment, le curé de la paroisse arrivait difficilement à résister aux pressions des autorités communales, qui lui demandaient de chasser ces gens de l'église. Le prêtre refusa malgré la tension qui montait contre lui. Dans la nuit du même 11 avril, une réunion des miliciens interahamwe et des gendarmes décida de passer au massacre. Les gendarmes proposèrent de fournir des armes, des grenades et de l'essence pour brûler l'église, décrite comme un repaire de rebelles, si la situation l'exigeait.

14Une première attaque de miliciens, dans l'après-midi du mardi 12, est repoussée à coup de pierres, au prix de 200 morts. Mais le lendemain, le sous-préfet Damien Biniga (qu'on retrouvera plus tard comme auxiliaire médical de MSF chez les réfugiés de Benako en Tanzanie) ramène un camion de soldats qui brisent la résistance de « l'ennemi » retranché dans l'église. La journée du 13 avril fut donc caractérisée par un calme trompeur. En fait, les tueurs étaient repartis organiser une attaque de plus grande envergure que celle de la veille. Les Tutsi qui n'avaient pas pu regagner l'église en profitèrent pour rejoindre les autres à la paroisse.

15Le 14 avril 1994 restera dans la mémoire de tous les rescapés des massacres de Kibeho. Vers 14 heures, une grande attaque fut dirigée contre l'église de Kibeho. Les tueurs avaient rassemblé toutes sortes d'armes traditionnelles et modernes. Ils avaient à leur disposition des gourdins, des machettes, des lances, des fusils, des grenades, des jerricanes d'essence, mais aussi des fagots de bois pour brûler l'église. Cette fois-ci les Tutsi réfugiés à la paroisse furent surpris. Certains d'entre eux faisaient paître leur bétail amené à la paroisse, les femmes préparaient à manger pour leurs familles, d'autres étaient en train de nettoyer les locaux où ils passaient la nuit. Quand l'attaque se dirigea sur la paroisse et ses alentours, les Tutsi vaquaient donc à leurs travaux de camp ! Voyant les assaillants approcher, ils entrèrent à l'intérieur de l'église et barricadèrent ses portes. Les tueurs commencèrent à creuser des trous dans les murs afin d'injecter de l'essence à l'intérieur de l'église ; ils allumèrent le feu tout près de la porte principale et jetèrent des grenades sur le toit.

16Bourgmestre, techniciens médical et agricole, directeur d'école technique, même un prêtre, l'ex-aumônier militaire Thaddée Rusingizandekwe (qui avait été un des « experts » de Kibeho), tous se retrouvent le 14 avril à la tête des miliciens interahamwe, revêtus de feuilles de bananiers, parure d'une danse agricole traditionnelle et symbole de la « race paysanne bantoue », pour reprendre leur idéologie. Suit le scénario habituel du génocide rwandais : jets de grenades et tirs dans la foule, massacre à la machette et au gourdin. Les survivants seront brûlés vifs ou achevés par les tueurs. On entendait leurs hurlements. Un Oradour africain !

17Les miraculés de cette église furent pourchassés dans l'après-midi du 15 avril et dans la journée du 16. L'abbé Ngoga (tutsi), qui avait réussi à fuir, sera tué fin mai à Butare sur dénonciation de la Radio des Mille Collines qui le décrit comme un prêtre-maquisard. La traque au Tutsi à Kibeho et dans la province de Gikongoro fut impitoyable. Dans les écoles aussi, l'extermination fut planifiée. Le 3 mai, tous les élèves hutu quittent en bon ordre le groupe scolaire Marie Merci avec leur directeur, le Père Emmanuel Uwayezu. Les élèves tutsi, environ 90 garçons et filles, sont regroupés au collège, sous la « protection » de quelques gendarmes. Mais, le 7 mai, ceux-ci, après un ultime tri ethnique dans la nuit, introduisent les miliciens armés de machettes. 82 jeunes sont massacrés, en présence d'enseignants et de condisciples.

18Les tueries à Gikongoro ne s'arrêteront qu'avec la fin du génocide au mois de juillet 1994. Cependant la référence à la Vierge Marie poursuit étrangement sa carrière à Kibeho en pleine tragédie à travers une initiative de l'officielle Radio-Rwanda. Une semaine après le bain de sang du collège, le 15 mai, sur le site des apparitions, le journaliste Dominique Makeli enregistre pour la radio d'État un prétendu « dialogue » avec la Vierge de la voyante Valentine Nyiramukiza. Les propos tenus sont stupéfiants : « Tout avait été prédit, mais je suis toujours à vos côtés ; ne payez pas de rançon, mourez dans la voie du Seigneur, le corps n'est qu'une parure, seule compte l'âme invisible ; les criminels ne sont pas fautifs, ils sont habités par le diable ; ce qui est très grave, c'est qu'on a détruit des statues ; aujourd'hui au Rwanda personne n'est tenu en dehors des combats, que l'on soit une femme, une fille, un jeune homme, un adulte, et je suis à vos côtés ; que chacun parvienne dans son refuge, dans son “blindé” (abri des déplacés hutu) ; malheur à celui qui décrochera la baratte (c'est-à-dire à ceux qui ont tué le président, la baratte de lait symbolisant traditionnellement le pouvoir), mais votre “père” bienfaiteur (Habyarimana), qui était fatigué, je l'ai accueilli en paix... » Valérie Bemeriki, journaliste particulièrement virulente de la sinistre Radio des Mille collines (la RTLM), pourra, le 20 mai suivant, reprendre sans difficulté ce message pénitentiel de style très vichyssois.

19Le parcours qui a mené cette Valentine de son école à des vaticinations radiodiffusées en plein génocide est édifiant ! C'est un personnage pour un de ces films de Fellini ou de Bunuel, où la naïveté côtoie le pire. Elle a quitté sa famille dès juillet 1982. Elle s'installe successivement chez un instituteur, au dortoir du collège de Kibeho, chez un agronome de Cyangugu, chez un politicien local de Butare, puis, en 1988, chez un sous-officier d'un camp militaire de Kigali. En 1983, elle a refusé la fin des apparitions et elle a reçu, pour sa « mission », l'appui du journaliste de l'Orinfor, Dominique Makeli [6]
[6]
Auteur d'un ouvrage de 390 pages en kinyarwanda intitulé Qu…. Aujourd'hui, de nombreux Rwandais disent : « J'étais chrétien ». On comprend pourquoi. Des personnalités religieuses ont parlé du « mystère du mal ». Dans ce pays où l'idéal démocratique a été dévoyé en exclusion ethniste, le christianisme a, en réalité, été blasphémé sans déclencher de réactions significatives de l'Église. Tout, même la Vierge Marie, a été récupéré par un racisme de bon aloi, véritable « pensée unique » des responsables de ce pays et de leurs amis durant 30 ans. Kibeho est porteur de cette mémoire enchevêtrée.

Avril 1995 : le drame du camp de déplacés de Kibeho
20Un autre événement vient à la fois prolonger et brouiller la signification de ce lieu de mémoire, pour lequel les non-dits sont pesants. Au printemps de 1995, un an après le génocide, ce site fournissait un nouveau lot de morts et de blessés en pleines pages de nos journaux. Il restait alors huit camps de Hutu « déplacés », sur les 38 que contenait l'ancienne zone Turquoise après le départ des troupes françaises. Celui de Kibeho était le plus important, avec 120 000 personnes. Un bataillon zambien de la Minuar, un hôpital de MSF, les ONG Oxfam et Care, la Croix Rouge et quelques observateurs des Droits de l'homme de l'ONU étaient là. Le gouvernement de Kigali en décide la fermeture au début du mois d'avril. Le 19, le ministre de la Justice en personne vient confirmer cette décision. L'eau est distribuée avec restriction. Il n'est plus question de cuisiner, les huttes bâchées (les « blindés ») des déplacés sont détruites. Encerclés, les gens sont invités à se faire enregistrer pour le retour dans leurs communes d'origine. Les suspects de génocide seront arrêtés.

21La foule afflue vers le camp zambien. La situation se gâte à partir de la soirée du jeudi 20 avril : des miliciens interahamwe de l'ancien régime attaquent des candidats au départ à coups de machettes et de gourdin, des coups de feu claquent, des gens sont piétinés dans les bousculades, des enfants sont abandonnés. Le samedi, c'est l'horreur : les soldats de l'APR (Armée populaire rwandaise, issue du FPR), soumis à des jets de pierres, tirent sur la foule et sur des colonnes de fuyards vers midi et en fin de journée. Des monceaux de cadavres sont enterrés dans la nuit. Très vite commence la guerre des chiffres : MSF parle de 8 000 morts, le gouvernement minimise à 338, la fourchette de l'ONU va de 1 200 à 4 000.

22L'émotion, réelle ou mise en scène par ceux qui rêvent de prouver la réalité d'un « double génocide », fut immense. Plusieurs rapports ont établi un bilan rigoureux des responsabilités : celle des unités locales de l'APR et celle d'un noyau de miliciens génocidaires. Plus tard, des fuyards parvenus au Burundi ne cacheront pas à la presse qu'ils ont tué des soldats de l'APR. Mais l'angoisse de la masse des déplacés, coincés entre des stratégies qui leur échappent, était bien réelle. Deux observateurs de l'ONU en ont fait une étrange expérience : circulant une nuit en compagnie de militaires zambiens, peu de temps avant le drame, ils ont été identifiés, visages pâles à la lueur des lampes torches, comme le signe d'une nouvelle apparition de la Vierge Marie. Quatre mois plus tard la même effervescence toucha des réfugiés de Goma au Zaïre : « La Vierge va nous ramener chez nous ! » Cet arrière-plan religieux, qui a échappé à la plupart des médias, est comme un fil conducteur des espoirs et des refoulements qu'inspire ce lieu.

Un lieu de mémoire disputé entre l'Église et les rescapés
23Au lendemain du génocide, le diocèse catholique de Gikongoro, devenu responsable de cette paroisse, s'est investi dans la reconstruction des infrastructures endommagées. Le diocèse a réhabilité le sanctuaire marial, le centre de santé, le couvent, les deux écoles secondaires ainsi que l'école primaire. Restait l'église, encore en ruines et où les restes des victimes du génocide gisaient ici et là, dans le sanctuaire lui-même et dans le presbytère. Les chiens et autres rapaces passaient d'un moment à l'autre déchiqueter les restes de corps en décomposition. Les rescapés de Kibeho n'ont pas apprécié l'idée de voir « réhabiliter » cette église et de la voir réutilisée comme lieu de culte, comme si de rien n'était. Ils voulaient qu'elle devienne plutôt un mémorial du génocide.

24Les autorités du diocèse de Gikongoro, appuyés par la Conférence des Évêques catholiques du Rwanda (la CEPR), n'ont cessé de contester ce projet. Dès 1996, une commission mixte Église-État s'était penchée sur la question des églises où avaient été perpétrés les massacres de 1994 et qui avaient donc vocation à devenir des lieux de mémoire du génocide. À cette époque, plus d'une trentaine d'églises, chapelles et autres lieux de culte étaient concernés. En mars 1998, après des discussions parfois rudes, cette commission avait décidé de garder comme mémorial du génocide l'église de Nyamata, sise dans l'archidiocèse de Kigali. Le culte catholique n'y serait célébré qu'en certaines occasions de prière en mémoire des victimes du génocide. Quant aux autres églises et lieux de culte revendiqués aussi comme lieux de mémoire, l'accord entre l'Église et l'État stipulait « qu'elles abriteront des signes dans des endroits bien aménagés à l'intérieur, sans nuire au bon déroulement habituel du culte. Parmi les signes qui y seront conservés, il y a des ossements, restes des victimes des massacres qui y ont été perpétrés... » Les conclusions de la commission avaient été soumises au Saint-Siège pour en obtenir l'autorisation. Il faut relever que dans la réponse de Rome, il est plutôt question d'un « fait accompli » s'agissant de l'église de Nyamata. Le Vatican demandait, en outre, que « les signes commémoratifs dans d'autres églises expriment la prière pour les défunts et invitent au pardon [...] et qu'il ne fallait absolument pas permettre que des ossements soient ensevelis dans d'autres églises. »

25Cependant, en mai 2000, des rescapés de Kibeho ont pris l'initiative d'enterrer les restes des victimes du génocide dans le chœur même de l'église, alors non encore réhabilité, et ceci sans l'accord préalable des autorités de l'Église catholique [7]
[7]
L'analyse de cette série d'initiatives depuis 1996 est le…. Ces rescapés étaient en effet choqués de voir des dépouilles de leurs défunts traîner encore dans les locaux du presbytère et de l'église. Ils voulaient les ensevelir avec dignité. Cette décision, dit l'un d'entre eux, avait été prise lors d'un rassemblement de prière organisé le 15 avril 2000, lorsqu'en leur présence un chien passa pour emporter des os humains. La mauvaise odeur des corps en décomposition n'avait jamais posé de problème pour ces rescapés qui venaient se recueillir à Kibeho de temps en temps. Mais le fait de les voir servir de festin à ces animaux était une seconde mort pour eux. Dès lors, que signifiait survivre, demandaient-ils.

26L'ensevelissement des restes des victimes dans le chœur même de l'église a remis en cause le processus de réhabilitation du bâtiment. La Conférence des Évêques catholiques du Rwanda a tenu une assemblée extraordinaire le 22 septembre 2000 à Kigali et décidé de tenir une réunion à Kibeho pour débloquer la situation. Les évêques ont invité les rescapés à cette rencontre, qui eut lieu le 3 décembre suivant. Les évêques insistèrent sur le fait que les ossements exposés dans l'église entravaient sa réhabilitation et remettaient en cause l'accord entre l'Église et le gouvernement, soutenu par le Saint-Siège. Les participants à la réunion ont ensuite exploré les différentes voies de sortie. Monseigneur Philippe Rukamba, évêque de Butare, qui représentait la Conférence épiscopale du Rwanda, la CEPR, a formulé quatre propositions de solutions, à savoir :

27« laisser les ossements où ils se trouvent et abandonner l'église en ruine comme monument du génocide après l'avoir désacralisée et en construire une nouvelle ;

28garder l'église comme lieu de culte et transférer les cercueils dans la sacristie ; ce lieu serait dédié a la sépulture et on aménagerait une autre sacristie ailleurs ;

29libérer le chœur et transférer les ossements dans la zone des autels latéraux de gauche avec un accès public en passant toujours par le presbytère et un accès privé ;

30enfin, garder l'église comme lieu de culte et laisser les cercueils où ils se trouvent, et puis construire un mur de séparation isolant le mausolée de l'espace réservé à l'assemblée liturgique. »

31À la fin de la réunion, les deux parties ont convenu de laisser les cercueils là ou ils étaient, sans toutefois s'entendre sur la manière de séparer le mausolée du reste de l'église. La délégation de la CEPR a maintenu l'idée de séparer les deux endroits par un mur opaque. Notons au passage cette exigence, nous y reviendrons. Les rescapés de Kibeho parlaient de muret surmonté d'un grillage ou d'une grande baie vitrée de façon à ne pas totalement cacher les ossements. Cette idée fut catégoriquement rejetée par la délégation de la CEPR. La réunion du 3 décembre 2000 fut donc close en reportant les décisions à plus tard. Les représentants des rescapés demandèrent un délai de trois semaines pour se consulter.

32Le 28 décembre suivant, ils écrivirent une lettre à l'archevêque de Kigali, alors président de la CEPR, lui signifiant qu'ils préféraient voir l'église de Kibeho servir entièrement de mémorial du génocide. Cela faisait partie des propositions émises par la délégation de la CEPR lors de la réunion du 3 décembre. Cette lettre remettait donc en cause l'hypothèse de voir l'édifice partagé entre les deux fonctions de culte et de mémoire.

33Les deux parties se rencontrèrent une deuxième fois le 17 février 2001. La délégation de la CEPR fustigea l'attitude négative des rescapés. En réponse, ceux-ci rappelèrent le contenu des discussions du 3 décembre qui se retrouvaient dans un enregistrement vidéo : les représentants de la CEPR y avaient effectivement envisagé l'idée d'abandonner l'église de Kibeho à la mémoire du génocide et d'en construire une nouvelle. Mais la délégation de l'Église maintenait cette fois le point de vue selon lequel la partie de l'édifice où étaient ensevelis les restes des victimes devait être complètement séparée du reste de l'église par un mur opaque. Elle acceptait la construction d'une porte double, aménagée dans ce mur de séparation pour permettre de passer de l'église au mausolée, l'accès principal demeurant à l'extérieur de l'église, mais elle refusait d'y voir aménagées des vitrines entre l'église et le mausolée. Elle faisait cependant une concession pour la sacristie qui allait, s'il le fallait, faire partie du mausolée, quitte à en construire une autre. Elle acceptait aussi que, dans la partie à réhabiliter, il y ait ce qu'elle appelait des « signes commémoratifs du génocide », c'est-à-dire des plaques avec des messages de prière et de réconciliation, des inscriptions à concevoir et aménager avec l'accord préalable de l'évêque du heu. Mais la délégation des rescapés restait convaincue qu'il fallait abandonner l'église pour en construire une nouvelle, l'ancienne devant rester exclusivement dédiée à la mémoire du génocide. Ils expliquaient qu'il ne faudrait pas cacher le génocide tel qu'il s'était déroulé à Kibeho.

34La rencontre du 17 février était d'une importance particulière puisque le préfet de Gikongoro, la province dont fait partie Kibeho, était présent. Il était accompagné du commandant de la police nationale pour la région. Monseigneur Frédéric Rubwejanga, évêque de Kibungo et jadis membre de la commission mixte Église-État sur la question, y assistait également. Cependant, comme la précédente, cette rencontre se termina sans aboutir à un accord. Le dossier Kibeho restait ouvert.

35Dans une lettre du 26 février 2001 adressée au chef de la délégation de la CEPR, le représentant des rescapés se demandait pourquoi l'épiscopat résistait à l'idée d'abandonner l'église de Kibeho. Utilisant l'enregistrement de la réunion de décembre 2000, il rappelait les propos l'évêque de Butare en décembre 2000 : « Si c'est une église, que ce reste une église, si c'est un mausolée, que ce reste un mausolée. C'est pourquoi nous n'avons pas voulu déplacer ces victimes ; parce que Rome nous dit : si ce n'est pas possible, laissez cette église, cherchez de l'argent et construisez-en une autre ; et si ces gens le veulent, qu'ils y ensevelissent d'autres victimes. » Monseigneur Misago, quant à lui, avait dit : « La lettre du Vatican datée du 20 juin 2000 dit que pour résoudre la question de Kibeho, il est urgent de faire les démarches qui conviennent. Avant tout, l'église doit être désacralisée et par conséquent ne plus être utilisée comme un lieu de culte divin, il faut trouver un autre lieu pour célébrer la Sainte Messe et construire une nouvelle église ou sanctuaire. » L'archevêque de Kigali avait même conclu : « Pour éviter les confrontations avec nos dirigeants, construisez une autre (église). »

36Puis, le 20 mars 2001, le même représentant des rescapés de Kibeho adressa une lettre au ministre rwandais de la Justice avec copie au président de la République. Il demandait, cette fois, l'intervention officielle du gouvernement rwandais dans le dossier de Kibeho. Il s'appuyait sur l'argument selon lequel la réhabilitation de cette église pouvait entraver le travail de la justice quand viendraient les procès des auteurs du génocide dans ce lieu. Il affirmait que cette reconstruction ferait disparaître des preuves matérielles dont auraient besoin aussi bien les juridictions gacaca que les tribunaux classiques ou le Tribunal Pénal international. Il relevait qu'à part des dossiers instruits en justice et le procès dans lequel Monseigneur Misago avait été acquitté en juin 2000, la justice rwandaise ou internationale ne s'était pas encore penchée en détail sur le dossier du génocide à Kibeho. Donc un nouvel argument, invoquant la justice, s'ajoutait au devoir de mémoire. L'Église catholique ne devrait pas faire valoir ses accords avec l'État rwandais au détriment des droits moraux des rescapés. Et, d'autre part, pourquoi se pressait-elle à reconstruire une église détruite sans même chercher à savoir qui l'avait détruite et pourquoi ? On voit bien que la confrontation n'est pas purement « technique », mais qu'elle engage aussi la quête des responsabilités dans le déroulement même des événements.

37Ensuite, le procureur de la République à Gikongoro a effectivement contacté l'évêque au début avril 2001, lui demandant de geler d'éventuels travaux de réhabilitation de l'église de Kibeho, parce qu'en mai de la même année allait commencer un procès très important à l'encontre d'un groupe de présumés génocidaires tristement célèbres dans cette région.

38Pourtant en janvier 2002, considérant que, depuis huit ans, les prêtres de Kibeho n'avaient pas de logement décent ni de cadre de travail pour leur ministère pastoral, le diocèse de Gikongoro a commencé la réhabilitation du presbytère paroissial qui n'était pas, selon lui, concerné par les négociations avec les rescapés. Mais d'après l'évêque, le procureur de Gikongoro intervint une nouvelle fois pour interdire cette reconstruction du presbytère qui était en train de s'achever, reprenant l'argument des preuves matérielles dont le Ministère public aurait besoin au moment des procès du génocide contre un groupe dit de Nyaruguru.

39Finalement les plus hautes autorités sont intervenues officiellement. Le ministre de la Justice a pris position, le 24 mai 2002, pour relancer la discussion. Le préfet de la Province de Gikongoro a pris en main la direction des réunions sur ce dossier de Kibeho. On aboutit finalement à un accord fondé sur un partage entre le culte et le mémorial, les parties concernées ayant la tâche de s'entendre sur les modalités d'application. Lors d'une réunion qui eut lieu le 30 août 2002, il fut demandé pourquoi les autorités du diocèse avaient entrepris la reconstruction du presbytère de Kibeho sans que toutes les parties concernées en aient eu connaissance. Le préfet fit remarquer que le diocèse avait l'obligation de prévenir toutes les parties concernées avant d'entreprendre tous travaux de réhabilitation de l'église ou du presbytère. Finalement, l'accord conclu prévoyait que l'église de Kibeho devait comporter un mémorial du génocide, avec des éléments matériels illustrant ce qui s'y était passé en 1994, à savoir des armes utilisées pour massacrer des Tutsi réfugiés, les trous creusés dans les murs ainsi que des charpentes brûlées (cela dans le but d'expliquer aux générations à venir ce qui s'était passé à Kibeho en avril 1994) ; par ailleurs, des inscriptions évoquant le génocide étaient prévues sur les murs du lieu de culte.

40Lors de la réunion du 30 octobre 2002, les deux délégations se sont entendues sur les signes du génocide à conserver dans l'église de Kibeho, sauf sur le point concernant les charpentes brûlées où s'opposèrent considérations esthétiques et pratiques et exigences de mémoire. Un accord précis intervint aussi sur les inscriptions à apposer dans différentes parties de l'église :

41« Toi qui arrives ici, pense à une multitude d'êtres humains massacrés dans cette église et ses alentours pendant le génocide, aux dates du 12 au 15 avril 1994 : Tu ne tueras pas.

42Évite toute forme de violence et surtout ne verse pas le sang de l'homme : qui verse le sang de l'homme, par l'homme aura son sang versé. » (Genèse 9, 6).

43« Respecte la vie de l'homme quel qu'il soit et si différent de toi soit-il : rengaine ton glaive, car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive (Math, 26, 52) ».

44Et sur le mur qui sépare l'église du mausolée, on a convenu d'écrire les mots suivants : « Seigneur, accorde le repos éternel aux nôtres massacrés ici. »

45Aujourd'hui, l'église de Kibeho est réhabilitée. La partie qui sert de lieu de culte est séparée du mausolée par une cloison en vitre sombre qui ne permet pas de voir l'espace où sont déposés les cercueils. Mais cette partie qui représente le mémorial n'est pas encore réhabilitée. Le toit y porte encore les signes des destructions de 1994, il est en partie à ciel ouvert. Les rescapés de Kibeho sont en train de frapper à toutes les portes pour trouver l'argent nécessaire aux travaux.

46Cette confrontation autour d'un des lieux potentiels de mémoire du génocide au Rwanda éclaire une situation complexe. Elle s'est résolue autour d'un compromis largement dû à l'intervention des autorités politiques, en contradiction avec le discours habituel de nos médias sur le pouvoir de Kigali.

47L'enjeu matériel de ce qui pourrait être caricaturé, de manière voltairienne, en une querelle de sacristies, est des plus significatifs. Il s'agit de la gestion du regard des fidèles de cette paroisse. Doit-on voir ou ne pas voir les traces du génocide perpétré, ici comme en beaucoup d'autres endroits, dans une église ? Peut-on refuser de regarder ce qui a été hideusement exhibé en avril 1994 ? Ne pas susciter un examen de conscience là où avait régné la bonne conscience ? Rappelons que les tueurs de cette époque peuvent témoigner, comme ils l'ont fait à Nyamata auprès de Jean Hatzfeld, qu'ils n'ont jamais entendu de rappels à l'ordre contre ce crime collectif de la part de leurs autorités ecclésiastiques et que, par ailleurs, ils entendaient souvent des cantiques à la radio.

48Le débat ne se situe donc pas entre le respect de la sérénité du culte et les passions éveillées par le souvenir des massacres. Cette contradiction n'a jamais été ressentie, par exemple, dans ces églises de Varsovie où des chapelles, largement ouvertes sur la nef, commémorent des épisodes dramatiques de l'histoire nationale de ce pays. Il reflète plutôt les déchirements de l'opinion publique rwandaise, y compris et peut-être notamment dans ses cercles religieux. Il montre que, loin de songer à identifier la réalité spécifique du génocide, un projet d'extermination fondé sur une vision raciale de la société, l'Église campe au Rwanda sur une position équilibriste, celle d'un simple conflit « interethnique » à fautes égales et à somme nulle, dont la résolution ne relèverait que d'une morale individuelle du pardon réciproque. Un lieu de mémoire donne sens au souvenir. La récusation de cette fonction signifie la tentation de la négation.

Notes
[3]
J. Hatzfeld, Une Saison de machettes, Paris, Le Seuil, 2003.
[4]
Voir I. Linden, Christianisme et pouvoirs au Rwanda (1900-1990), Paris, Karthala, 1999, et F. Rutembesa, J.-P. Karegeye et P. Rutayisire, Rwanda. L'Église catholique et l'épreuve du génocide, Québec, Ed. Africana, 2000.
[5]
African Rights, Rwanda. Death, despair and defiance, Londres, 1995, pp. 290-298.
[6]
Auteur d'un ouvrage de 390 pages en kinyarwanda intitulé Qu 'êtes-vous allés voir à Kibeho ?, publié en 1988.
[7]
L'analyse de cette série d'initiatives depuis 1996 est le résultat de l'enquête menée par Ubaldo Rafiki.

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