Fiche du document numéro 2430

Num
2430
Date
Mercredi 17 mars 2004
Amj
Auteur
Taille
126941
Surtitre
Dix ans après les massacres ethnistes de 1994, le pays a-t-il su poser les bases de sa reconstruction ? Entretien avec son représentant à Paris.
Titre
Rwanda : Paysage après le génocide
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le 7 avril prochain commenceront au Rwanda les cérémonies de
commémoration du dixième anniversaire du génocide. Démocrates Hutu et
familles Tutsi confondus dans une atroce saison des machettes
planifiée par un régime clanique et mafieux, qui, avec des complaisances
internationales (notamment celles impliquant Paris et des réseaux et
lobbies français), avait fait de la division et de la haine ethniques le
vecteur de pérennisation de son emprise sur le pays. Tandis que les
Nations unies s'obstinaient à ne rien voir, les massacres firent un
million de martyrs en l'espace de trois mois, dans les conditions de
sadisme qui caractérisent les persécutions racistes. Seule la victoire
de la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR) mit fin au bain de
sang organisé. Rencontre avec Jacques Bihozagara, ambassadeur de la
République rwandaise en France.

Le Rwanda s'apprête à commémorer le dixième anniversaire du génocide.
Dans quel esprit, dans quelles perspectives s'inscrit cette cérémonie de
la mémoire ?


Jacques Bihozagara. Cette commémoration se situe à un moment où la
communauté internationale est prête à une réflexion sur le génocide de
1994. Les Nations unies ont voté une résolution en ce sens, parrainée
par l'Unité africaine. Pour ce qui nous concerne, elle doit nous
permettre de faire un bilan sur ce que nous avons fait pendant dix ans.
Pour que la mémoire des victimes ne soit pas effacée. Pour que justice
soit faite. Pour regarder vers l'avenir afin qu'une telle tragédie ne
puisse se reproduire.

L'année 2003 a été marquée par des élections présidentielle et
législatives. La page de la transition vous paraît-elle réellement tournée ?


Jacques Bihozagara. Cette page a été tournée, même si la situation
présente est plutôt celle de ce que j'appellerais un trait d'union entre
la transition et la période de stabilisation proprement dite. La
transition a vu la mise sur pied d'une plate-forme politique sur
laquelle il devient possible de bâtir. En 1994, le Rwanda était
complètement déchiqueté ; la transition visait à susciter et conjuguer
les efforts pour reconstruire le pays sur le plan institutionnel.

Aspect inattendu des législatives : le Rwanda apparaît en tête de la
planète pour ce qui concerne la parité hommes-femmes.


Jacques Bihozagara. Non seulement, à nos yeux, la parité est une vertu
on ne peut plus naturelle, mais notre douloureuse expérience nous a
montré des femmes déployant des énergies extraordinaires pour la
reconstruction et la gestion des crises. Nos séurs, nos femmes ont été
doublement victimes en 1994. Elles étaient poursuivies comme membres
d'une ethnie et le viol a été utilisé comme arme du génocide ; et, avec
le viol, son corollaire le sida. La pandémie s'est exacerbée avec le
génocide.

Dans la période ayant précédé le processus électoral, des critiques ont
été émises sur les conditions de son déroulement. Notamment concernant
la déchéance du président Pasteur Bizimungu ou encore l'interdiction du
Mouvement démocratique républicain (MDR).


Jacques Bihozagara. Comme tout homme, Pasteur Bizimungu a des qualités
et des défauts. Son plus grand défaut fut d'avoir utilisé l'arme de la
division pour asseoir une politique au Rwanda. Lui qui a négocié le
protocole d'accord sur l'État de droit ne pouvait faire marche arrière
et aller dans le sens de ce qu'il avait combattu hier. Le MDR ? Les
mêmes causes ont produit les mêmes effets : le MDR n'a jamais tranché
sur l'idéologie du divisionnisme ; cela, les Rwandais, qui en ont
souffert, ne pouvaient l'accepter.

Des séquelles demeurent de la période du génocide, en particulier dans
le domaine de la justice (des dizaines de milliers d'emprisonnés n'ont
toujours pas été jugés). Pourquoi un tel retard ? Sera-t-il possible d'y
mettre prochainement un terme ? Que donne le recours au système gacaca
[prononcez gaxaxa] de justice dite traditionnelle ?


Jacques Bihozagara. La gacaca est venue pour nous aider à affronter ce
problème de la population carcérale. Avec les moyens qui sont les nôtres
en matière de justice classique, il nous faudrait deux cents ans pour
juger le dernier inculpé ! Ce que vous appelez la justice traditionnelle
permet de confronter un nombre important de prisonniers aux faits qui
leur sont reprochés devant un jury, celui justement que l'on appelle
gacaca. Le génocide a été commis collectivement et au grand jour. Ceux
qui ont vu tuer sont nombreux. Les jurés sont pris parmi ces témoins,
pour se prononcer sur un groupe de personnes accusées. La gacaca aide à
accélérer les procès et, simultanément, à éduquer les populations afin
d'assurer la cohésion sociale.

Où en sont les rapports entre Kigali et le TPIR (Tribunal pénal
international pour le Rwanda) ?


Jacques Bihozagara. Ce tribunal est bizarre. On dirait qu'il jauge ses
jugements : frapper moins fort ici pour pouvoir frapper plus fort
ailleurs. Un dosage qui ne saurait avoir lieu dans la justice. À moins
d'accepter l'idée d'une justice politique.

Le rôle du Rwanda dans la guerre déchirant la République démocratique du
Congo a été mis en cause à maintes reprises. On a aussi parlé de pillage
des richesses naturelles de ce pays voisin. Que répondez-vous à ces
accusations ? Reste-t-il encore des militaires rwandais dans la région
frontalière du Kivu ? Quel est, aujourd'hui, l'état des relations entre
votre pays et les autorités de la RDC ?


Jacques Bihozagara. Je commence par votre dernière question. Nous venons
de désigner un ambassadeur à Kinshasa. Nous voulons normaliser nos
relations avec le Congo. Nous avons quitté la RDC au grand jour, la
MONUC, mission de l'ONU, l'a constaté. L'accusation de pillage ? Elle a
été l'invention de certains milieux internationaux et de certains pays
pour entretenir la pression contre notre présence. Mais que l'on nous
dise, que l'on nous explique ce que faisait sur le territoire congolais
le général Rwarakabije [l'un des dirigeants des FAR, forces armées
rwandaises de l'ancien régime Habyarimana -- NDLR], qui a récemment
déposé les armes qu'il utilisait hier contre le Rwanda, pour y revenir
avec ses hommes ?

Plus jamais ça, a-t-il été proclamé après la révélation des
génocides européens perpétrés à l'égard des Juifs et des Tziganes.
Plus jamais ça, dit-on aujourd'hui à Kigali. Le danger d'une
utilisation politique et meurtrière de l'ethnisme vous paraît-il
réellement dépassé, alors que ce type de manipulation des peuples se
poursuit à travers le continent africain ?


Jacques Bihozagara. Le plus jamais ça, nous y croyons. La
discrimination n'est pas innée, n'est pas une tare spécifique à telle ou
telle catégorie de personnes. La tragédie dont nous avons été le théâtre
résulte du fait qu'au Rwanda il y a eu absence de l'État de droit et
ethnisation de la cohabitation sociale. Tout est venu du pouvoir. Nous
nous employons à rétablir cette notion de l'État de droit. Notre
Constitution inscrit dans son texte tout un mécanisme de garde-fous pour
prévenir de nouvelles politiques susceptibles de déséquilibrer notre
société. Le concept de partage du pouvoir est la pierre angulaire de nos
institutions, qui stipule par exemple que, quel que soit le parti
gagnant une élection, le président de la République et celui du
Parlement ne doivent pas être issus d'une même formation politique.

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