Fiche du document numéro 24246

Num
24246
Date
Vendredi 12 avril 2019
Amj
Auteur
Taille
148170
Sur titre
La violence extrême, le jeune Normand la rencontre d’abord à travers le génocide de la seconde guerre mondiale, dès sa première année d’études à Sciences-Po Grenoble et au sein du réseau « Mémorha » à Lyon. Mais c’est le Rwanda qui le happe à 23 ans. Il s’y rend au moment du quinzième anniversaire du génocide en 2009. Puis y vit trois ans, de 2009 à 2012. Il accueille la parole blessée pour la première fois au Rwanda
Titre
L’État rwandais et la mémoire du génocide des Tutsi
Sous titre
« Pour moi, tout est alors nouveau et concret, les lieux, les gens, se souvient-il. À cette époque, les relations diplomatiques avec la France sont déplorables et la recherche sur le génocide encore circonscrite à quelques auteurs qui n’ont pas encore passé le “relais” à de jeunes chercheurs ». Sur place, il rencontre l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau qui deviendra son directeur de thèse.
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L’année même du génocide, en 1994, émerge au Rwanda une première politique de mémoire de l’événement qui coûta la vie à près d’un million de Tutsis. Depuis, politiques mémorielles, politiques d’unité et réconciliation, politiques de justice ont été déclinées. La commémoration du 25e anniversaire offre l’occasion d’en brosser un panorama et d’analyser leurs évolutions.

« Remember, Unite, Renew », tel est le thème de la commémoration du génocide des Tutsi au Rwanda en 2019, comme en 2014. Il renseigne sur la volonté politique de faire du génocide un élément du passé, nécessitant une unité des Rwandais et qui conduit vers un nouveau Rwanda. Généralement plus offensifs, les thèmes ont porté le plus souvent de 1995 à 2014 sur les questions de justice, d’aide aux rescapés mais aussi de lutte contre l’idéologie du génocide et le négationnisme.

Au cours des vingt-cinq dernières années, de multiples politiques ont ainsi été mises en place par l’État rwandais concernant la gestion du passé et en particulier le génocide des Tutsi : politiques mémorielles, politiques d’unité et réconciliation, politiques de justice. Il ne s’agit pas ici de proposer un regard sur leur « efficacité » ou leur réception par la société civile mais de brosser un rapide panorama des politiques de mémoire, de leur évolution et du contexte dans lequel elles s’inscrivent depuis 1994.

Une « première mémoire » du génocide émerge dès l’automne 1994 au Rwanda, portée principalement par le gouvernement d’union nationale mis en place en juillet 1994, qui comprend des membres du Front patriotique rwandais (FPR), mais aussi du Mouvement démocratique républicain (MDR), du Parti libéral (PL), du Parti social démocrate (PSD) et du Parti démocrate chrétien (PDC) conformément aux accords d’Arusha de 1993[1]. Des ministres du Parti Libéral tels Pie Mugabo ou Joseph Nsengimana, tous deux rescapés, s’engagent particulièrement. Leurs ministères organisent en lien avec des associations de rescapés, parfois avec l’Église catholique, l’inhumation en dignité des victimes du génocide, dont les corps sont retrouvés. Ces cérémonies se déroulent au niveau local. La première commémoration nationale du génocide a lieu en avril 1995 sur le site de Rebero, où sont honorés des responsables politiques Hutu ainsi que des civils Tutsi tués par les extrémistes au cours du génocide. Le site de Rebero est envisagé dès le début de l’année 1995 comme le lieu probable du musée national du génocide mais les très faibles moyens de l’État rwandais à cette époque retardent le projet d’année en année. Certains sites du génocide acquièrent cependant rapidement un statut particulier, du fait des visites diplomatiques qui y sont organisées, comme Nyarubuye, Nyamata, Ntarama ou encore Murambi.

Si le génocide est omniprésent dans la presse et les discours politiques, sa mémoire n’est pas alors un enjeu de politique publique d’envergure, le pays traversant de nombreux défis. Une commission, dite Commission Mémorial, est créée au sein du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, mais celle-ci a des moyens très limités. Elle publie cependant en 1996 une enquête sur les sites du génocide, qui sert par la suite dans le choix des lieux de commémoration. Ce rapport est aussi utilisé dans les discussions entre l’Église catholique et l’État rwandais sur la possible patrimonialisation des églises sites de massacre en 1994, qui sont alors un élément important de controverse.

La faiblesse des moyens financiers empêche la Commission Mémorial, et son responsable Louis Kanamugire, de mener à bien les divers projets de patrimonialisation de sites du génocide. L’absence de moyens humains empêche aussi cette commission et plus généralement les autorités rwandaises de participer à l’écriture de l’histoire du génocide, qui est alors principalement le fait d’universitaires étrangers, de militants ou d’ONG. Des universitaires rwandais, tels Joseph Jyoni Wa Karega ou Célestin Kanimba Misago, réalisent rapidement de premières enquêtes mais peu d’entre elles sont publiées. Ainsi, aucun récit d’envergure sur l’histoire ou la mémoire du génocide n’est publié par les autorités rwandaises avant la fin des années 2000.

La relative faiblesse des politiques mémorielles, ainsi que leur dimension conflictuelle, s’explique par le contexte politique, social et militaire extrêmement tendu du Rwanda post-génocide. Ensuite, la quasi absence de procès au cours de la période dite de transition, malgré un nombre très élevé de détenus, participe d’une mise en tension de la société. Bien qu’ayant des moyens financiers plus élevés, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda créé en novembre 1994 ne prononce de son côté sa première condamnation qu’en 1998, (Ornella Rovetta, Un génocide au tribunal. Le Rwanda et la justice internationale, 2019). Surtout, la guerre civile commencée en octobre 1990 entre le Front Patriotique Rwandais et les Forces Armées Rwandaises ne s’arrête pas en juillet 1994 avec le départ du gouvernement intérimaire. Elle continue jusqu’au début des années 2000 sous d’autres formes, au cours de la guerre dite des infiltrés, entre les forces gouvernementales rwandaises et les forces soutenant l’ancien gouvernement, ayant commis le génocide. S’ajoute aussi la première guerre du Congo en 1996-1997 qui est suivie de la deuxième guerre du Congo entre 1998 et 2003. De fait, la période de transition est marquée par une forte violence sociale, politique, diplomatique et militaire. Dans ce contexte, que signifie la « mémoire du génocide » ? À la fin de l’année 1997, l’association Ibuka indique dans un communiqué diffusé à la suite du massacre de Mudende contre des réfugiés Tutsi congolais par des extrémistes Hutu: « Nous ne sommes pas des survivants, car le génocide continue ».

Une nouvelle Constitution est adoptée en 2003, accordant une place importante à l’histoire du génocide et la lutte contre son idéologie mais aussi aux enjeux d’unité et de réconciliation.

Sur toutes ces dimensions, la situation évolue rapidement à partir du début des années 2000. Tout d’abord, la guerre civile s’achève tandis que les accords de Pretoria en 2003 mettent fin à la deuxième guerre au Congo. Cette période de paix naissante s’inscrit dans un contexte politique nouveau. Paul Kagame devient président de la République en 2000 et entame de nombreuses réformes politiques et administratives qui visent à rompre avec la deuxième République. Le Rwanda se dote d’un nouvel hymne national et d’un nouveau drapeau. Surtout, une nouvelle Constitution est adoptée en 2003, accordant une place importante à l’histoire du génocide et la lutte contre son idéologie mais aussi aux enjeux d’unité et de réconciliation.

Le processus judiciaire Gacaca débute autour de cette même période. Plus de 100 000 détenus sont alors dans les prisons rwandaises, en raison d’une incarcération massive de prévenus accusés de génocide et du très faible nombre de procès après 1994. La majorité des personnes détenues, et condamnés, est au final libérée lorsque les Gacaca se terminent en 2012.

Ajoutons que les années 2000 sont marquées par une évolution des relations politiques et diplomatiques autour de la mémoire du génocide des Tutsi. Après une période particulièrement conflictuelle, les relations entre l’Église catholique et l’État rwandais s’améliorent. En 2000, le premier ministre Guy Verhofstadt se rend à Kigali et s’excuse au nom de la Belgique pour son inaction en 1994[2].

Enfin, la place de la mémoire du génocide des Tutsi évolue au niveau international à l’approche de la dixième commémoration du génocide des Tutsi. Un musée-mémorial du génocide, pensé comme le musée de Yad Vashem à Jérusalem, est construit au site de Gisozi à Kigali par les autorités rwandaises aidées par la suite par la fondation britannique AEGIS ainsi que par divers bailleurs de fonds. La dixième commémoration du génocide a lieu au stade Amahoro à Kigali en présence de nombreux diplomates étrangers et marque une rupture en termes de diplomatie de la mémoire, du fait des moyens mobilisés. C’est au cours de cette commémoration que la controverse entre la France et le Rwanda change d’ampleur, le Président Paul Kagame accusant lors de son discours le représentant de la délégation française Renaud Muselier d’avoir « l’audace de rester là, sans s’excuser ». La situation entre les deux pays se dégrade rapidement par la suite avec une rupture des relations diplomatiques entre 2006 et 2009 ainsi que la création au Rwanda d’une commission sur le rôle de la France au Rwanda dite commission Mucyo.

Au cours de cette décennie, les principales politiques de gestion du passé sont mises en place ainsi que les lois qui les accompagnent, en particulier la loi sur les mémoriaux du génocide de 2008. La sécurisation du pays ainsi que l’engagement approfondi de l’État et de bailleurs de fond sur les questions mémorielles transforment le paysage commémoratif. Plusieurs millions d’euros sont en effet investis dans les principaux mémoriaux nationaux du génocide tant dans la conservation des sites et des traces matérielles (objets et restes humains exposés).

À partir de 2009, le génocide n’est plus considéré au présent mais au passé et les discours politiques portent de plus en plus sur la reconstruction, la « renaissance » du Rwanda.

À partir de 2009, les politiques mémorielles et plus généralement de gestion du passé évoluent encore plus largement au Rwanda. La fin du processus judiciaire en août 2012 s’accompagne de fait d’une place plus grande encore pour les politiques d’unité et de réconciliation. De façon générale, le génocide n’est plus considéré au présent mais au passé et les discours politiques portent de plus en plus sur la reconstruction, la « renaissance » du Rwanda. Il s’agit aussi pour les autorités rwandaises de faire évoluer au niveau international les représentations sur le pays, que celui-ci ne soit plus défini par le génocide et les images de cadavres mais aussi comme un exemple, voire un modèle, de reconstruction et de réconciliation. Cette évolution est cependant paradoxale. Si l’État promeut l’espoir ou encore une « mémoire positive », en mettant l’accent sur la nouvelle génération de Rwandais qui n’a pas connu le génocide, les moyens alloués aux politiques mémorielles n’ont jamais été aussi importants du fait de la croissance économique.

De ce point de vue, la mise en place en 2008 de la Commission Nationale de Lutte contre le Génocide marque une évolution majeure. Cette commission en charge de la mémoire du génocide est dotée dès sa création de moyens humains et financiers inédits. Elle encourage alors une homogénéisation des pratiques mémorielles sur tout le territoire. Le symbole de la CNLG, une flamme du souvenir, est ainsi apposé sur les mémoriaux, qui sont au fur et à mesure standardisés. Les mémoriaux nationaux du génocide bénéficient d’un effort de patrimonialisation encore accru, quatre d’entre eux étant proposés depuis 2012 au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Surtout, la mise en place de la CNLG s’accompagne de la création d’un centre de recherche et de documentation et de façon plus générale de la production d’un récit structuré sur la mémoire du génocide de bien plus grande ampleur. Un mensuel, Icyizere (Espoir), revient sur les activités de la commission, et de nombreux écrits sont publiés en ligne, portant sur des thématiques diverses : l’idéologie du génocide, l’enseignement dans le milieu scolaire ou encore la lutte contre le négationnisme. Enfin, les chercheurs de la CNLG ont publié au cours de ces dernières années des monographies locales, les premières portant sur le génocide dans les préfectures de Gisenyi et de Ruhengeri. Ces écrits rédigés en Kinyarwanda, langue nationale parlée par tous les rwandais, s’inscrivent dans une volonté plus générale de l’État rwandais de maîtriser la narration sur l’histoire du Rwanda et du génocide. Cette volonté d’écriture de l’histoire s’accompagne d’un intérêt pour les archives largement accru au cours des cinq dernières années. Après avoir, sans succès, tenté de récupérer les archives du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, le gouvernement rwandais soutient maintenant un projet de numérisation et valorisation des archives Gacaca. À une échelle plus large, l’écriture de l’histoire est aussi un enjeu d’unité nationale pour le gouvernement depuis 1994. Une première synthèse générale de l’histoire du Rwanda par des universitaires rwandais est ainsi publiée en 2011 par la Commission Unité et Réconciliation.

Le contexte politique et social a très largement évolué au cours des vingt-cinq dernières années. La majorité de la population a en effet moins de vingt ans et n’a pas connu le génocide. Surtout, la politique mémorielle nationaliste portée par l’État ne porte plus uniquement sur le génocide des Tutsi. Longtemps minoré, la mémoire très controversée de la guerre a fait son apparition dans le paysage muséal avec l’inauguration de deux musées, dont l’un est situé au sein du Parlement rwandais. Ensuite, la chancellerie des héros et des ordres nationaux a vu ses moyens considérablement augmenter récemment, et doit publier prochainement le nom de personnes devant rejoindre le « Panthéon rwandais » situé à proximité du stade Amahoro à Kigali.

En ce début du mois d’avril 2019, de nouveaux épisodes sont venus s’ajouter à la longue histoire de la polémique franco-rwandaise concernant le génocide des Tutsi. Récurrentes depuis 1994, relayées par les médias et au niveau militant et politique, ces controverses en viennent parfois à faire obstacle à une connaissance du génocide des Tutsi et de sa mémoire au Rwanda. S’il existe bien une question franco-rwandaise avant, pendant et après 1994, elle n’est évidemment qu’une dimension d’une histoire bien plus large. Au Rwanda même, cette question est très loin d’être au cœur des politiques mémorielles…

[1] Le Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND) et la Coalition pour la Défense de la République (CDR) sont cependant interdits après 1994, ayant participé à l’organisation du génocide.

[2] Le président des États-Unis Bill Clinton prononce des excuses lors de sa venue à Kigali en 1998, mais ne sort pas de l’aéroport et ne visite pas de site commémoratif.

Rémi Korman

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