Fiche du document numéro 24221

Num
24221
Date
Jeudi 4 avril 2019
Amj
Taille
138498
Titre
Génocide au Rwanda : « Les Français sont eux aussi entrés en guerre »
Soustitre
Pour Richard Mugenzi, recruté pour espionner le Front patriotique rwandais, les soldats français ont assisté dès 1990 les forces gouvernementales qui se rendront responsables du massacre des Tutsis.
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Jusqu’à quel point la France a-t-elle soutenu, au Rwanda, les forces qui ont orchestré le génocide des Tutsis en 1994 ? Depuis vingt-cinq ans, cette question ressurgit sans cesse. A la veille des commémorations du génocide, et alors qu’Emmanuel Macron s’apprête à annoncer la création d’une commission chargée d’ouvrir les archives de l’Etat français sur cette période (lire aussi page 26), un homme témoigne de l’étrange collusion entre des militaires français et les Forces armées rwandaises (FAR). Aujourd’hui âgé de 58 ans, Richard Mugenzi a été recruté par les FAR dès 1990 comme agent de renseignement chargé des écoutes au QG militaire de Butotori, dans le nord-ouest du pays. Il a été entendu par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et a déjà évoqué son étonnante expérience dans un livre d’entretiens, l’Agenda du génocide (Karthala, 2010). Sa parole n’engage que lui. Mais ce qu’il décrit une fois de plus, sans aucune animosité, renforce les soupçons d’un aveuglement de Paris face aux forces qui vont exterminer près d’un million de Tutsis en cent jours.

Comment avez-vous été recruté ?

En 1990, les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) [composé en majorité de Tutsis qui ont fui le pays depuis l’indépendance, ndlr] sont entrés dans le nord du Rwanda. Et la guerre a commencé. A cette époque, j’étais encore inspecteur du travail et le gouvernement cherchait à recruter des fonctionnaires qui avaient des compétences en matière de sécurité. Comme j’avais étudié les techniques de communication, on m’a proposé ce poste de retranscription des écoutes du FPR. J’étais le seul civil intégré au camp militaire de Butotori. On me faisait confiance, je circulais librement, je déjeunais au mess des officiers. J’étais complètement intégré.

Vous y aviez aussi des contacts avec des militaires français ?

Ce sont eux qui m’ont formé. Ils me donnaient des conseils pour perfectionner mes écoutes. Les militaires français venaient souvent nous voir. Ils partageaient nos repas au mess des officiers. Quand j’allais dans le bureau de mon chef, le lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumwa, il y avait toujours un Français avec lui. Au début, la collaboration des militaires français, bien que confidentielle, semblait relever d’une coopération militaire assez banale. Tout a changé en 1992.

C’est-à-dire ?

A cette époque, les Français sont eux aussi entrés en guerre. Ils partaient au front, en tenue de combat.

Vous savez que la France nie que ses militaires ont participé à des combats durant cette période ?

Pourtant, ils prenaient des fusils, ils allaient se battre. Ils tenaient des positions, notamment vers Shiorongi, non loin de Kigali. Ils participaient à des patrouilles.

Vous affirmez aussi avoir vu Paul Barril, ex-gendarme du GIGN aujourd’hui sous le coup d’une instruction pour complicité de génocide à Paris…

Barril est venu plusieurs fois à Butotori, avant et pendant le génocide. C’est un ami capitaine qui me l’a désigné en m’expliquant qu’il était chargé d’une « opération spéciale ». Mes supérieurs l’appréciaient beaucoup.

A un certain moment, vos supérieurs vous ont aussi demandé de retransmettre de faux messages…

Oui, à partir de fin 1992 ils écrivaient eux-mêmes des messages que je devais faire passer pour des écoutes du FPR. Il fallait donner une mauvaise image du FPR pour galvaniser les militaires rwandais, plutôt découragés à l’époque. Juste après l’attentat contre l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994, on m’a demandé de diffuser un message dans lequel le FPR criait victoire. C’était un faux, pour l’accuser de l’attentat qui a servi de déclencheur au génocide. En réalité, cet attentat était le premier acte d’une tentative de coup d’Etat, fomenté par des cercles extrémistes proches du pouvoir qui soupçonnaient Habyarimana d’accepter les accords de paix d’Arusha avec le FPR, au lieu d’en finir avec tous les Tutsis.

Qu’est-ce que les militaires français, présents à Butotori avant le génocide, pensaient du FPR et des accords de paix d’Arusha ?

A Butotori, personne ne disait du bien du FPR. Ni même des Tutsis. Je me souviens qu’au mess des officiers, les Français expliquaient que derrière le FPR, il y avait les Anglo-Saxons qui voulaient dominer la région. Quand les accords de paix d’Arusha ont été signés en août 1993, mes supérieurs comme les militaires français répétaient tous que ces accords, qui donnaient la moitié des postes de commandement dans l’armée au FPR, c’était « une lâcheté ». C’est le mot qu’ils employaient sans cesse.

A la fin du génocide, Paris déclenche l’opération « Turquoise ». Comment les militaires de Turquoise se sont-ils comportés avec vos supérieurs ?

Ils se sont très bien entendus. Certains d’entre eux se connaissaient déjà. Mi-juillet 1994, quand nous avons fui le pays en traversant la frontière avec le Zaïre [aujourd’hui république démocratique du Congo], les Français nous ont accompagnés. Nous nous sommes installés dans le parc des Virunga, avec tout un arsenal de guerre. Notre espoir, c’était de repartir à la conquête du pays. Les Français sont venus nous voir. Mais au bout d’un an, moi j’ai réussi à partir et à rentrer au Rwanda.

Comment jugez-vous l’attitude de la France ?

A l’époque, les Français étaient depuis le départ de notre côté, ils ne pouvaient pas nous bloquer. Aujourd’hui, ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il y a encore tant de négationnistes en France, comme ailleurs. Des gens qui continuent de véhiculer la thèse du double génocide ou font mine de croire que c’est une guerre ethnique entre Tutsis et Hutus. Pourtant, un génocide relève toujours d’un Etat très organisé.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024