Fiche du document numéro 24181

Num
24181
Date
Jeudi 4 avril 2019
Amj
Taille
152370
Titre
Génocide des Tutsi du Rwanda : le Prix Victoire Ingabire attribué à un négationniste
Sous titre
Le Prix Victoire Ingabire Umuhoza de cette année a été attribué à Robin Philpot, un journaliste qui nie les viols massifs commis au Rwanda pendant le génocide contre les Tutsi. Qu'est-ce que cela signifie pour la réconciliation que Ingabire prétend défendre?
Type
Note
Langue
FR
Citation
Le Prix Victoire Ingabire Umuhoza pour la démocratie et la paix est décerné chaque année à ceux qui, selon le jury, se sont distingués le plus « dans la recherche de la démocratie et de la paix au cours de l’année précédente ». Ingabire est une politicienne d’origine hutue connue pour son opposition à Paul Kagame, président du Rwanda, où le génocide de 1994 contre les Tutsis a eu lieu.

Reconnaître les efforts des activistes de la paix avec des récompenses est un objectif noble, mais ce prix particulier alimente la controverse depuis le début. Pas tant parce que le choix des gagnants est évidemment aligné sur l’agenda politique de l’attributeur du prix, mais surtout parce que la moitié des gagnants jusqu’à présent étaient des sceptiques connus et même des négateurs notoires du génocide.

Comme la cérémonie de remise des prix est liée à la Journée internationale de la femme en mars, il est intéressant de constater que Robin Philpot a été choisi pour recevoir le prix de cette année à l’ère MeToo. Dans son livre « Le Rwanda et la nouvelle bataille pour l’Afrique », Philpot consacre un chapitre entier à nier les viols massifs de femmes et de filles tutsies pendant le génocide.

Colonie pénale coloniale



Robin Philpot est le frère de John Philpot, l’avocat de Jean-Paul Akayesu, ancien maire du conseil municipal de Taba où, pendant le génocide, des milliers de Tutsis ont été assassinés et de nombreuses femmes violées. Akayesu a été le premier suspect à être déclaré coupable par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en 1998.

Les frères Philpot croient toujours en l’innocence d’Akayesu, ce qui est bien entendu leur droit. Mais depuis lors, ils ont également affirmé que le génocide n’était qu’un mensonge machiavélique de la communauté internationale visant à dissimuler un complot colonial moderne. Dans son livre, Robin Philpot compare la prison au Mali – où Akayesu purge une peine à perpétuité – à une colonie pénitentiaire coloniale.

Philpot a rendu visite à Akayesu au Mali en 2002. Lorsqu’il a soulevé le problème de la violence sexuelle, Akayesu a nié l’existence de viols à Taba. Les procureurs du TPIR ont persuadé les victimes de faire de fausses déclarations, a-t-il affirmé en substance.

Il a ensuite suggéré que le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame était à l’origine des allégations de viol. Dans le cadre d’une campagne de diabolisation des Hutus, ils auraient persuadé les filles tutsies d’accuser leurs fiancés hutus. Et, pour couronner le tout, il a laissé entendre que Hillary Clinton avait soudoyé le tribunal en 1997 pour inclure le viol dans les accusations.

Pour Philpot, le répertoire des excuses d’Akayesu ne suffit pas. Dans une comparaison étrange avec les préjugés racistes du sud des États-Unis sur le comportement sexuel des Afro-Américains, il suggère qu’Hillary Clinton, en tant qu’épouse d’un président du Sud, aurait incité le tribunal à condamner Akayesu.

« Comment ne pas voir là une resurgence du lynchage pratiqué régulierement aux Etats-Unis contre des hommes noirs eux aussi soupconnés de viol, dont Billy Holliday parlait dans sa Strange Fruit? »

Curieusement, en 1998, Lin Muyizere, le mari de Victoire Ingabire, s’est rendu spontanément au TPIR à Arusha, en Tanzanie, pour défendre Akayesu. Selon le tribunal, Muyizere a déclaré que pendant son séjour à Taba pendant le génocide, il n’avait entendu aucune mention de violences sexuelles. « Il a déclaré catégoriquement qu’il n’y a pas eu de viol », lit-on dans le jugement.

Human Rights Watch



La réalité des viols et mutilations massifs commis pendant le génocide n’est pas contestée. En 1996, un an avant le début de l’affaire Akayesu, Human Rights Watch a publié son livre « Shattered Lives ». Il s’agit presque entièrement de récits de victimes de viol, dont plusieurs de Taba. Et The Guardian a publié un article en février 1995 intitulé « A generation of rape is born » [«Une génération de viols est née»], pour marquer les résultats des crimes.

Mais comme c’est le cas généralement des négateurs du génocide, Robin Philpot est très distancié vis-à-vis d’organisations de défense des droits humains telles que Human Rights Watch. Selon Philpot, ils ont rapidement utilisé le terme de génocide «… avec l’ardeur d’un missionnaire du XIXe siècle ou d’un chrétien Born again ».

L’historienne Alison Des Forges, alors spécialiste de Human Rights Watch au Rwanda, est sa principale cible. Philpot note que Des Forges avait travaillé pour le gouvernement américain avant qu’elle ne s’investisse dans la crise des droits de l’homme au Rwanda. Il en conclut qu’elle était en contact avec le Conseil de sécurité nationale et le Pentagone. Des Forges, en bref, représentait les impérialistes et le FPR – qui, à son avis, était une armée agissant par procuration des États-Unis.

Philpot, avec les analogies maladroites qui caractérisent son travail, compare la Commission internationale d’enquête dirigée par Des Forges en 1993 (pour enquêter sur de vastes violations des droits de l’homme au Rwanda) et le procès de Nuremberg contre les nazis. Selon la logique de Philpot, le fait qu’un membre de la Commission ait fini par rejoindre le nouveau gouvernement en tant que ministre après le génocide constitue une preuve concluante que toute cette affaire sentait le colonialisme.

Les Misérables



Dans une autre analogie, Philpot avance que Des Forges et le professeur William Schabas, coprésident de la commission, auraient persécuté les Hutus du monde entier avec la même obstination avec laquelle Javert poursuivait Jean Valjean dans Les Misérables. Les droits de l’homme sont devenus la religion non officielle de l’Occident, se lamente Philpot. « Cette autre arme fournie par des bien-pensants d’Europe et d’Amerique venait simplement compléter I’arsenal. »

Les femmes violées et les experts des droits de l’homme ne sont pas seuls houspillés par Philpot. Les soldats de la paix des Nations Unies auraient également pris part à la conspiration impérialiste anti-Hutu. Selon Philpot, le général Romeo Dallaire aurait soutenu le retrait des casques bleus du Rwanda pour les tenir à l’écart de la guerre du FPR contre le régime des Hutus.

« Romeo Dallaire et Maurice Baril [le supérieur de Dallaire à l’ONU], a moins qu’ils ne prouvent Ie contraire », accuse Philpot, « n’auront été que des exécutants, heureux ou non, de décisions prises a des niveaux plus hauts a partir de stratégies que nous devons essayer de comprendre, mais qui deviennent de plus en plus limpides. »

Selon Philpot, le gouvernement américain comptait sur une victoire rapide du FPR, et le terme de génocide, qu’il a initialement écarté, a progressivement été intégré à cette stratégie, qui visait à améliorer l’image du FPR et à diaboliser le gouvernement hutu.

En guise d’ultime insulte, Philpot suggère que le trouble de stress post-traumatique dont Dallaire souffre depuis le génocide est en fait son incapacité à réfléchir de manière critique à ses actes, ayant systématiquement caché la vérité – la « vérité » de Philpot – sur la tragédie.

Comme d’habitude



Malheureusement, les croyances particulières de Robin Philpot et ses déclarations offensantes sur les victimes du génocide ne sont pas une nouveauté. Les précédents lauréats du prix Victoire Ingabire Umuhoza nous ont déjà familiarisés à ces thèses. L’année dernière, le journaliste Charles Onana et l’animateur radio Phil Taylor ont bénéficié du prix.

Taylor anime une émission de radio au Canada dans laquelle des négationnistes et d’autres théoriciens du complot sont des invités réguliers. Il a également traduit une version française antérieure du livre de Philpot publiée sur son site Web. Parmi les lauréats précédents, nous trouvons Christiaan de Beule, Ann Garrison, Patrick Mbeko et d’autres personnalités qui se sont distinguées en hystérisant le débat plutôt qu’en promouvant la paix.

Mbeko s’est distingué par un article au titre sans équivoque : « Rwanda, « le génocide des Tutsis « , le plus grand mensonge du siècle. » Le journaliste Garrison est l’homologue américaine de Phil Taylor et un protagoniste du travail de Philpot. En tant que fan de Victoire Ingabire, elle comparait son idole à Aung San Suu Kyi jusqu’à ce que cette chef du gouvernement du Myanmar soit elle-même impliquée dans un génocide.

Christiaan de Beule a produit de nombreuses brochures contestant la réalité du génocide. Dans une lettre ouverte à la Mission d’informations parlementaire française de 1998 sur le Rwanda, il a laissé entendre que la notion de génocide avait été entièrement attribuée à l’informateur qui avait averti le général Dallaire trois mois avant le début des violences concernant la formation et l’armement de la milice Interahamwe. De Beule a émis des doutes sur l’existence du dénonciateur et sur l’intégrité de Dallaire, qui avait fondé son fameux fax du risque de génocide du 11 janvier 1994 sur cette information.

« N’est-il pas étonnant qu’on accuse tout un peuple de crimes aussi graves que le génocide », a demandé de Beule, « sur base d’un témoignage d’un personnage aussi nébuleux que ce Jean-Pierre ? »

De Beule a également contesté l’analyse des médias de la haine au Rwanda qui, avant, pendant et après le génocide, ont diffusé une propagande anti-Tutsi et encouragé les extrémistes hutus. Selon De Beule, le fameux magazine Kangura aurait été financé par le FPR et Hassan Ngeze, rédacteur en chef du magazine, condamné à 35 ans de prison par le TPIR pour sa part du génocide, aurait été un infiltré du FPR.

Candidat à la présidentielle ?
Il n’existe pas de preuve que Victoire Ingabire choisit les lauréats du prix qui porte son nom. Mais elle a prononcé un discours en direct via Skype lors de la cérémonie à Bruxelles, dans laquelle elle a félicité ces lauréats. Philpot était assis près de Christiaan de Beule et les prix ont été remis par Juan Carrero, lui-même un négationniste.

Si on cherche Carrero sur Internet, on se retrouve sur les sites Web d’organisations comme Veritas Rwanda et L’Hora. Outre le propre travail de Carrero, ces sites Web contiennent des articles et des liens parmi un choix de négationnistes notoires. On y trouve aussi a aussi une brochure signée par Lin Muyizere, Juan Carrero, Christiaan de Beule et quelques autres.

En plus des critiques et des accusations dirigées contre le FPR, au sujet desquelles les opinions divergent, la brochure contient un résumé des actes de violence confirmés et non confirmés commis par les troupes du FPR entre 1990 et 2000. Selon les signataires, le but de la liste est de: prouver qu’il y a eu deux génocides, dont un seul est reconnu par la communauté internationale.

« L’opinion internationale ne retient qu’un seul génocide, celui d’avril 1994 », écrivent Muyizere et ses collègues auteurs. « Il apparaît alors que le mot “génocide” ne peut être utilisé que par ceux qui ont gagné la guerre. » Cependant, leur déclaration ne fournit aucune preuve d’une intention d’exterminer la population hutue.

Dans un autre paragraphe, les organisations de victimes tutsies sont universellement accusées d’avoir persécuté des suspects hutus avec de faux témoignages. Les auteurs accusent également le TPIR d’avoir plus ou moins piégé d’éminents génocidaires tels que Jean Kambanda, Jean-Bosco Barayagwiza et Théoneste Bagosora.

Comme cette brochure et une autre de contenu similaire sont assez anciennes, il est possible que le mari d’Ingabire ait changé d’opinion au fil du temps. Cependant, leur avocat n’a pas répondu à notre demande que Muyizere explique les pamphlets et son témoignage sur la négation des viols commis à Taba.

En attendant, Victoire Ingabire se présente dans les médias comme un ardent défenseur de la réconciliation au Rwanda. Ses sympathisants la considèrent donc comme une candidate idéale pour assumer la présidence du Rwanda à l’avenir. Il est toutefois peu probable que la réconciliation au Rwanda profite de la glorification des négateurs du génocide et des déclarations compromettantes de son mari.

Jos VAN OIJEN

Traduction en français par Jean-François DUPAQUIER

Jos van Oijen est un chercheur néerlandais indépendant. Il a rédigé, co-écrit, édité et/ou illustré des rapports et des livres pour plusieurs services de recherche et une ONG. Il a publié des articles de toute nature sur des questions liées au génocide des Tutsi du Rwanda dans des magazines imprimés et en ligne.

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