Fiche du document numéro 24130

Num
24130
Date
Mardi 2 avril 2019
Amj
Taille
138105
Titre
La vérité sur le rôle de Paris dans le génocide des Tutsi : l’Elysée va-t-il se satisfaire d’une commission-croupion ?
Soustitre
Emmanuel Macron avait promis de créer une commission indépendante d’historiens pour examiner les archives encore secrètes de Paris au Rwanda entre 1990 et 1994. Finalement, la « Cellule Afrique » de l’Elysée a décidé d’écarter l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau initialement pressenti pour la présider. Raison invoquée: « Des propos trop critiques sur l’armée ». L’historienne Hélène Dumas, une des grandes spécialistes du génocide des Tutsi du Rwanda, est également écartée par l’Elysée.
Nom cité
Source
Type
Blog
Langue
FR
Citation
L’argument de Franck Paris, chef de la « Cellule Afrique », devrait faire sourire la communauté des chercheurs où Stéphane Audoin-Rouzeau est parfois brocardé pour sa fascination des militaires français. « C’est le plus militariste d’entre nous », s’amuse un historien. Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Audoin-Rouzeau a consacré l’essentiel de sa carrière universitaire à l’étude de la Première guerre mondiale. A ce titre, il préside le Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, dans la Somme. C’est là qu’il a croisé Emmanuel Macron le 9 novembre dernier lors de l’itinéraire mémoriel du président pour le centenaire de l’Armistice. Stéphane Audoin-Rouzeau avait déjà adressé des notes à François Hollande sur la nécessite de faire toute la lumière sur le rôle de Paris dans le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Sans aucun succès.

Stéphane Audoin-Rouzeau a expliqué comment il avait tardivement pris conscience du génocide de 1994 dans son livre L’Initiation (Le Seuil, 2017, 17 euros). Depuis, cette immense tragédie le hante. Le 9 novembre 2018, Emmanuel Macron lui promet de créer une commission indépendante d’historiens qui examinera les archives encore secrètes de Paris. Les détails sont renvoyés à plus tard mais il paraît déjà évident que Audoin-Rouzeau en sera le président. Le président français se dit impatient de consolider une nouvelle politique africaine qui romprait avec les mauvaises habitudes de la Françafrique. Il a trouvé un interlocuteur lui aussi impatient de faire bouger les lignes : Paul Kagame, président du Rwanda, alors président de l’Union africaine. En gage de la rupture avec la « Françafrique », Paris soutient alors la candidature de la rwandaise Louise Mushikiwabo à la présidence de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Malgré les pressions et les critiques du « monde ancien ».

Emmanuel Macron n’en a sans doute pas encore conscience : ouvrir les archives sur l’évidente complicité de Paris dans le génocide des Tutsi va provoquer une levée de boucliers bien plus forte que « l’affaire Mushikiwabo ». C’est la mobilisation chez les « anciens du Rwanda » à l’approche de la vingt-cinquième commémoration du génocide à Kigali et à Paris. A la fois chez les hauts-gradés l’armée (le chef de l’état-major particulier du président, François Lecointre, était capitaine dans l’opération Turquoise), de Hubert Védrine et de ses réseaux, mais aussi de ceux d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères en 1994. Ce dernier éprouve une aversion particulièrement tenace à l’encontre de Paul Kagame. La crise des Gilets jaunes d’un côté, l’approche du scrutin européen de l’autre, Emmanuel Macron se retrouve dans un étau politique. Les principaux protagonistes survivants de la politique insensée de Paris au Rwanda sont à la manœuvre : Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Elysée et l’amiral Jacques Lanxade, chef d’Etat-major des armées à cette époque.
Dès la fin février, Stéphane Audoin-Rouzeau comprend qu’il ne sera pas nommé président de la commission d’historiens. En sera-t-il membre ? Le mercredi 20 mars lors d’un débat à Sciences Po, la victoire du lobby militaire est actée par l’amiral Jacques Lanxade qui, le premier, glose sur la commission d’historiens et en précise les limites : « il n’y aura rien dans les archives »…

Autrement dit, les chercheurs n’auront pas accès aux archives les plus sensibles. Ce n’est pas nouveau : Bernard Kouchner, lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères, n’a pu consulter les archives du Quai des années 1990-1994 (lire Laurent Larcher, « Rwanda , ils parlent », Le Seuil, 2019, 24,90 euros).

La crise atteint son paroxysme la semaine suivante, lorsqu’on apprend par la rumeur que l’Elysée a choisi pour présider la commission l’un des amis de Stéphane Audoin-Rouzeau, l’historien Vincent Duclert, professeur associé à Sciences Po, président de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crises de masse. Il ne connaît pas le Rwanda, il n’a aucun affect apparent concernant le génocide des Tutsi. Pour l’Elysée ça tombe bien. Vincent Duclert, flatté, accepte. Pour lui, les ennuis ne font que commencer car des historiens qu’il contacte pour composer sa commission se méfient…

La crise devient publique mercredi 27 mars. Une journée d’études sur le génocide des Tutsi du Rwanda est organisée de longue date par de jeunes étudiants en master de Sciences Po, de l’EHESS et de l’école Normale supérieure de la rue d’Ulm. Parmi eux, de brillants doctorants que Vincent Duclert devra persuader d’engager leur réputation dans son aventure, s’il ne trouve personne d’autre dans la communauté scientifique. Et c’est un journaliste qui remue le fer dans la plaie en interrogeant Vincent Duclert.

Afrikarabia : « Une rumeur affirme que l’Élysée vous a chargé de présider une commission d’historiens pour faire la lumière sur les archives encore secrètes du rôle de Paris au Rwanda. Si vous confirmez cette information, avez-vous obtenu des garanties que toutes les archives – notamment de la DGSE, de la DRM, du Quai d’Orsay – vous seront ouvertes, contrairement à ce qu’a laissé entendre l’amiral Lanxade à Science-Po la semaine dernière ? ». Vincent Duclert : «  Il y a beaucoup de rumeurs [sourire]. Donc, je propose que si, effectivement, l’information est confirmée ou infirmée, d’attendre peut-être les annonces qui auront lieu. Nous savons que le Président Emmanuel Macron souhaite, donc, modifier en profondeur les relations de la France avec le Rwanda et avec l’Afrique : des relations d’égalité, des relations qui dépassent et mettent fin au modèle colonial de la diplomatie française en direction de l’Afrique. Donc, je ne sais pas, mais je propose effectivement qu’on attende les annonces du président de la République. »

Un demi-aveu, mais aussi le constat que Vincent Duclert a accepté de présider une commission d’historiens sans que Emmanuel Macron ait établi de « feuille de route », sans garantie d’avoir accès aux archives sensibles. Et alors que l’Elysée, en se réservant de décider qui en ferait partie, a montré que son indépendance serait une fiction.

Le lobby n’est pas loin : deux des avocats des militaires français de l’association « France Turquoise » suivent ostensiblement les débats, l’un d’entre eux accusant un des orateurs de travestir la vérité sur son client. L’opération d’intimidation n’est pas loin…

Stéphane Audoin-Rouzeau participe à une des tables rondes de l’après-midi. Il finit par rompre le silence : «  Il me semble que d’immenses efforts seront encore nécessaires en France, pour aboutir au discours de vérité que, depuis longtemps, j’appelle de mes vœux – et je ne suis pas le seul, bien sûr à l’appeler de mes vœux. L’indifférence de l’opinion publique est certainement un des graves problèmes devant nous. Par exemple ce vide des salles d’audience lors des procès d’assises [concernant trois accusés de génocide en France] qui ont eu lieu depuis 2014, ce vide – vide de journalistes, vide de public, vide d’étudiants en droit – est évidemment, en soi, extraordinairement symptomatique. »

L’historien ne cache pas son amertume envers l’Elysée : «  Un autre obstacle, évidemment, qui est devant nous, je suis au regret de le dire, c’est la duplicité du pouvoir politique français actuel qui se lit très bien dans les exclusives prononcées notamment pour la composition de cette « mission d’enquête » qui va être annoncée, très officiellement, très prochainement. Après dix années d’efforts historiques, d’efforts de recherche, d’efforts de formation d’une nouvelle jeune recherche sur ce sujet , après de nombreuses notes écrites aux présidents de la République, après avoir plaidé depuis longtemps pour qu’une commission d’enquête française indépendante puisse voir le jour, eh bien, je dois dire que je n’ai jamais été aussi pessimiste qu’aujourd’hui. »

Jean-François DUPAQUIER

Verbatim: Aymeric GIVORD

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