Fiche du document numéro 24099

Num
24099
Date
Mercredi 27 mars 2019
Amj
Taille
284136
Titre
Génocide rwandais, la France reste dans l’ombre
Soustitre
Emmanuel Macron ne se rendra pas à Kigali le 7 avril pour le 25e anniversaire du début des massacres à grande échelle dont ont été victimes les Tutsis. Un mauvais signal alors que l’ouverture des archives n’est pas acquise et que la compétence de la future commission sur le rôle de Paris en 1994 interroge.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un soldat français avec des enfants dans un camp de réfugiés tutsis, à Gisenyi, au Rwanda, le 24 juin 1994. Photo Scott Peterson. Liaison. Getty

Le symbole aurait pu être fort : la présence d’un président français au Rwanda, assistant pour la première fois aux commémorations du dernier génocide du XXe siècle. En 1994, en seulement cent jours, près d’un million de personnes ont été systématiquement exterminées, uniquement coupables d’appartenir à la minorité tutsie du « pays des mille collines ».

Depuis, la France est souvent accusée d’avoir soutenu jusqu’au bout le régime qui a conduit ce génocide. Or, malgré le réchauffement récent des relations entre Paris et Kigali, Emmanuel Macron a fait savoir qu’il ne se rendrait finalement pas le 7 avril à Kigali, où l’avait invité son homologue rwandais, Paul Kagame. L’occasion semblait pourtant toute trouvée, après des années de crispation, et même de glaciation, les relations entre la France et le Rwanda ayant été rompues pendant trois ans, entre 2006 et 2009. En vingt-cinq ans, il y a eu bien des atermoiements et des effets de balancier : rapprochement sous Sarkozy, premier président français depuis 1994 à se rendre à Kigali, en février 2010, et à y reconnaître des « erreurs d’appréciation » de la part de la France. Puis rétropédalage sous François Hollande, éloignant à nouveau la perspective d’une réconciliation.

Dès son élection, Macron privilégie une nouvelle approche, qui se veut plus décomplexée vis-à-vis du passé. Une fois à l’Elysée, il prend contact avec son homologue rwandais, avant de recevoir Paul Kagame à Paris en mai 2018. Il soutient la candidature de la ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie. Elle sera élue en octobre. Le président français s’était également engagé à ouvrir les archives sur le rôle de la France au Rwanda, verrouillées depuis plus de deux décennies.

Ilot de stabilité



Macron entend solder les comptes du passé. Et le Rwanda a tout pour satisfaire sa doxa en Afrique : petit pays dévasté par un génocide, il a su se redresser en deux décennies, s’engager résolument sur la voie du développement, avec une croissance de plus de 8 %, et s’imposer comme un îlot de stabilité dans une région tourmentée.

Que s’est-il donc passé pour que Macron renonce au dernier moment ? Dans un premier temps, Kigali n’aurait même pas été averti de ce désistement, alors que les négociations semblaient bien engagées et qu’à défaut du président français, « confronté à beaucoup de situations urgentes, notamment avec la crise des gilets jaunes », Paris aurait laissé entendre qu’un « responsable de haut niveau le représenterait », confie une source proche des autorités rwandaises. Deuxième surprise : en l’absence de Macron, c’est Hervé Berville, député LREM des Côtes-d’Armor, qui représentera la France le 7 avril à Kigali. « Le Président avait d’autres engagements, mais attache beaucoup d’importance à la place du génocide dans notre mémoire, d’où notamment sa volonté d’envoyer un représentant personnel qui a des liens avec ce pays », explique à Libération ce jeune élu de 29 ans, orphelin rescapé du génocide et arrivé en France à l’âge de 4 ans en 1994, avant d’être adopté par une famille bretonne. « Il ne faut pas faire de son absence le signe de quelque chose. Beaucoup de progrès ont été accomplis depuis un an et demi. Ce n’est pas une relation banale, elle est complexe », soutient Berville, qui affirme être mandaté pour porter un message « d’hommage aux rescapés et au travail de la mémoire ». Reste qu’on est loin d’un responsable français « de haut niveau », alors que le président américain Bill Clinton (en 2004) ou le Premier ministre belge Guy Verhofstadt (en 2000 et 2004) ont déjà participé à ces cérémonies. A Kigali, l’absence de Macron ne suscite guère d’émotion, plutôt un fatalisme indifférent.

Verrouillage



Au-delà des maladresses du casting, le malaise est peut-être plus profond. Ce désistement intervient alors que se profilerait un nouveau verrouillage des archives dont des chercheurs, historiens et journalistes réclament la déclassification. Selon nos informations, la constitution d’une commission spéciale sur le rôle de la France au Rwanda sera bientôt annoncée. Elle serait présidée par un haut fonctionnaire et exclurait déjà de nombreux spécialistes réputés sur ce dossier. Pire encore, elle n’aurait de toute façon accès qu’à une sélection de documents choisis par l’Etat. Bien loin de la transparence promise par Macron et, avant lui, par Hollande.

« Quand on ouvrira les archives, vous verrez qu’il n’y a rien ! », claironnait le 20 mars l’amiral Jacques Lanxade, évoquant pour la première fois cette commission spéciale. L’ancien chef d’état-major des armées de François Mitterrand participait ce jour-là à un débat organisé à Sciences-Po Paris, face au lieutenant-colonel Guillaume Ancel, un ancien officier de l’opération « Turquoise », déclenchée au Rwanda par la France le 22 juin 1994. Depuis plusieurs années, Ancel dénonce cette intervention présentée comme « humanitaire », après avoir lui-même découvert sur place qu’elle a notamment permis de fournir des armes aux forces génocidaires alors en déroute. De son côté, Lanxade défend mordicus la politique française au Rwanda, refusant toute compromission. Contre toute évidence, l’amiral affirme même « n’avoir eu aucune information qu’il y avait des massacres » après le déclenchement du génocide, le 7 avril 1994. Il le confirme dans un ouvrage passionnant publié ces jours-ci par le journaliste Laurent Larcher (1). Lanxade n’aurait rien vu, rien su, même après le 7 avril ? Alors même que la France dépêche sur place dès le 9 avril l’opération « Amaryllis » pour évacuer les expatriés au milieu du bain de sang ? Dans un livre publié en 2012, le père Richard Kalka, aumônier militaire arrivé à Kigali « dès le 8 avril », affirme-t-il, évoque des scènes traumatisantes pour les militaires français. Lesquels auraient assisté, impuissants, au meurtre d’une femme qui s’était jetée sur leur Jeep avant d’être rattrapée par les miliciens. Le prêtre décrit aussi le comportement « arrogant » d’Agathe Habyarimana, la veuve du président tué le 6 avril au soir dans un attentat qui sert de signal au déclenchement des massacres. Selon l’aumônier, elle aurait refusé de se délester de ses bagages pour permettre d’évacuer des Tutsis présents à l’ambassade de France, qui y auraient été tués par la suite. Contacté par Libération, le père Kalka refuse d’évoquer à nouveau ces scènes : « Je ne veux plus parler du Rwanda », affirme-t-il.

Depuis vingt-cinq ans, il y a ceux qui se taisent et ceux qui persistent à défendre la politique de la France au Rwanda. Comme Lanxade ou encore Hubert Védrine (secrétaire général de l’Elysée à l’époque) et Alain Juppé (ministre des Affaires étrangères du gouvernement Balladur). Même sans attendre l’ouverture des archives, un certain nombre de documents déjà rendus publics mettent à mal cette vision de l’histoire.

Dès le 12 janvier 1994, un compte rendu envoyé par l’ambassade de France à Kigali au Quai d’Orsay évoque ainsi la formation militaire et la distribution d’armes aux milices interahamwe, bras armé du régime en place, ainsi que « la localisation précise des éléments tutsis de la population de Kigali, qui devrait en outre permettre d’éliminer 1 000 d’entre eux dans la première heure après le déclenchement des troubles ». Un an plus tôt, le 19 janvier 1993, Georges Martres, alors ambassadeur de France à Kigali, évoquait dans un long télex le travail d’une mission d’enquête internationale qui, bien qu’« elle se soit heurtée à de nombreux obstacles », « a collecté une quantité impressionnante de renseignements sur les massacres qui se sont déroulés » au Rwanda depuis 1990. Soit depuis le moment où la France s’engage militairement aux côtés du régime de Juvénal Habyarimana pour contrer un mouvement rebelle, le Front patriotique rwandais (FPR), majoritairement constitué par les enfants des Tutsis ayant fui le pays à la suite des pogroms perpétrés depuis l’Indépendance.

Téléphones cryptés



Un mouvement rebelle qui est perçu par certains responsables politiques et militaires français « uniquement comme le bras armé des Anglo-Saxons dans la région », se souvient un fonctionnaire en poste à Kigali à l’époque. Et quand le génocide commence, le 7 avril, le soutien de Paris aux autorités rwandaises ne faiblit pas. La France sera le seul pays occidental à accepter de recevoir des représentants du gouvernement génocidaire pendant les massacres. Certains d’entre eux repartiront avec des téléphones cryptés et la promesse d’un soutien armé par « l’utilisation de troupes étrangères, régulières ou non », selon le compte rendu rédigé à l’intention de ses supérieurs par un haut gradé rwandais, le colonel Ephrem Rwabalinda, après sa rencontre avec le général Jean-Pierre Huchon, au ministère de la Coopération, le 9 mai 1994.

A ce moment-là, l’extermination systématique des Tutsis atteint déjà des proportions vertigineuses. Mais le général Huchon aurait surtout discuté avec Rwabalinda de la « meilleure façon de retourner l’opinion internationale ». Comme si le seul ennemi qui comptait, c’était encore le FPR, qui avait repris les armes après le déclenchement du génocide. Et c’est bien au moment où il semble en passe de gagner la guerre contre les forces génocidaires que Paris déclenche l’opération Turquoise. Le FPR finira par prendre le pouvoir, mais le gouvernement génocidaire réussira à fuir le pays en passant par la zone Turquoise.

Reste une question : que dissimulent donc ces archives de si compromettant ? «Les faits sont têtus», avait déclaré le président rwandais lors des commémorations des vingt ans du génocide en 2014. A l’époque, la garde des Sceaux Christiane Taubira, un temps annoncée à Kigali, avait renoncé à s’y rendre après les déclarations de Kagame, qui avait « osé » rappeler le poids des compromissions françaises dans cette tragédie. Qui semble décidément dissimuler encore des secrets.

(1) Rwanda : Ils parlent, de Laurent Larcher, éditions du Seuil.

Maria Malagardis Envoyée spéciale à Kigali

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024