Fiche du document numéro 24037

Num
24037
Date
Lundi Mars 2010
Amj
Taille
305492
Titre
Ensemble se remettre debout [Extrait pp. 132-153]
Nom cité
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Lieu cité
Lieu cité
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
Extraits du livre « Ensemble se remettre debout ». Jean Carbonare .Editions Olivétan
Pages 132 à 153
La découverte des prémisses du génocide de 1994
André Barthélemy, d’une ligue des Droits de l’Homme 1 me contacte fin novembre
1992 : est-ce que je peux participer, à sa place, à une Commission internationale d’enquête sur
la violation des Droits de l’Homme au Rwanda, que la Fédération Internationale des Droits de
l’Homme (FIDH) veut envoyer sur place en décembre. Lui-même n’est pas libre à ce
moment-là, il doit se rendre en Mauritanie. J’accepte tout de suite. En fait, la commission ne
part qu’en janvier. Elle est composée de Philippe Dahinden, Suisse, d’une Américaine : Alison
Desforges, de trois Belges dont Éric Gillet, avocat, d’un médecin légiste, d’une équipe de
spéléologues, d’un Ivoirien, René Degni-Segui et de moi-même, seul Français de l’équipe.
Le président Habyarimana a donné son accord pour cette enquête. Il pense que les
basses besognes du réseau « Zéro »2 ont été entourées de suffisamment de secret pour que
l’enquête se fasse sans lui porter préjudice. Mais c’est mal connaître le cœur des témoins hutu
et tutsi qui souffrent depuis de nombreuses années de vexations nombreuses, d’exactions
abominables, de souffrances indicibles. Les témoins sont décidés à parler. Ils savent pourtant
que cela peut leur coûter cher. En effet les hommes des Services de Renseignements de la
Présidence sont nombreux dans le hall de « l’Hôtel des diplomates », puis à l’hôtel « Mille
collines », devenu le quartier général de la commission. C’est grâce à ces témoins, dont
plusieurs ont payé de leur vie leur témoignage, et grâce au travail des Associations rwandaises
de défense des droits de l’Homme, qu’au bout de quinze jours d’enquête, l’équipe a pu se
faire une idée de l’ampleur des violations des Droits de l’Homme dans ce pays et de la
planification d’un génocide.
Le Président Habyarimana ne nous apparaît plus comme le bon père de famille, le bon
chef de la nation, le bon catholique. Il est à la tête des « Escadrons de la mort » qui, depuis
1990, s’organisent pour éliminer peu à peu et systématiquement les Tutsi et les Hutu
opposants au régime.
Une gigantesque prison pour un gigantesque cimetière !
Le 7 janvier 1993 donc, j’arrive à Kigali, membre d’une commission d’enquête
internationale de la FIDH, sur les violations des Droits de l’Homme au Rwanda.
1 « Agir ensemble pour les droits de l’Homme »

2 *le réseau zéro
“La répression contre les Tutsi est planifiée au plus haut niveau de l’Etat. Avec d’autres membres de la
commission d’enquête, Jean Carbonare, le président de l’ONG française Survie, a enregistré la longue
confession d’un ex-chef d’un escadron de la mort. Celui-ci révèle, en particulier, la tenue régulière de «réunions
de coordination», à Kigali, au domicile du capitaine Pascal Simbikangwa, fonctionnaire à la présidence et
beau-frère du colonel Elie Sagatwa, lui-même secrétaire particulier et beau-frère du chef de l’Etat. A la
«synagogue», comme a été surnommée cette résidence particulière, une vingtaine de dignitaires du régime
désigneraient ainsi les cibles de la terreur. (extrait du rapport de la Commission de la FIDH)”

1

Peu à peu, je découvre que mon pays « fait la guerre », il est engagé avec des corps
d’élite de son armée.
Je vois d’abord les barrages sur toutes les routes, sur toutes les pistes du pays : quatre
vingt pour cent de la population (les hutus) est en train d’écraser les quinze pour cent (les
Tutsis).
Sur tous les barrages, les soldats des Forces Armées Rwandaises (FAR), les
gendarmes, et les miliciens des partis du gouvernement, tous armés jusqu’aux dents,
contrôlent rigoureusement tous les déplacements des populations en regardant la carte
d’identité qui mentionne l’ethnie. Les Hutus circulent librement, sans problèmes. Les Tutsis
doivent être munis d’un laissez-passer signé du maire de la commune d’origine et de celui de
la commune d’accueil. Ces contrôles rigoureux exposent les Tutsis à de grands risques : le
moindre mal est d’être renvoyé dans la commune d’origine, mais le plus souvent, c’est la
« disparition pure et simple » au barrage.
Nous sommes arrêtés systématiquement à tous les barrages, tous les dix kilomètres au
maximum et, sur certains, nous remarquons, avec un certain malaise, la présence de soldats
français.
A chaque arrêt, nous rencontrons des problèmes à cause de nos interprètes Tutsis. Je
suis personnellement soumis à ce contrôle dans la commune de Kayové où une femme-enfant
tutsi patiente devant le cachot. Elle attend la possibilité d’apercevoir son mari qui est à
l’intérieur. J’entre, je vois le mari. Il n’a rien à manger et attend on ne sait quoi. Je pose la
question à l’interprète : « Qu‘est-ce qui va arriver à cet homme ? » Il me répond : « Il sera
probablement brutalisé, et après… ». Il reste très dubitatif et poursuit son travail auprès d’un
autre prisonnier du cachot.
Le bourgmestre de Kayové, un Hutu, vient alors pour assister à l’interrogatoire. Je vois
qu’il est particulièrement attentif.
Sur le chemin du retour, nous connaissons une séquence dramatique. Il fait nuit, nous
sommes dans la forêt. . Je suis très impressionné par l’incident qui se produit entre Kayové et
Gisenyi. Je conduis sur une piste à travers la forêt ; dans les phares, j’aperçois des troncs
d’arbres en travers de la route et un groupe de miliciens armés de machettes qui s’avancent
pour contrôler la voiture. Quand ils voient l’interprète Tutsi assis à côté de moi, ils veulent
impérativement le faire descendre de la voiture et que nous le laissions au barrage. Ce dernier
est mort de peur, il sait et nous savons ce qui l’attend. Ils le font descendre. Je suis très
inquiet, je parlemente tandis qu’Alison Desforges saisit l’interprète par le bras et d’autorité le
fait asseoir dans la voiture en verrouillant la porte. Finalement, le chef des miliciens donne
l’autorisation de partir. Mais le nom de l’interprète a été relevé. Son père a été tué quelques
jours après et lui-même un peu plus tard.
Cette violence, nous nous y attendions, mais ce qui nous surprend, c’est sa
généralisation ; nous la trouvons dans toutes les régions où nous allons. Tout le monde sait ce
qui se passe et se prépare : les autorités civiles, militaires, religieuses, aussi bien rwandaises
qu’étrangères. Ainsi, j’ai interpellé un prêtre étranger en lui disant :
-

« Mon père, vous voyez bien des places vides dans votre église le dimanche matin
à la messe ? ». Silence…

J’ai l’occasion de m’entretenir avec l’ambassadeur de France, Georges Martres. Il est
informé mais banalise l’inacceptable : « Ce sont des rumeurs… ». Quelques jours plus tard, je
peux lui dire, après les visites sur le terrain, que ces rumeurs sont des certitudes. Ma visite,

2

malgré les apparences, a sans doute porté ses fruits, mais je ne l’ai su que beaucoup plus tard,
en lisant Le Monde du 2 juillet 2007 :
“ Face à l'avancée de la rébellion, Juvénal Habyarimana est contraint d'envisager
des négociations. La position de la France n'est guère aisée. Le 19 janvier 1993,
l'ambassadeur Martres envoie un télégramme après sa rencontre avec Jean
Carbonare, président du mouvement Survie et membre de la Fédération internationale
des droits de l'homme (FIDH).
Celle-ci est sur le point de publier un rapport accablant. Elle dispose, explique M.
Martres, du témoignage d'un ancien membre des escadrons de la mort chargés des
exactions, du nom de Janvier Afrika.
Selon ce dernier, le président rwandais aurait lui-même donné le signal de départ de
massacres après une réunion avec ses collaborateurs. Il aurait intimé "l'ordre de
procéder à un génocide systématique en utilisant, si nécessaire, le concours de l'armée
et en impliquant la population locale dans les assassinats", écrit l'ambassadeur ».
Au cours de nos investigations, nous nous rendons compte peu à peu que les autorités
du pays ne coopèrent pas avec nous, au contraire, elles participent directement à
l’organisation du génocide : les barrages quadrillent l’ensemble du pays, la présence
d’autorités, durant les interrogatoires des Tutsis, met en danger non seulement la vie de nos
interprètes, mais encore celle de certains témoins. J’éprouve un grand malaise en mesurant
dans quelle situation se trouvent peu à peu enfermés les gens que nous sommes sensés venu
protéger.
Depuis quelques mois, ce sont les Bagogwe qui se font exterminer par milliers. Ce
groupe d’éleveurs, apparenté aux Tutsi, vit dans le Nord-Ouest de pays. Ces hommes sont
amenés au camp de Bigogwe où quelques instructeurs français entraînent des paracommandos de l’armée rwandaise, entre Ruhengeri et Gisenyi.
Des témoins oculaires ont vu des camions, remplis à ras bord de cadavres, sortir du
camp à l’aube, pendant plusieurs jours. Les cadavres sont ensuite jetés dans une fosse
commune, non loin du cimetière de Gisenyi, le fief du président Habyarimana. Le temps
d’enquête, trop court, n’a pas permis, malheureusement d’ouvrir cette fosse. Mais grâce à la
présence des spéléologues, munis de pelles et de pioches, on a pu ouvrir, en présence des
autorités civiles et militaires, deux fosses communes - en particulier à Kinigi, au Nord de
Ruhengeri - sous les yeux du bourgmestre. Celui-ci nous a assuré que « Rien ne s’est passé
dans sa commune », qu’on ne trouvera rien.
Or la mère de trois jeunes Tutsis m’a indiqué l’endroit où ont été jetés les corps de ses
fils, avec d’autres : derrière la maison même du bourgmestre.
Ce dernier est plein d’assurance car les treize corps ont été enfouis très profondément
dans la terre et un champ de pommes de terre et de maïs a eu le temps de s’installer au-dessus
de la fosse. Mais c’est sans compter sur mon obstination et celle de Philippe Dahinden,
l’avocat suisse, qui filme l’exhumation. Les spéléologues creusent quatre heures avant de voir
apparaître le premier bras. Dahiden filme le visage de Thadée Gasana, juste à ce moment-là.
Ce visage apparaît sur tous les écrans européens quelques semaines plus tard.
Je suis très éprouvé par la découverte de ces charniers : les corps sont en pleine
décomposition, l’odeur est insupportable. Je sais aussi que les villageois qui assistent à
l’exhumation ont eux-mêmes participé au massacre et cela rend l’atmosphère très lourde.
Je reviens du Rwanda très ébranlé nerveusement. Les trois premières nuits que nous
passons à Lyon, chez nos enfants, je me réveille souvent, racontant en détail à ma femme ce
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que j’ai vu et entendu. Nous pleurons tous les deux à l’évocation de tant de souffrances. Je ne
peux cacher mon émotion au Journal Télévisé de 20 heures, sur Antenne 2, le 28 janvier.
Geneviève Moll en est alors la rédactrice en chef. Contactée par Sharon Courtoux (de
Survie), elle a été bouleversée par mon témoignage et elle m’a donné le meilleur temps
d’antenne : le JT de 20 heures, avec Bruno Mazure. Mon intervention a un grand impact. Les
gens sont bouleversés. Pour une fois, on ne déverse pas ce genre d’information sur le ton
neutre et impersonnel du journaliste. Le collègue d’un ami de notre fille qui ignore tout à fait
nos liens, lui dit : « Hier soir, le mec, il était vachement émouvant ! » Beaucoup de gens
écrivent ou téléphonent. Certains me remercient d’avoir osé dénoncer la complicité de l’armée
française et du gouvernement français. D’autres se disent prêts à témoigner eux aussi : ils ont
travaillé au Rwanda dans des ONG ou des Institutions internationales. Nous vivons les mois
qui suivent de façon très intense : nombreux coups de fil, interviews télévisés, interviews de
journalistes français et étrangers pour la presse écrite, conférences publiques ou réunions
privées et officielles. Grâce à l’entremise de Jean Lacouture, qui fut son professeur, j’ai
rencontré plusieurs fois Bruno Delaye, conseiller de l’Élysée pour les affaires africaines, avec
lequel j’ai eu d’âpres discussions sur la politique africaine de la France.
La publication du rapport de la commission d’enquête a lieu à Bruxelles et à Paris, le 8
mars 1993. Nous sommes très déçus que les télévisions ne couvrent pas l’évènement. Des
ordres sont-ils venus d’en haut ? Pourtant l’évènement nous paraît très important : la FIDH
dénonce les pratiques de génocide au Rwanda et la responsabilité, au plus haut niveau, des
autorités rwandaises dans ces massacres. Massacres qui continuent d’ailleurs, entraînant le 8
février, la reprise des hostilités : le FPR3 ne peut rester spectateur de ces tueries. Cela entraîne
aussi un renforcement du dispositif militaire français au Rwanda.
Cependant l’Histoire suit son cours. Le 4 août 1993, nous sommes dans l’allégresse en
apprenant la signature des accords d’Arusha4.
Les accords d’Arusha
Ces accords doivent entrer en vigueur courant septembre. Tous nos amis veulent
partager avec nous cette joie : Jean Calvin, un Rwandais connu à Dakar, téléphone de
Djibouti, Ezéchias de Foumban, Jacques Bihozagara de Bruxelles. Toute la diaspora rêve du
retour : « Noël à Kigali ! » est leur cri de ralliement.
Je suis tellement excité par cette nouvelle que je pars dès le 10 août à Rome rencontrer
les responsables du Programme Alimentaire Mondial en vue de lancer un grand projet comme
celui qu’il avait soutenu en Algérie après la guerre.
Mais à partir d’octobre, notre joie fait place à une attente anxieuse. Notre déception est
immense : la date d’installation du gouvernement provisoire est sans cesse repoussée. A partir
d’octobre, je fais plusieurs voyages à Mulindi, au Nord du Rwanda où se trouve le quartier
général du Front Patriotique Rwandais (FPR). J’y accède en voiture, par l’Ouganda, à partir
de Kampala.
3 Front Patriotique Rwandais : le FPR a été créé en Ouganda, en 1987-1988 par les exilés tutsis de la première et
de la deuxième république du Rwanda, chassés de leur pays à partir de 1959 lors des premiers massacres antitutsis. Les enfants des réfugiés voulaient imposer leur droit au retour.
4 Accords d’Arusha, signés à Arusha en Tanzanie. Ces accords de paix ont mis fin à trois ans de guerre entre le
régime en place à Kigali et le front Patriotique Rwandais. Outre la fusion des deux armées, celle du FPR et celle
des Forces Armées Rwandaises (FAR), ils prévoyaient le partage du pouvoir entre le régime du président Juvénal
Habyarimana, les partis de l’opposition et le FPR.

4

Je commence à parler, avec les responsables du FPR, de la possibilité d’un colloque,
parrainé par la Fondation pour le Progrès de l’Homme, qui réunirait toutes les sensibilités
politiques et religieuses du Rwanda sous l’égide de la Conférence des Eglises de Toute
l’Afrique (CETA). Le choix de la date et du lieu reste en discussion. D’aucuns pensent qu’il
pourrait avoir lieu avant l’installation du gouvernement de transition, à Bujumbura, puis,
après cette installation, à Kigali, en décembre.
Finalement, il a lieu du jeudi 27 novembre à neuf heures au 29 novembre à seize
heures ; mais à Mombassa au Kenya, à l’hôtel « White Sand », très confortable et situé dans
un paysage de rêve, au bord de l’océan indien.
Nous plaçons une espérance folle en cette conférence à laquelle nous avons la chance
de participer tous les deux, Marguerite et moi.
En effet, comment ne pas espérer dans cette cinquantaine d’hommes et de femmes,
représentatifs de la société civile du Rwanda, qui montrent leur volonté de créer un climat
d’apaisement et de réconciliation ? Se retrouvent côte à côte, dans les plénières comme dans
les ateliers de travail, pendant les repas, des jeunes du MDR et du FPR, le représentant des
réfugiés, des responsables appartenant aux diverses formations politiques rwandaises : le
président du PDC, celui du PSD, le ministre des Travaux publics, le ministre du travail et des
affaires sociales, Landoald Ndasingwa dit Lando du PL (qui sera assassiné au moment du
génocide) et Augustin Habinshuti, du MNRD, des représentants des Ligues des Droits de
l’Homme rwandaises et des autorités religieuses catholiques, protestantes, musulmanes. Et les
hommes du futur : Faustin Twagiramungu, désigné par les accords d’Arusha pour être Premier
Ministre – au grand déplaisir de l’ancien Premier Ministre, Dismas Nsengiyaremye,
également présent. Et ensuite, les « ministrables », tels que Jacques Bihozagara qui fut
ministre de la réintégration, Joseph Nsemgimana, Ministre de l’Enseignement Supérieur, Jean
Nepomuene Nayinzira, Ministre de l’Environnement.
Nous avons l’impression que tout le monde peut s’exprimer librement, que tous sont
portés par ce formidable espoir suscité par les Accords d’Arusha. José Chipenda, le secrétaire
général de la CETA, André Karamaga, pasteur rwandais qui travaille au Conseil œcuménique,
donnent le ton aux débats, précédés chaque matin d’un moment de culte auquel, à mon grand
étonnement, presque tous les participants participent. Nous n’aurions jamais vu cela en
Europe !
A la fin de la rencontre, nous élaborons dans l’enthousiasme une Proclamation
appelant le peuple rwandais à la réconciliation, le gouvernement à la mise en œuvre rapide
des Accords d’Arusha. Nous demandons au gouvernement rwandais et au FPR de se retrouver
rapidement pour la mise en place d’un nouveau calendrier. Cette Proclamation doit être lue à
la radio de Kigali par les membres du groupe de Contact (quelques autorités religieuses) dès
leur retour dans la capitale. La CETA leur a confié le suivi du colloque. Je crois que c’est une
erreur : l’un des responsables d’une des ligues des Droits de l’Homme m’a confié son
scepticisme quant à la composition de ce groupe.
Nous déchantons en effet rapidement. A part la lecture de la Déclaration de Mombassa
à la radio de Kigali, le 30 novembre au soir, aucun suivi n’est assuré.
Et pour cause… La plupart des ecclésiastiques découvrent leur jeu au moment du
génocide. Presque tous prennent position pour le Gouvernement Intérimaire autoproclamé
après la mort du Président Habyarimana, qui appelle les Hutu « à faire leur travail », c’est-àdire éliminer systématiquement les Tutsi.
5

Mais début décembre, en quittant Mombassa, nous sommes encore dans l’euphorie.
Jacques Bihozagara nous demande de l’accompagner à Mulindi. L’installation du nouveau
gouvernement de transition est imminente. Les responsables du FPR veulent discuter avec
moi des projets que j’ai organisés et dirigés en Algérie, au Sénégal et au Bénin : dans quelle
mesure peut-on se servir de ma longue expérience africaine, organiser au Rwanda de grands
projets pour la réintégration des réfugiés en exil qui vont rentrer, et pour la réinsertion dans la
vie civile des soldats qui seront démobilisés sous peu ?
Après Mombassa, nous avons vraiment l’impression que nous allons voir le bout du
tunnel et que les accords d’Arusha vont permettre à ce pays d’entrer dans une ère de paix.
Avec le recul, je pense que nous étions bien naïfs : en effet, trois mois après le génocide,
commençait. Nous avons su par la suite que certains des représentants d’Eglises présents à
Mombassa savaient parfaitement ce que l’Akazu5 tramait dans l’ombre.
Mulindi
Nous partons de Nairobi en voiture avec Jacques Bihozagara et Christine Umutoni (sa future
Chef de Cabinet)… Un long trajet, interrompu une petite heure en Ouganda, quand nous
avons franchi la ligne de l’équateur, indiquée par une bande blanche en travers de la route.
Lieu où s’arrêtent généralement les véhicules pour permettre aux passagers de se restaurer.
Nous nous régalons de brochettes. Nous arrivons à la nuit à la frontière qui sépare au NordEst l’Ouganda et le Rwanda.
Quelle émotion, le jeudi 4 décembre 1993 à vingt heures, quand nous mettons les
pieds sur le sol rwandais ! Cela nous fait drôle d’entrer dans ce pays avant nos amis rwandais
de Dakar. Partout, des hommes en armes dont nous apercevons la silhouette dans les phares de
la voiture.
Nous voyons le panneau : « Bienvenue au Rwanda ».
Nous arrivons à Mulindi, le quartier général de l’Armée Patriotique Rwandaise
(l’APR), vers vingt et une heures. Nous y trouvons une ambiance de maquis, avec beaucoup
de contrôles aux différents barrages tenus par des soldats, tous équipés de postes émetteursrécepteurs. Le Quartier Général est installé sur une colline où fonctionnait encore trois ans
plus tôt une entreprise d’État de théiculture, avec usine, logements des ouvriers, des
commerçants et des cadres. On nous installe avec Jacques et Christine dans une des villas des
ingénieurs.
Nous sommes à deux mille mètres d’altitude. Il fait froid et nous apprécions la
flambée dans la cheminée du salon. Nous faisons fait la connaissance de Modeste Rutabayiro.
Tout de suite le courant passe bien avec lui. En janvier 1995, il sera attaché d’ambassade à
Paris.
Au petit matin, nous découvrons la beauté du paysage : le brouillard se dissipe peu à
peu et nous voyons apparaître les plantations de thé, en contrebas à travers les arbres,
immenses étendues vertes occupant tout le fond des vallées. Tout autour de la maison, des
fleurs à profusion : roses, pâquerettes, lys, pervenches, capucines, d’autres fleurs encore,
inconnues en France. Que c’est beau !

5 L’Akazu en kinyarwanda « Petite Maisonnée ». C’était une organisation informelle qui se réunissait autour du
président Habyarimana et de sa femme Agathe. Avec les autres membres, surtout des proches parents du couple
présidentiel, ils contrôlaient pratiquement tous les échelons de l’administration et ont pu ainsi écarter les
opposants et préparer minutieusement le génocide.

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Pendant que je travaille avec les autorités du FPR, Modeste et Christine accompagnent
Marguerite à Cyondo, au projet Muvumba. Trente-cinq kilomètres de mauvaise piste que des
soldats de l’APR réparent à certains endroits. A un moment, m’a-t-elle raconté, ils
aperçoivent, au loin, une énorme bâtisse en construction. Elle appartient à un gendre de
Habyarimana, Félicien Kabuga. Une véritable forteresse. A quoi est-elle destinée ? Modeste
est évasif : trafic de drogue ? Lieu de plaisirs ?
Sur le chemin, toutes les cases sont abandonnées, les portes ouvertes, mais aucun
habitant aux alentours. Quand la population pourra-t-elle revenir ?
Cyondo est situé dans une vallée profonde que surplombe la piste. Ils aperçoivent d’en
haut une grande église en briques rouges et des bâtiments recouverts de tôles. C’est un centre
d’apprentissage ouvert par le FPR et dont Christine est responsable : travail de la corne de
vache, menuiserie, coupe-couture avec une vingtaine de machines à coudre à pédale, atelier
de mécanique et, ô surprise ! une école d’informatique avec quatre ou cinq ordinateurs…
Incroyable dans ce coin perdu !
C’est Apronie, une jeune fille de Butare, qui organise depuis quelques mois des stages
d’informatique pour les soldats mutilés, afin qu’ils puissent se réinsérer dans la vie civile à la
fin de la guerre.
A l’issue de la visite, nouvelle surprise ! Ils sont accueillis par un groupe d’une
soixantaine d’orphelins, de six à treize ans. Sous la conduite de leur moniteur, ils chantent,
d’abord en français : « Il y a longtemps que je t’aime. », chant tout à fait insolite dans cette
vallée du bout du monde, puis en kinyarwanda. Ensuite, des garçons et des filles exécutent
quelques danses traditionnelles rwandaises, toujours aussi pleines de grâce et d’élégance …
Après leur retour au Q.G., une soirée est « donnée en honneur de Marguerite » par le
Président du FPR, Kanyarengwe. Nous faisons ainsi la connaissance de ceux qui, par la suite,
auront des responsabilités dans le futur gouvernement : Patrick Mazimpaka, Paul Kagamé,
Pasteur Bizimungu.
Tout le monde attend l’installation du gouvernement de transition pour janvier.
De retour en France, quelques jours après, nous sommes persuadés que nous allons
retrouver nos hôtes à Kigali le mois suivant.
A cet effet, début janvier, nous commençons à faire des démarches pour avoir un visa à
l’ambassade du Rwanda à Paris. Je désire partir dès le 5 janvier, mais le Président
Habyarimana retarde toujours la cérémonie de prestation sous divers prétextes
Commence alors une longue attente. Nous téléphonons tous les jours aux amis
rwandais de Paris, de Bruxelles. Nous sommes suspendus au poste de radio. Une seule
nouvelle nous importe : la date réelle de l’installation du Gouvernement de Transition. Les six
cents soldats de l’APR sont déjà en place à Kigali au CND, le Conseil National du
Développement. Ils ont été, paraît-il, accueillis dans une véritable liesse populaire. Jacques
Bihozagara, Seth Sendashonga sont déjà là-bas.
Pendant ce temps, je voyage beaucoup pour prendre des contacts et préparer l’avenir :
le Conseil de l’Europe à Strasbourg, le Programme Alimentaire Mondial (PAM) à Rome, des
personnalités politiques à Paris.
Mi-février, nous rencontrons Seth Sendashonga à Paris. Nous lui posons la question : « A quoi
passez-vous votre temps à Kigali ? » Il nous répond : « Nous compulsons les dossiers de nos
7

futurs ministères. Nous organisons avec l’ambassade américaine une formation pour les
officiers des Forces Armées Rwandaises (les FAR) et de l’APR. Ils fraternisent, discutent,
prennent des photos ensemble ». Nous n’en croyons pas nos oreilles... Inimaginables … ces
nouvelles nous réconfortent.
Mais le temps passe. Février… mars… En attendant, Marguerite prépare ses cours de
français pour les anglophones qui vont revenir au Rwanda.
Avril commence : toujours rien.
Trois mois de génocide
Et puis, dans la nuit du mercredi 6 avril au jeudi 7 avril, la nouvelle tombe :
incroyable... le Président Habyarimana est mort. Son avion a été descendu et s’est écrasé dans
le jardin de la résidence présidentielle. Dans cet attentat, sont morts également Cyprien
Ntaryamira, Président du Burundi, trois pilotes français, ainsi que le colonel Sagatwa – de
triste réputation pour sa participation aux « Escadrons de la mort »6.
Ce groupe était clandestin et informel mais tous les témoignages confirment qu’il
existait dans l’entourage du Chef de l’état un certain nombre de personnes qui organisaient les
massacres ou les assassinats individuels. Le chef de l’état participait régulièrement aux
réunions. Les bourgmestres7 étaient des chaînons essentiels dans la réalisation des plans.
Qui a pu commettre cet attentat ? Le FPR ? Nous écartons très vite cette hypothèse,
car le camp de Kanombé est trop bien gardé. La réponse, nous ne l’avons pas eue tout de
suite.
Pouvons-nous espérer la paix, après la mort du dictateur ? Non ! Bien au contraire !
Elle déclenche, seulement trois quarts d’heure après la chute de l’avion, le pire des
génocides : les miliciens commencent à sillonner les rues et les quartiers de Kigali avec des
listes de gens à liquider : des Tutsi comme Lando, que nous avons connu à Mombassa, mais
aussi des Hutu de l’opposition, comme Agathe Uwiringiyimana alors Premier ministre... La
chasse continue dans les campagnes et les autres villes. Butare est elle-même prise dans l’étau
de la folie meurtrière, à partir du 20 avril seulement, car Butare a résisté grâce à son préfet.
Malheureusement cette résistance prend fin avec l’intervention de Sindikubwako président du
gouvernement génocidaire. Tous s’y mettent : la Garde présidentielle, l’armée, la CDR avec
ses miliciens. Nous apprenons les nouvelles peu à peu, grâce à François Rutayisire et
Théogène Karabayinga, journaliste à RFI, avec lesquels nous sommes en contact permanent
par téléphone.
L’angoisse monte chez tous : où sont les parents ? Les amis ? Ont-ils échappé aux
massacres ? Les nouvelles sont contradictoires.
Tous les Tutsi du quartier Nyamirambo ont été tués. On nous a annoncé la mort d’Aniésie,
rencontrée à Mombassa. Nous n’apprenons que le 25 août qu’elle est encore en vie, mais sans
savoir ce qui s’est passé.
Par contre, le 19 mai, André Karamaga nous annonce que les parents d’Ezéchias et
Joséphine ont été tués. Nos amis sont à ce moment-là au Cameroun. Nous sommes très
éprouvés et nous n’avons qu’une hâte : que le FPR intervienne au plus vite pour arrêter les
massacres dont nous ignorons encore l’ampleur. Ces chiffres varient beaucoup : deux cent
6 Quand, en janvier 93, j’avais interrogé des prisonniers à la prison de Kigali, un dénommé Afrika Janvier avait
révélé les agissements de ce groupe. Un chapitre lui est consacré dans le rapport final de la commission
d’enquête internationale.
7 Les bourgmestres : appellation d’origine belge pour les maires.

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mille ? Quatre cent mille ? Nos amis français craignent que l’intervention du FPR ne fasse
monter ces chiffres en flèche. Nous, au contraire, nous pensons que seule l’avancée du FPR
peut encore sauver des milliers de vie et nous trouvons que sa progression est bien lente. La
prise de Kigali n’en finit pas, elle n’est d’ailleurs effective que début juillet.
Un pays libéré à reconstruire
Jacques me prévient que l’installation du nouveau gouvernement est imminente et que
ma présence est souhaitée à Kigali. J’y pars le 14 juillet. Le 19, le nouveau gouvernement
prête serment. Je suis dans la tribune officielle. Je ne savais pas qu’on allait me demander de
prendre la parole. Je dois alors improviser et je dis que c’est difficile pour un Français de
prendre la parole dans une manifestation qui marque une nouvelle page de l’histoire du
Rwanda. J’apporte le soutien du Forum de Lisbonne, centre Nord-Sud du Conseil de
l’Europe :
« Nous vivons dans un monde solidaire où nous avons tous besoin les uns les autres :
nous avons besoin de l’Afrique pour qu’elle nous rappelle le sens de l’humain, dans
un monde écrasé par les concepts de profit et de rentabilité. Si nous pouvons aider
l’Afrique sur un plan technique, elle doit nous aider sur le plan humain ».
Telles sont les grandes lignes de cette petite allocution improvisée. Augustin, le frère
de Joséphine, est présent, il est tout surpris de m’entendre, et à la fin de la cérémonie, il se
hâte de me rejoindre. Vous pouvez imaginer avec quelle émotion nous nous sommes étreints.
Marguerite et moi revenons à Kigali en octobre 1994 pour assister à une rencontre
organisée par la Fondation pour le Progrès de l’Homme (FPH) sur le thème : « Rwanda :
reconstruire ». J‘ai reçu un appel du président Bizimungu 8 à participer à la restauration de
l’économie de ce pays.
« Je voudrais profiter de votre expérience et des relations que vous avez tissées au
cours de votre long passage en Afrique, pour vous demander de nous accompagner
dans les moments particulièrement difficiles que nous traversons ».
Nous retrouvons avec joie les amis connus en France ou à Mombassa. La plupart sont
ministres ou avec des responsabilités écrasantes. Ils ont tous les yeux cernés. Ils travaillent
énormément pour remettre le pays en route, dans des conditions matérielles difficiles. Nous
faisons le tour de quelques ministères. C’est peu réjouissant ! Vitres cassées, portes enfoncées.
Dans certains coins, des taches brunes qui rappellent que le sang a coulé. Tout le matériel
informatique a été pillé. Mais nous sommes accueillis avec le sourire, avec des embrassades
chaleureuses. On parle de l’avenir. Et quel avenir ! Plein de rêves, dont certains se sont
concrétisés.
Fin 1994, le pays doit faire face à tant de défis !
Il faut tout reconstruire : les maisons, les ministères détruits et saccagés, sans matériel
le plus élémentaire, les infrastructures hôtelières, mais aussi assurer la sécurité.

Le travail commun comme gage de sécurité
8 Voir annexes.

9

Création de l’Agence Rwandaise pour le Développement et la Coopération
La population peut être divisée en trois groupes : les veuves, les orphelins, du
génocide (à Runda, plus de douze mille tutsi sur une commune de quarante mille habitants ont
été tués) et le troisième groupe : des hommes. La plupart, sans doute, ont tué les maris des
premières et les parents des seconds. Et pourtant ils travaillent sur le même espace
géographique.
Je me rappelle encore cette jeune femme, secrétaire d’un haut fonctionnaire du
gouvernement, me disant combien elle a peur, chaque matin, en allant à son travail parce que
sur son chemin, elle croise l’assassin de ses parents, en liberté.
La peur est un sentiment dominant. Sur les chantiers de fabrication de briques,
travaillent ensemble rescapés et bourreaux. Au début, lorsque je visite ces chantiers, je dois
dire que j’éprouve un sentiment d’insécurité, face à ces centaines d’hommes dont je sais qu’ils
sont tous impliqués dans le génocide. Les visages sont durs, fermés, même chez les enfants :
aucun sourire, aucun rire…
Quelques semaines après le début des travaux, l’atmosphère a changé : le travail en
commun facilite la cohabitation. Mais il y a des moments difficiles. Une femme reconnaît
dans un des chefs de chantier l’assassin de son mari. Il a pourtant un air très doux. Jamais
nous n’aurions pu imaginer que c’était un assassin. Qu’est-ce qui a poussé un homme comme
lui à tuer un de ses voisins ? Une explication est possible. Les gens sont habitués à obéir.
Quand la radio des Mille collines a appelé les habitants à « commencer le travail », ils ont
obéi, ils ont pris leurs machettes et ils ont « coupé », comme s’ils allaient couper leur maïs
dans leurs champs. Si on leur avait dit d’arrêter « le travail », ils auraient aussi obéi. Alors,
pourquoi les prêtres et les pasteurs, qui avaient autorité sur leurs paroissiens, ne leur ont pas
rappelé le seul est unique enseignement du Christ : « Aimez-vous les uns les autres » ?
Pourquoi ? Il aurait suffi qu’ils sortent dans la rue et tout se serait arrêté, mais les autorités
religieuses elles-mêmes étaient aveuglées.
Pratiquement toutes les maisons des Tutsis ont été détruites, il y a un grand déficit de
logements.
Nous créons l’Agence Rwandaise pour le Développement et la Coopération
(ARDEC). Nous commençons nos premiers chantiers de fabrication de briques avec des
milliers de paysans dans la commune de Runda, à proximité de Kigali. Nous avons très peu de
moyens : la vieille 4L d’Augustin pour commencer. C’est bien grâce à lui que les chantiers de
briques peuvent commencer. Puis des véhicules désaffectés de la MINUAR nous sont donnés.
Les ouvriers sont payés avec des aliments du Programme Alimentaire Mondial et du Haut
Commissariat aux Réfugiés. Le gouvernement nous donne des bureaux en ville.
Après plusieurs mois de travail, nous avons à notre disposition vingt cinq millions de
briques, dont dix millions cuites dans des fours traditionnels, et quinze millions seulement
séchées (adobes).
Nous pouvons alors commencer un programme de constructions de maisons, donnant
la priorité aux veuves rescapées. Celles-ci nous demandent de regrouper les maisons pour des
questions de sécurité. Elles transportent les briques et des ouvriers, payés avec des surplus du
PAM, participent aux travaux. ARDEC construit en quelques mois plusieurs centaines de
maisons en dur. Chaque veuve est pressée d’avoir une maison à elles, décente, où elle puisse
se sentir en sécurité, et suffisamment spacieuse pour y accueillir des orphelins auxquels elle
redonnera une vie familiale et un minimum de sécurité.
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Les cadres sont très motivés pour conduire ce projet, leur dévouement est admirable.
Grâce à eux nous pouvons répondre à une partie de la demande, mais de façon si partielle ! En
revenant en 2004 à Kigali, j’apprendrais qu’il y a encore des veuves sans maison, logeant
chez des parents ou des amis.
Le 7 février 1995, nous allons sur le chantier de Runda, à une quinzaine de kilomètres
de Kigali, cette fois-ci, avec le général Toussignant, de la MINUAR (Mission des Nations
Unies au Rwanda). Nous sommes aussi accompagnés d’Antoine Mugesera, le vice-président
de l’ARDEC.
Le général me répète plusieurs fois qu’il est fasciné par ce qu’il voit : un endroit
marécageux, dégagé à la houe. Une cinquantaine d’adultes sont répartis en quinze lieux de
travail : les uns sortant d’un trou de l’argile très humide, les autres la malaxant et la foulant
avec leurs pieds nus. Enfin, l’un d’eux prend à pleines mains une grosse motte de terre qu’il
tasse avec son poing dans un moule en bois placé sur une planchette. Celle-ci est posée sur un
piquet fiché en terre, surélevé à la hauteur des mains. Une fois la surface de la brique bien
lissée, il la porte dans le moule, sur une aire de séchage. Avec un couvercle de bois il appuie
sur la brique qui se détache facilement du moule.
Quel rythme de travail ! Ce jour-là je remarque que cet homme fait des lignes de
quarante briques. Chaque ouvrier doit fabriquer quatre cents briques par jour, ce qui faisait dix
lignes de quarante briques.
Quand ces briques sont sèches, de petits garçons auxquels nous donnons huit ou dix
ans (mais en réalité, ils ont, paraît-il, douze ou quatorze ans) les portent sur leur tête, à raison
de quinze briques par voyage, jusqu’à l’emplacement où un spécialiste construisait avec art un
four de six mètres de haut avec cent quarante mille briques !
Un travail pharaonique !
Des enfants participent à ce travail, mais ce qui me hante, ce sont tous les gosses de la
rue, abandonnés. Quelques-uns uns survivent en vendant des cartes postales fabriquées
localement, de façon artisanale avec des feuilles de bananiers, mais la plupart vivent de
maraudage et de mendicité. Il peut faire froid à Kigali, à mille cinq cents mètres d’altitude. Où
dorment-ils ? Un groupe de ces adolescents me raconte que, la nuit, ils se mettent à l’abri du
vent et de la pluie dans de grandes poubelles métalliques. Quelques orphelinats ont été créés,
mais ils sont loin de répondre aux besoins, même minimum, de ces dizaines de milliers
d’enfants…
Quand je suis revenu à Kigali en avril 2004 pour la commémoration du dixième
anniversaire du génocide, j’ai été bouleversé d’apprendre que l’idéologie génocidaire, même
dix ans après, restait encore bien ancrée dans les esprits. Une commission parlementaire, en
2004, pendant plusieurs mois, a sillonné les différentes régions du pays, interrogeant les
prisonniers en prison, les prisonniers récemment libérés, les rescapés. Cette terrible vérité
nous angoisse. Nous comprenons que les autorités doivent rester très vigilantes.
Comment, dans ces conditions, conduire le pays sur le chemin de la réconciliation ?
Lors de mes premiers séjours à Kigali, les autorités m’avaient chargé de faire une note
sur le pardon et la réconciliation. Me sentant très isolé dans ce questionnement, j’étais allé en
parler tout de suite à mon grand ami l’abbé Modeste Mungwarareba, plusieurs fois rescapé
des différents pogroms qui s’étaient succédés depuis 1959, décédé le 4 mai 1999.

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Je l’ai écouté et nous avons réfléchi sur des principes et des procédures pouvant
conduire au pardon et à la réconciliation. En mesurant la profondeur des déchirures de la
société rwandaise, nous sommes arrivés peu à peu, en reprenant les fondements de notre foi et
le message du Christ, à dégager quelques grandes lignes :
-

premièrement, d’abord, reconnaître sa faute ;

-

deuxièmement, exprimer des regrets sincères pour la faute commise ;

-

troisièmement réparer « le réparable » dans chaque situation (par exemple,
restituer des vaches, fournir des journées de travail pour la restauration de biens
dégradés).

… Veiller très attentivement à ce que cette chronologie soit fidèlement suivie.
En effet, tout est bloqué s’il n’y a pas au départ reconnaissance de la faute et
expression d’un regret sincère.
Ce parcours est le seul qui conduise à un espace de pardon et de réconciliation.
Malgré tout, à l’époque, le travail empêchait qu’on pense « à autre chose » et
permettait qu’on reconstruise ensemble, malgré les fractures et les blessures parfois
inguérissables, dont nous sommes quotidiennement témoins.
En particulier lorsque nous allons sur les sites du génocide, principalement dans les
églises ou lorsque nous assistons à des enterrements.
Exhumation et inhumation
Nous vivons un moment très douloureux lorsque Madame Mugabo, membre fondateur
de l’ARDEC, nous invite à la messe de requiem de son père, à Runda. Nous sommes loin de
penser que cette messe sera précédée de l’exhumation du corps de cet homme. Dans le
village, on commence à parler, à indiquer aux survivants l’endroit où leurs parents ont été tués
et cachés sous terre. C’est ainsi que Madame Mugabo a su où étaient les corps de son père, de
son grand-père paternel et d’un enfant de la famille : tout près de la maison paternelle,
complètement démolie par les miliciens. Des hommes ont commencé à creuser à cet endroit.
Monsieur Mugabo nous invite à nous approcher de la fosse. Il y a beaucoup de monde devant
moi, en sorte que nous ne suivons pas tout le déroulement de l’exhumation. Mais je peux voir
au fur et à mesure que les hommes creusent, apparaître un bras, puis une jambe ; et enfin, les
hommes avec leurs mains gantées, finissent par dégager l’ensemble du corps qui est ensuite
placé dans un cercueil en bois, tout simple.
Nous entendons les plaintes et les gémissements étouffée, et voyons les femmes
détourner leur visage en cachant leurs yeux de leurs mains. Beaucoup se donnent la main
convulsivement. C’est un moment très poignant. Tant de Tutsi sont morts sans sépulture… Le
père de Madame Mugabo, lui au moins, va recevoir une sépulture décente. Les trois cercueils
sont déposés sur des tables, à côté de l’autel de fortune dressé par deux prêtres, tout près de la
maison en ruine et près de la case neuve que les quatre filles survivantes ont fait construire.
Nous ne comprenons rien à la messe dite en kinyarwanda, mais les chants très doux de
la chorale nous apaisent. L’inhumation se déroule avec beaucoup de sérénité et de dignité.
Nous comprenons alors l’importance des rites funéraires. Les enfants de Madame Mugabo
déposent des couronnes de fleurs sur les tombes. La présence des enfants, la case neuve, tout
cela tourne nos pensées vers l’avenir.
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C’est très émouvant, mais nous ne regrettons pas d’avoir pleuré avec ces amis. Pleurer
avant de se mettre à construire ensemble …
Vendredi-Saint à Kigali un an après
Ezéchias et Joséphine arrivent au Rwanda courant avril 1995, juste au moment de la
première commémoration du génocide. Ils assistent avec moi à quelques manifestations et
nous revenons à la maison très éprouvés. Les témoignages des rescapés sont plus que
bouleversants, comme celui d’une fillette de neuf ans. Elle a été crucifiée sur une porte
pendant trois jours et n’est pas morte. Cette image nous hante encore le jour du VendrediSaint. La Passion du Christ prend alors toute sa dimension de souffrance. Ce jour-là, nous
écoutons quelques extraits d’une conférence de Jean-Yves Leloup. Il prêche que le côté
morbide de la souffrance et de la mort n’est pas l’essentiel de la Passion, mais l’essentiel est la
victoire de l’Amour sur la mort. Il faut, nous aussi, sortir du tombeau de nos cœurs, de notre
passé, de notre inconscient collectif, familial ou social, nous débarrasser des « bandelettes »
de la peur qui nous empêchent de marcher et d’aimer. Ces paroles résonnent profondément en
nous car, les uns comme les autres, nous ne pouvons nous empêcher d’avoir des réflexes de
peur.
Quand nous allons sur les chantiers de fabrication de briques, nous savons que la
plupart des gens qui y travaillent ont tué, aussi bien ceux qui ont un visage fermé (même des
enfants) que ceux qui ont un bon sourire et nous serrent la main avec effusion. Les paroles de
Leloup tombent vraiment comme des paroles de libération, d’interpellation.
Jésus n’enferme pas les gens dans des étiquettes : « C’est un voleur », « c’est un
criminel ». Bien sûr, il a commis un crime ou des crimes ; mais cet homme n’est pas un
criminel. Cependant notre problème, lourd comme une pierre, c’est que ces hommes et ces
femmes qui ont tué, s’ils ont peur des représailles et se cachent, ne semblent avoir aucun
regret de leurs actes. André Karamaga, responsable de l’Eglise presbytérienne, nous raconte
que les gendarmes l’ont convoqué parce que deux des pasteurs dont il a la charge s’accusent
mutuellement d’avoir utilisé leurs fusils pendant le génocide. Aucun ne nie avoir tué, mais
chacun accuse l’autre d’avoir tué plus que lui : « Tu as tué quinze de tes paroissiens ! Tu n’es
pas digne de reprendre cette paroisse ». Et l’autre répond : « Oui, j’en ai tué quinze, mais toi,
tu en as tué vingt-deux ! ».
Je me rappelle aussi qu’un ami d’un représentant de l’UNICEF a visité la prison de
Butare et y a trouvé une sœur catholique en habit de religieuse :
-

Que faites-vous ici, ma sœur ?

-

J’ai tué des Tutsi, j’ai éliminé le mal. Quand je sortirai de prison, j’en tuerai encore
jusqu’à l’extermination des Tutsi.

Aucun regret ! La certitude d’avoir fait œuvre de salut. Elle aussi a été une victime de
sa hiérarchie. Car ce sont les missionnaires belges qui ont mis cela dans la tête de tous leurs
paroissiens, depuis les années. Jean Leloup dit que le pouvoir religieux est plus dangereux que
le pouvoir politique, car il a prise sur les consciences. Et les prêtres, les enseignants des écoles
privées ont empoisonné les consciences en leur désignant les Tutsi comme l’ennemi à
éliminer pour faire régner la justice. On est bien loin de l’Evangile ! La violence a continué
après le génocide.
Par la suite je suis vraiment choqué par l'attitude de certains membres de « Médecins
sans Frontières ». A cette époque, Jacques Bihozagara est Ministre de la réhabilitation, en
charge de la gestion et de la protection des camps de déplacés de guerre des camps de
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réfugiés. Il me raconte que, lorsqu'il arrive juste après le massacre, une femme de cette ONG
l'accueille avec beaucoup d'arrogance, se croyant en milieu conquis, l'apostrophant en lui
demandant ce qu'il vient faire là. Elle oubliait qu'il était un représentant du Gouvernement
rwandais auquel elle devait un minimum de respect. J'ai su par la suite que certains membres
de cette ONG avaient joué un rôle tout à fait négatif dans cette affaire, conseillant aux gens de
ne pas retourner chez eux, se faisant ainsi complices des génocidaires qui ne voulaient pas
laisser partir les gens chez eux.
Bisesero
En décembre 95, nous allons avec Ezéchias et Joséphine dans la région de Kibuyé. Le
paysage est magnifique, avec, à l’arrière-plan, le lac Kivu. Mais parfois, au détour d’un
chemin, au premier plan, nous apercevons des cases à moitié détruites. Nos amis expliquent
que ce sont des cases de Tutsi, détruites par les miliciens et que leurs habitants ont été tués. La
beauté nous laisse alors un goût amer. Sans cesse durant toute la suite du voyage se
superposent des images de mort et de beauté. La veille de Noël, nous arrivons à Bisesero, lieu
de résistance des Tutsis. Là, quelques hommes cherchent encore, plus d’un an après, les
ossements de ceux qui ont été tués. Ils soulèvent des bâches bleues : là un tas où les crânes de
vieillards s’entassent avec ceux de bébés, ici, des tibias, là encore des humérus. De toutes
tailles.

C’est très dur.
Soixante mille résistants tutsis se sont regroupés dans cette région de montagne. Fin

juin, il n’en reste que deux mille. Les soldats français de l’Opération Turquoise* ont tardé à
intervenir et cela a entraîné la mort d’un millier de survivants sur la colline Muyira.
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Les rescapés nous expliquent en effet qu’en juin 1995, les soldats de notre armée
française auxquels ils avaient demandé de les protéger, les ont laissés trois jours seuls, aux
prises avec les miliciens et les soldats des FAR. Sur les deux mille personnes qui restaient,
surtout des hommes, seuls huit cent cents ont survécu.
Nous sommes très secoués par cette nouvelle, confirmée plusieurs années plus tard,
par Patrick de Saint-Exupéry dans son livre « L’inavouable
* L’opération Turquoise est une opération militaire organisée par la France au Rwanda à la fin du génocide au
Rwanda. Elle était dirigée par le général français Jean-Claude Lafourcade. C'est une opération de l'ONU
décidée par la résolution n° 929 du Conseil de sécurité qui précise :« ...donne son accord à ce qu'une opération
multinationale puisse être mise sur pied au Rwanda à des fins humanitaires jusqu'à ce que la MINUAR soit
dotée des effectifs nécessaires. » Elle doit être « ...une opération temporaire, placée sous commandement et
contrôle nationaux, visant à contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes
déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda. »

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024