Fiche du document numéro 23832

Num
23832
Date
Mardi 28 avril 1998
Amj
Auteur
Taille
52578
Titre
Audition de M. Michel Cuingnet, chef de Mission de coopération au Rwanda (octobre 1992-septembre 1994)
Nom cité
Source
MIP
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Audition de M. Michel CUINGNET
Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1992-septembre 1994)
(séance du 28 avril 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Michel Cuingnet, ancien chef de mission de coopération, qui a exercé ses fonctions au Rwanda entre octobre 1992 et le génocide et a donc vécu, comme le père Guy Theunis, les événements tragiques dont la mission d'information cherche à élucider les causes et à retracer l'enchaînement.
En introduction, M. Michel Cuingnet s'est demandé si l'on pouvait éviter de nouveaux Rwanda et s'est interrogé sur les signes prémonitoires d'une telle débâcle sociale, économique, politique et judiciaire. Il a déclaré qu'il ne pouvait y avoir de génocide sans idéologie, et a estimé que le rôle du « Hutu Power » avait été déterminant dans la montée en puissance de l'ethnisme qui est un des facteurs explicatifs de l'événement. Il a souligné que la force idéologique de ce mouvement reposait sur le soutien indéfectible et l'obéissance de tous aux « dix commandements du Muhutu » parus le 6 décembre 1990 dans le journal Kangura, véritable charte anti-Tutsis, d'un racisme effrayant. Mais, s'est-il demandé, le principe de l'obéissance aveugle aux gouvernants, au Président, au Mwami, à l'Eglise suffit-il à rendre coupable d'actes de génocide ? Ne le devient-on aussi par besoin de survivre, dans un climat de haine entretenue, où la misère pousse au meurtre, ou bien par crainte, avec le retour des réfugiés, d'avoir à partager le peu de terre disponible, ou encore par peur des règlements de compte après les massacres de 1959, 1962, 1963, 1973... tandis que jusqu'alors on vivait dans l'impunité.
Il a ensuite présenté les grandes caractéristiques du pays et a rappelé que, dans les années 1980, le Rwanda était considéré comme un bon élève du FMI et de la Banque Mondiale, avec un taux d'endettement bas et une monnaie forte. Mais le Rwanda c'était aussi une démographie galopante (+ 3,4% par an) et une Eglise catholique souveraine, totalement aveugle sur cette progression exponentielle de la natalité et les ravages du SIDA.
En 1985, 90 % de la population vit de l'agriculture dans un pays de 26 300 km² (dont 18 000 km² utiles), avec en moyenne 290 habitants au km². En 1990, la population est estimée à 7 millions d'habitants dont plus de la moitié a moins de dix-huit ans.

Sur le plan politique, M. Michel Cuingnet a signalé d'une part la naissance, en juillet 1988, du Front patriotique rwandais (FPR) à Kampala, bras politique de la guérilla anti-Habyarimana, d'autre part la réélection du Président Habyarimana le 19 décembre 1988 avec 99,98 % des suffrages exprimés, et a insisté sur le pouvoir omniprésent de l'Akazu (petite maison, « premier cercle » autour du Président dont l'épouse de ce dernier est responsable).

Puis il a souligné que, depuis 1960, date de la victoire écrasante du Parmehutu (parti d'émancipation des Hutus), le problème du retour des réfugiés tutsis (après les massacres et les pogroms de 1959) était au coeur de tout débat politique au Rwanda.

Ce n'est pourtant que le 3 juin 1993 que le Gouvernement de Dismas Nsengiyaremye et le FPR signent à Arusha, le protocole d'accord sur le rapatriement des réfugiés rwandais (sans qu'il n'y ait à Arusha de représentant des réfugiés).

En août 1993, au moment de la signature des accords de paix, force est de constater l'extrême fragilité de l'équilibre social : une campagne raciste exacerbée par voie de presse et de radio, un climat de guerre civile latent, une volonté affirmée des extrémistes hutus de ne pas appliquer les accords après trois ans de guerre civile, 500 000 déplacés et autant de réfugiés, hors frontières.

Evoquant la situation économique du pays, M. Michel Cuingnet a indiqué qu'en 1990 le Rwanda avait bénéficié d'un plan d'ajustement structurel mis en place par la Banque Mondiale et le FMI, représentant 139 millions de dollars, et que l'aide française s'était élevée en 1991 à 70 millions de francs. En 1993, la France était le premier bailleur de fonds bilatéral au Rwanda, à égalité avec la Belgique. L'ensemble des actions de coopération était estimé à 232 millions de francs, tous intervenants confondus : FAC, Caisse française de coopération, etc.
Dès 1990, la pluviométrie insuffisante avait nécessité une importante aide alimentaire pour subvenir aux besoins des populations. En 1992, la Banque Mondiale estimait que 50 % des Rwandais vivaient sous le seuil de pauvreté.
De 1987 à 1992, la chute du cours du café, qui représente 75 % des recettes d'exportation, est de plus de 50 %.
Le plan d'ajustement structurel vise donc à stabiliser l'économie rwandaise, trop dépendante de cette monoculture d'exportation, et à la rendre plus compétitive vis-à-vis de l'extérieur en procédant, en 1990, à une première dévaluation de 40 % du franc rwandais puis à une seconde, en 1992, de 15 %.

Mais dès 1992, le FMI et la Banque Mondiale suspendent une partie de leurs aides, devant l'accroissement extraordinaire des dépenses militaires (augmentation de 200 % entre 1990 et 1992). A cette date, les paysans dont la terre appartient à l'Etat, arrachent les caféiers pour les remplacer par des cultures de subsistance (haricots, bananes). Les grandes réformes préconisées par le plan d'ajustement structurel sont reportées, à savoir : réforme foncière, réforme et privatisation des sociétés d'Etat, réforme fiscale. Le nouveau code douanier ne sera jamais appliqué.

On constate une inégalité croissante dans la redistribution des ressources.

Le Rwanda est devenu en quelques années l'un des pays les plus pauvres du monde avec un PNB par habitant de 215 dollars, les évaluations de la Banque Mondiale et du FMI sont alarmantes mais la première incertitude concerne le processus de paix.

En 1993, les effectifs militaires estimés à 5 000 en 1989 sont passés à plus de 40 000, auxquels s'ajoutent 10 000 miliciens et 70 % des dépenses ordinaires de l'Etat sont consacrées à l'armée, qui reste le seul lieu de la fonction publique où l'on recrute.

Dès janvier 1993, avec la reprise de la guerre, on compte 500 000 déplacés, dont plus de 200 000 autour de Kigali. La famine touche les campagnes. Aucune redistribution des terres cultivables n'est possible et les tensions sociales s'accroissent, tant sur les collines que dans les villes. Au moment de la conclusion des accords d'Arusha, la Banque Mondiale et le FMI ne peuvent que constater la diminution très forte des recettes fiscales, l'augmentation continue des dépenses militaires, l'impossibilité de maîtriser l'inflation, l'épuisement des réserves de change de la Banque nationale rwandaise (BNR) qui n'excèdent pas trois semaines. Le pays est littéralement ruiné, les armes sont payées sur les recettes du café et du thé, les administrations ne fonctionnent plus, l'aide alimentaire et les fonds publics sont détournés, la moitié des entreprises de Kigali est en chômage technique, les coupures d'eau et d'électricité sont quotidiennes, la situation sanitaire est catastrophique (30 % des femmes sont séropositives).

En 1993, 96 % du déficit budgétaire du Rwanda est couvert par l'aide extérieure. De ce fait les bailleurs de fonds pourvoient ainsi au gonflement des dépenses militaires.

M. Michel Cuingnet a indiqué qu'il avait adressé à la mission deux documents. Le premier concerne la mission de la Banque Mondiale et du FMI entre le 21 octobre et le 4 novembre 1993 à Kigali, et les intentions de la Banque Mondiale dans la perspective d'une nouvelle réunion à Washington avec le gouvernement de transition à base élargie (GTBE), auquel participaient cinq ministres FPR. L'autre document est une proposition d'accord cadre de politique économique en date du 20 novembre 1993. A cette date, l'alternative est soit la prolétarisation d'une grande partie de la population rurale (dans les camps, 500 000 à 600 000 déplacés vivent de la charité internationale), soit la mise en oeuvre immédiate d'un train de mesures urgentes : réforme foncière, retour des déplacés dans leur colline, contrôle des naissances, promotion d'activités industrielles et artisanales, démobilisation et rachat des armes...

Il a souligné l'importance de « l'espace vital » sur un territoire exigu et surpeuplé comme celui du Rwanda et observé que le besoin de terres se retrouve en filigrane dans la logique des conflits. Face au pouvoir dictatorial de plus en plus oppressant, la peur et la haine submergent le pays et les instances intellectuelles attendent la mise en place du GTBE. Il a ensuite donné quelques repères chronologiques : mars 1992, massacre de Tutsis dans le Bugesera ; 2 avril 1992, nouvelle Constitution, abolition du parti unique, désignation de Dismas Nsengiyaremye pour former un gouvernement de transition avec les partis MRND, PL, MDR, PDC ; mai-juin 1992, discussions entre le FPR et le Gouvernement à Arusha ; 28 février 1993, visite du Ministre de la Coopération, M. Marcel Debarge ; 7 mars 1993, rencontre de Dar Es-Salam entre Dismas Nsengiyaremye et Alexis Kanyarengwe, Président du FPR. Il a indiqué qu'à l'issue de cette rencontre un communiqué avait été établi déclarant « que le conflit rwandais ne peut se résoudre que par des voies pacifiques », « que les deux parties s'engagent à respecter le cessez-le-feu le mardi 9 mars à minuit, que le groupe d'observateurs militaires neutres (GOMN) identifiera les positions ». Le même accord prévoit le retrait des troupes étrangères et leur remplacement par une force internationale neutre organisée dans le cadre de l'OUA et des Nations Unies. En outre étaient décidés d'un commun accord : l'arrestation des fonctionnaires impliqués dans les massacres, le FPR s'engageant à fournir une liste des responsables pressentis, l'arrêt de toute propagande incitant à la haine ou à la violence, et portant préjudice à la réconciliation nationale dans les médias et meetings populaires, l'arrêt de nouvelles distributions d'armes aux populations civiles, le GOMN étant chargé de contrôler cette dernière mesure.
Plus d'un an avant le génocide, ce dispositif est ratifié à Dar Es-Salam et une annexe indique que les troupes françaises présentes au Rwanda depuis le 8 février 1993 devront se retirer du pays à partir du 17 mars. En attendant leur remplacement par une force internationale neutre, les deux compagnies françaises devront rester cantonnées à Kigali.

M. Michel Cuingnet a rappelé qu'en mars 1993, le rapport de la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l'Homme) sur les assassinats perpétrés dans la région de Gisenyi contre les populations tutsies est publié et que le 17 mars, le mémorandum des partis d'opposition MDR, PSD, PDC et PL est largement diffusé et remis au Chef de l'Etat Juvénal Habyarimana. On y lit notamment que le « processus démocratique a dégénéré en une lutte effrénée pour le pouvoir dans laquelle tous les moyens sont bons ».

La crise économique, qui grâce à l'assistance financière internationale accordée dans le cadre du plan d'ajustement structurel était maîtrisable, s'est transformée en une faillite financière totale. Le pays est économiquement paralysé, l'administration publique est bloquée...

Ce constat d'échec est dû à deux causes principales : d'une part, les divergences idéologiques entre le MRND et les autres partis du Gouvernement, d'autre part, le blocage de l'action gouvernementale. La solution négociée ayant été torpillée par le pouvoir en place, il n'est pas étonnant que celle de la guerre revienne à la surface. Le MRND a froidement choisi de jouer la carte de l'idéologie ethniste la plus simpliste, celle qui prêche que le Mututsi est l'ennemi irréductible du Muhutu. La majorité des Hutus rejette ce manichéisme ethnique qui a fait le malheur du Rwanda.

Dans les zones de combat contrôlées par les FAR, l'insécurité est principalement causée par des militaires indisciplinés qui font la chasse aux complices du FPR et commettent des meurtres. Malgré de nombreux témoignages accablants, le Gouvernement n'a reçu aucun rapport des autorités militaires et aucune sanction n'est infligée aux coupables. »

Analysant ce mémorandum, M. Michel Cuingnet a précisé qu'il décrivait une situation des plus alarmantes et déplorait l'absence de toute enquête et poursuite judiciaire relative aux exactions commises en relevant que « le pays est sans Ministre de la Justice depuis trois mois, pour des raisons totalement injustifiables, sinon que le Chef de l'Etat ne souhaite probablement pas le redressement de la situation ».

Devant ce constat, l'ensemble des partis d'opposition pose plus d'un an avant le génocide, la question de l'action que le Gouvernement peut mener pour sauver le pays de la catastrophe qui le menace.
En avril 1993, soit un mois après le communiqué de Dar Es-Salam et le mémorandum des partis d'opposition, est créée la Radio des Mille Collines dont les premières émissions sont diffusées en juillet 1993, quelques jours avant la signature des accords d'Arusha. Son responsable est Ferdinand Nahimana qui sera proposé comme Ministre de l'Enseignement supérieur du GTBE par le Président Habyarimana. On annonçait sur les ondes qu'il fallait « terminer le travail » et écraser tous les cafards (Inyenzi, surnom des Tutsis). Ainsi à des populations misérables vivant dans des camps de réfugiés ou de déplacés, on inculquait la haine, on désignait l'ennemi « le cafard ». Or, dans la misère extrême, on obéit à la propagande de haine pour conforter sa raison d'être.
Le 4 août 1993 voit la signature des accords de paix d'Arusha entre le FPR et le Gouvernement rwandais et le 18 août 1993, les Nations Unies publient un rapport sur le massacre des populations tutsies depuis 1990.
Le 28 août 1993, le Président du FPR, Alexis Kanyarengwe écrit au Président François Mitterrand pour lui exprimer ses remerciements pour le rôle joué par la France dans les négociations d'Arusha.

De son côté, le 27 septembre 1993, le Président François Mitterrand écrit au Président Bill Clinton : « si la communauté internationale ne réagit pas rapidement, les efforts de paix que les Etats-Unis et la France ont fermement appuyés, avec les pays de la région, risquent d'être compromis ».

Le 5 octobre 1993, la résolution 872 du Conseil de Sécurité de l'ONU prévoit « une opération de maintien de paix confiée à la MINUAR afin de garantir la sécurité au Rwanda ».

M. Michel Cuingnet a rappelé que les accords d'Arusha prévoyaient, d'une part, la mise en place immédiate du gouvernement de transition à base élargie regroupant des représentants de tous les partis, notamment cinq Ministres FPR, dont celui de l'Intérieur, d'autre part, la diminution des pouvoirs exercés jusqu'alors par le Président Habyarimana et l'Akazu.

Les accords prévoyaient aussi le retour des réfugiés et des déplacés, la fusion des armées, après démobilisation de 36 000 hommes, sous un commandement commun (FAR-FPR), l'arrêt des émissions de la Radio des Mille Collines, le départ des troupes françaises remplacées par une force neutre de l'ONU, enfin, l'organisation d'élections libres dans un délai de 22 mois.

M. Michel Cuingnet a précisé que, fin 1993, les représentations diplomatiques et la MINUAR disposaient de beaucoup d'informations concordantes sur : le rôle et les fonctions assassines des miliciens Interahamwe, la distribution d'armes aux paysans hutus de la zone nord-ouest, les assassinats de Tutsis et d'opposants au régime d'Habyarimana, les livraisons d'armes et l'achat de machettes, la situation économique et sociale catastrophique, la misère dans les camps, la famine, le chômage et l'arrêt de toute activité économique, l'importance de la dette extérieure et la ruine du pays, la préparation des massacres (liste des opposants), les appels « à terminer le travail » de la Radio des Mille Collines, l'existence du « réseau zéro »...
Le 28 décembre 1993 marque l'arrivée de 600 hommes du FPR à Kigali accompagnant les cinq Ministres désignés pour participer au GTBE et fin 1993-début 1994 de nouvelles manifestations des miliciens Interahamwe ont lieu contre les accords d'Arusha. M. Michel Cuingnet a souligné qu'on avait alors assisté à des assassinats de Tutsis et d'opposants à Habyarimana tant dans les collines qu'en ville. Des barrages étaient élevés tous les soirs dans les quartiers, on y contrôlait les cartes d'identité. M. Michel Cuingnet a évoqué les difficultés à mettre en place le gouvernement de transition à base élargie (GTBE) de Faustin Twagiramungu, Président du MDR, les miliciens du MRND et de la CDR (Coalition pour la défense de la République) bloquant notamment les abords de l'Assemblée nationale.

Dans Kigali, à cette époque, les tensions sociales étaient croissantes et c'est à juste titre, selon lui, que Mme Braeckman parle de la recherche d'un exutoire ethnique à un malaise social. On peut se demander, en effet, à partir de quelle désespérance matérielle on devient un tueur potentiel de son voisin et à partir de quel degré d'indiscipline et de misère une armée se transforme en hordes de barbares, en « grandes compagnies ».
M. Michel Cuingnet a reconnu qu'il existait une haine latente entre les groupes hutus et tutsis comme entre certaines régions ou certains clans (l'histoire du Rwanda comme du Burundi n'en donne que trop d'exemples). Mais les extrémistes du Parmehutu, du « Hutu Power », de l'Akazu, ceux du MRND comme bien sûr les miliciens de la CDR ont converti cette hostilité enfouie en actes d'agression permanente contre les Tutsis, désignés comme responsables des maux de la société rwandaise. La radio nationale et la Radio des Mille Collines proclamaient sans cesse que les Tutsis et le FPR voulaient la mort des Hutus. M. Michel Cuingnet a déclaré que cette campagne idéologique, reposant sur une planification étatique, avait été mise en oeuvre de façon systématique dès 1990 avec la publication des « dix commandements du Muhutu », véritable charte de haine raciale. La CDR (Coalition pour la défense de la République) avait été créée en 1992 avec un programme ultra-ethniste mettant en avant l'impossibilité d'un retour des réfugiés tutsis, qui « mangeraient » les terres et les biens des Hutus déjà trop nombreux, la haine se traduisant alors par le slolgan « tuer ou être tué ». Il a estimé que la misère, la peur avaient fait écouter les appels au meurtre lancés par les plus hauts responsables de la communauté rwandaise au pouvoir et avaient entraîné des hommes, des femmes, des enfants à tuer, par peur, par obéissance et par désespoir... Peut-être parce qu'ils n'osaient se tuer eux-mêmes...

Le Président Habyarimana et son proche entourage, sa propre famille ont laissé se développer cette idéologie de haine des Tutsis d'abord, et puis de tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, comme eux. La « création » d'un ennemi commun « les Inkotany », les cafards qu'il fallait écraser, a ainsi permis, selon M. Michel Cuingnet d'unir une fraction de la Nation autour d'un despote usé et dépassé par sa propre maison, gardienne du peuple hutu.

Il a précisé que, depuis 1931, les cartes d'identité portaient la mention « Tutsi-Hutu-Twa ». Il a personnellement témoigné du fait qu'en mars 1993, sur la route de Kigali à Ruhengeri, après que les miliciens ou les militaires eurent fait descendre les passagers, les porteurs de carte tutsis ont été tués et laissés sur le bord de la route. Dans les moments difficiles (mauvaises récoltes, chute des cours du café, manque de terre...) il est tellement pratique « de désigner un ennemi, un cafard » à la vindicte populaire, surtout si cet ennemi est à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières. Le régime d'Habyarimana était corrompu. Les administrations ne fonctionnaient plus, l'Etat était surendetté. M. Michel Cuingnet a considéré qu'on avait diabolisé par diversion. L'ennemi était partout au milieu du peuple. Les précédents massacres, connus de tous, n'ayant donné lieu à aucune action judiciaire, l'impunité était garantie. Mais, si les Tutsis revenaient, ils tueraient à leur tour. Alors il fallait tuer tous les Tutsis pour qu'ils ne reprennent pas le pouvoir. Et pour détourner l'agressivité des jeunes sans terre, sans emploi, on a créé les milices Interahamwe. Les effectifs militaires sont passés de 5 200 hommes en 1990 à près de 50 000 hommes en 1994. L'armée comme la milice ont recruté et accordé des indemnités -alors que les fonctionnaires n'étaient plus payés- à des chômeurs et jeunes délinquants. Mais une armée dont les effectifs sont multipliés par dix en quatre ans ne peut guère être encadrée.

Les accords d'Arusha prévoyaient la démobilisation. Toutefois, malgré quelques tentatives, rien n'est mis en place pour rendre les militaires à la vie civile et surtout racheter leurs armes. En août 1993, nombreux sont les militaires des FAR qui ressentent les accords d'Arusha comme une capitulation et n'acceptent pas d'être commandés par les chefs Inkotany. Entre les accords d'Arusha (4 août 1993) et le 6 avril 1994, alors que les militaires, privilégiés du régime, faisaient l'objet de mesures de démobilisation, rien ne leur a été proposé, ils se voyaient sans solde, sans travail, sans terre, condamnés au brigandage ou à l'assistance humanitaire. Mais ils avaient leurs armes et le nombre des démobilisables était arrêté à 36 000 hommes.
Les miliciens Interahamwe, eux, ont occupé les rues des villes, Kigali principalement. Ils ont interdit les réunions du GTBE par leurs manifestations et ont fait la chasse aux Inkotany. D'août 1993 à début 1994, aucune mesure n'a été prise pour dissoudre ces hordes fanatisées par la Radio des Mille Collines qui continuait à émettre, malgré les accords. Ces militaires et les miliciens composeront le gros des troupes qui commettront le génocide.

Dès septembre 1993, outre les mesures de démobilisation, il fallait aussi prévoir et organiser le retour des déplacés. La France a alors accordé une aide budgétaire de 10 millions de francs pour l'achat de vivres et de véhicules. Mais il aurait fallu une aide considérable, alors que de septembre 1993 à avril 1994, l'ONU, le PNUD, la Banque Mondiale et les autres bailleurs ont attendu et suspendu leurs versements dans l'attente de la mise en place du GTBE. Neuf mois se sont ainsi écoulés.

Les miliciens comme les militaires des FAR étaient farouchement opposés aux accords d'Arusha qui créaient une nouvelle armée à 60 % FAR, 40 % FPR mais un commandement constitué pour 50 % par les FAR et 50 % par le FPR, équilibre inconcevable pour les extrémistes hutus.

Le 8 janvier 1994, on a assisté à la distribution d'armes par l'armée dans les villages hutus du nord-ouest du pays et le 19 janvier 1994, une lettre du Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana adressée aux ministres MRD accuse le Ministre de la Défense de procéder à cette distribution. Le même jour, M. Booh-Booh, représentant des Nations-Unies, déclare que toutes les armes des dépôts clandestins ont disparu.

Dès janvier 1994, de très nombreuses manifestations de miliciens Interahamwe terrorisent les populations et interdisent l'entrée de l'Assemblée nationale aux députés PL et MDR. Ce même mois de janvier, le Président Habyarimana veut imposer des représentants de la CDR (extrémistes hutus) à l'Assemblée nationale.
Les Hutus originaires du nord, ceux de l'Akazu, qui détiennent les plus hautes fonctions militaires, politiques, sociales, craignent l'application des accords d'Arusha mais surtout les élections et aussi, le retour de la justice, l'abolition des privilèges, l'intégration des forces armées, la démobilisation. Pour les extrémistes hutus les accords d'Arusha sont insupportables car ils signifient le partage du pouvoir avec ceux que l'on a toujours combattus, la recherche des responsables des exactions et les poursuites judiciaires contre les tueurs, les militaires des FAR, les miliciens Interahamwe, les responsables politiques de la CDR, du MRND, les agents de la Radio des Mille Collines et tous ceux qui ont commandité depuis des années les assassinats d'opposants au régime d'Habyarimana et de Tutsis.

Le 6 avril 1994, l'avion transportant les Présidents Habyarimana et Ntaryamira est abattu par des missiles tirés de la colline de Masaka.

M. Michel Cuingnet a estimé en conclusion que si le Président Habyarimana n'avait pas été tué, il y aurait quand même eu de gigantesques massacres, car tout était prêt pour que le pouvoir reste à l'Akazu dont on a évacué les responsables par le premier avion.

Il a déclaré que nous avions péché par manque de clairvoyance, en sous-estimant les difficultés de la politique africaine, qui demande écoute et modestie. Il a considéré qu'au Rwanda, nous avons agi par ignorance et suffisance, que nous savions qu'Habyarimana était un dictateur faible et criminel et qu'en définitive, nous avons confié aux militaires un rôle qui n'aurait dû appartenir qu'aux politiques et aux parlementaires.
Le Président Paul Quilès s'est demandé si les accords d'Arusha étaient applicables et a souhaité savoir notamment si les pays donateurs avaient pris conscience des conséquences économiques et financières de l'application de ces accords, en particulier s'agissant de l'intégration, dans les forces armées rwandaises, des combattants du FPR. Evoquant par ailleurs la propension naturelle des hommes à réécrire l'histoire en fonction des enseignements de l'histoire, il a demandé à M. Michel Cuingnet s'il avait, au moment des faits, une même connaissance de la situation rwandaise et à quelles autorités avaient été transmises ces informations.
M. Michel Cuingnet a indiqué que la mise en application des accords d'Arusha représentait une charge financière très importante et que, en particulier, la démobilisation et le regroupement des forces militaires en une seule armée soulevaient de très grandes difficultés. Il a toutefois considéré que l'ensemble des mesures d'aides prévues par le plan d'ajustement structurel qui aurait accompagné l'application de ces accords n'étaient pas à réaliser tout de suite mais auraient pu faire l'objet d'une mise en oeuvre progressive par les institutions de Bretton Woods et les principaux donateurs.

Il a fait référence à la note qu'il avait établie en décembre 1993, dans laquelle il s'inquiétait de l'état très alarmant de la situation au Rwanda, caractérisée par une extrême fragilité sur le plan social et économique, et constate que le plan d'urgence prévu par le PNUD n'a pas même connu le début d'un commencement.
M. Jacques Myard a relevé quelques contradictions entre les propos tenus par M. Michel Cuingnet, déplorant l'absence d'aide internationale et les informations données par d'autres personnes entendues précédemment, selon lesquelles l'aide avait été conséquente et avait pu conforter le pouvoir en place. Il a par ailleurs souhaité savoir si le développement de la haine était dû à la propagande d'une minorité ou si les pouvoirs publics et l'Etat en avaient fait une thèse officielle. Rappelant que la MINUAR avait pour mission de veiller à la sécurité de Kigali et de faire respecter le couvre-feu, il s'est interrogé sur les raisons qui ont pu pousser les Belges, malgré le mandat qu'ils avaient, à retirer si promptement leurs forces après le 6 avril.

M. Michel Cuingnet a indiqué que la Banque mondiale avait bloqué par deux fois le versement des aides, le subordonnant à la mise en place du gouvernement de transition à base élargie, dont elle se disait prête à recevoir les représentants à Washington. De même, rien n'a été fait concernant le programme de démobilisation placé sous l'autorité du PNUD et qui se traduisait en partie par le rachat d'armes. L'attente, pendant neuf mois, de ces versements, qui auraient permis de répondre aux urgences, n'a fait que rendre la catastrophe encore plus inéluctable.

La déclaration de Dar Es-Salam et le mémorandum signé par l'ensemble des partis d'opposition un an avant les accords d'Arusha s'élevaient contre l'exacerbation des passions ethniques et demandaient l'arrêt des incitations à la violence. Dans le mémorandum, les parties se sont engagées à ne pas procéder à de nouveaux recrutements militaires et à ne plus distribuer d'armes à la population civile. Il n'a manifestement pas été tenu compte de ces engagements.

M. Jacques Myard a demandé si la Direction des Affaires africaines et malgaches avait eu connaissance de ces informations.

M. Michel Cuingnet a précisé que, lors des visites effectuées en 1993 par MM. Marcel Debarge et Guy Penne, Sénateur des Français de l'étranger, il les avait alerté sur l'existence, qu'ils ignoraient, de cartes d'identité portant la mention de l'appartenance ethnique. M. Michel Cuingnet a rappelé que ces cartes avaient permis de procéder aux massacres.

Citant les propos d'un intervenant précédent ayant mis en cause l'attitude de la France dans la mise en oeuvre d'un projet adopté en 1990 et visant à faire disparaître la mention de l'appartenance ethnique sur les cartes d'identité, M. Michel Voisin a souhaité savoir si la Mission de coopération en avait eu, entre 1990 et 1994, connaissance.

M. Michel Cuingnet a précisé qu'il n'avait pas eu à instruire un tel projet qui, s'il avait été engagé, aurait nécessité des crédits budgétaires, soit dans le cadre des dépenses ordinaires du ministère de la Coopération, soit dans le cadre des interventions du Fonds d'aide et de coopération.
Le Président Paul Quilès a précisé qu'il semblait bien qu'une décision de renouvellement des cartes d'identité ait été prise en 1990, et qu'elle aurait fait l'objet d'une commande directe entre le Gouvernement rwandais et une entreprise française, sans intervention de crédits budgétaires français. L'interrogation porte donc sur les conditions d'exécution de cette commande.

M. Bernard Cazeneuve a demandé si le chef de la Mission de coopération avait eu à connaître des accords de coopération militaire et s'il connaissait les raisons qui avaient conduit à modifier au profit des FAR les dispositions qui ne concernaient dans l'accord initial que la Gendarmerie. Quelles ont été les orientations de la coopération militaire à partir de 1992 et n'étaient-elles pas en contradiction avec les réflexions contenues dans le rapport de fin de mission de l'Ambassadeur Georges Martres qui précisait que la coopération militaire devait être réorientée au profit du maintien de l'ordre, confié aux forces de Gendarmerie et à la formation des jeunes recrues et des officiers ? Les choix français d'aide au développement au début des années 1990 ont-ils été judicieux ? La Mission de coopération disposait-elle d'informations concernant la forte augmentation des achats d'armes par le Rwanda puisqu'il s'agit apparemment de l'une des raisons ayant conduit les bailleurs de fonds internationaux à suspendre leur aide ? Quelles étaient les relations, au début 1994, entre l'ambassade de France et la Mission française de coopération et dans quelles conditions se sont déroulées les évacuations des personnels tutsis travaillant dans les administrations françaises ?

M. Pierre Brana a souhaité savoir quel était le contenu des accords de coopération impliquant la France et le Rwanda et quelles actions avaient été poursuivies ou entreprises, y compris en matière de coopération militaire, lorsqu'il était en poste.

M. Michel Cuingnet a apporté les éléments d'information suivants :

· le chef de la Mission de coopération militaire était l'attaché de défense ; lui même, en tant que chef de la mission de coopération civile n'est intervenu que pour la mise en place d'une police judiciaire avec l'aide de la Gendarmerie ;

· la Mission de coopération, grâce à la lecture des documents budgétaires rwandais, avait connaissance des crédits officiels consacrés par le Rwanda à des achats d'armes, de même qu'elle a pu savoir par diverses informations qu'existaient des achats massifs de machettes à la Chine ;

· le 6 avril 1994, l'Ambassadeur de France, M. Jean-Michel Marlaud, était seul à Kigali, l'attaché de défense étant à Paris et le premier conseiller au Kenya ; il a demandé à M. Cuingnet de servir jusqu'au 9 avril d'interface avec les différents services diplomatiques et consulaires étrangers au Rwanda. Le déroulement de ces journées a fait l'objet d'un rapport écrit remis au ministère de la Coopération ;

· les personnels locaux de la Mission de coopération, en majorité Tutsis, ont été pratiquement tous massacrés, certains sous ses yeux ; pour ce qui concerne les autres personnels des différents services diplomatiques français, compte tenu des événements et de l'éloignement des bâtiments, il ignore s'ils ont pu être évacués.
M. François Lamy, notant que M. Michel Cuingnet décrivait la période d'après les accords d'Arusha comme une période de déliquescence, lui a demandé s'il avait à l'époque établi dans ce sens des rapports précis au ministère de la Coopération.

M. Michel Cuingnet a répondu affirmativement et précisé que ces rapports avaient été adressés à la mission d'information.

Revenant alors sur la phrase par laquelle M. Michel Cuingnet avait conclu son intervention (« Nous avons laissé aux militaires un rôle qui n'aurait dû appartenir qu'aux politiques et aux parlementaires »), M. François Lamy lui a demandé si cela signifiait dans son esprit que les militaires sur place, notamment ceux relevant de la Mission militaire de coopération, avaient pu bénéficier d'une autonomie telle qu'ils auraient pu jouer un rôle dépassant le cadre de leur mission. M. Charles Cova a demandé pour sa part à M. Michel Cuingnet s'il estimait, concernant l'opération Turquoise, que les militaires avaient failli à leur mission.

Précisant qu'il parlait de la période allant de 1992 à 1994, et qu'il excluait donc du champ de son analyse l'opération Turquoise, M. Michel Cuingnet a expliqué qu'on pouvait se rendre compte à la lecture des documents et notes de service qu'il y avait eu un effort permanent des dirigeants politiques occidentaux pour convaincre les responsables rwandais de parvenir à un règlement négocié de la crise et qu'ils espéraient que les Accords d'Arusha permettraient de résoudre le conflit.

Il a cependant fait remarquer que, dans le domaine militaire, s'il existait une coopération bien admise en matière de Gendarmerie, sous l'autorité du Colonel Bernard Cussac, Attaché de défense, on avait vu au contraire, un mois encore après les Accords d'Arusha en septembre et octobre 1993, les militaires français, à l'abri de nids de mitrailleuses, contrôler les routes, par exemple celle de Kigali à Ruhengeri, et tenir presque un rôle d'armée d'occupation alors même que le mémorandum signé un an auparavant par le Président du FPR et le Premier Ministre rwandais Dismas Nsengiyaremye, précisait que les troupes étrangères devaient partir.

Il en a déduit que, peut-être parce que la MINUAR n'était pas prête tandis que l'armée rwandaise était en pleine déliquescence et qu'il en résultait une situation qui ouvrait au FPR les portes de Kigali, les militaires étaient restés dans des conditions contraires aux accords d'Arusha et donc susceptibles de critiques de la part des signataires de ces accords, notamment du FPR, et en opposition avec le rôle de garant politique de ces accords qui devait être celui de la France. Il a conclu qu'il faudrait demander aux militaires pour quelles raisons ils avaient pris la décision de se maintenir sur place.

Donnant lecture du mémorandum cité, le Président Paul Quilès a fait remarquer que l'accord auquel M. Michel Cuingnet faisait référence, qui était celui de Dar Es-Salam, et non d'Arusha, prévoyait deux cas : les troupes françaises présentes depuis le 8 février 1993 devaient se retirer du pays à partir du 17 mars 1993, mais les autres forces, présentes avant le 8 février 1993, c'est-à-dire deux compagnies, devraient être cantonnées à Kigali à partir du 17 mars jusqu'à leur remplacement par une force multinationale neutre, convenue de commun accord avec les deux parties, laquelle sera en fait la MINUAR. Le Président Paul Quilès en a conclu que ces deux compagnies étaient autorisées à rester jusqu'à l'arrivée de la MINUAR.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024