Fiche du document numéro 23407

Num
23407
Date
Mardi 30 juin 1998
Amj
Auteur
Taille
108396
Titre
Audition de M. Gérard Prunier, chercheur au CNRS
Nom cité
Source
MIP
Extrait de
MIP, Auditions
Type
Audition
Langue
FR
Citation
— M. Robert DE RESSEGUIER, Médecin en chef des services, Adjoint santé du 379
COMFORCES Turquoise (20 juin-22 août 1994) ..................................................................
— M. François PONS, Médecin en chef, Chef de l’antenne chirurgicale parachutistes 379
Turquoise (22 juin-22 août 1994) ..........................................................................................

Audition de M. Gérard PRUNIER
Chercheur au CNRS
(séance du 30 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Gérard Prunier, chercheur
au CNRS, spécialiste de l’histoire africaine et auteur d’un ouvrage largement
cité et commenté sur le génocide rwandais, paru d’abord en anglais, en 1995,
avant d’être publié en français en 1997.
M. Gérard Prunier s’est d’abord félicité de l’existence de la
mission d’information. Il a déclaré que, comme beaucoup de ceux qui ont été
mêlés au drame rwandais, il avait été, pendant longtemps, en état de choc,
qu’il avait été très pessimiste sur les chances que le rôle très ambigu de la
France dans cette tragédie soit un jour sérieusement examiné, et qu’il était
extrêmement heureux que tel ne soit pas le cas. Il a indiqué qu’il avait tout
lieu d’espérer, et qu’il espérait effectivement que la mission d’information
jouerait son rôle jusqu’à la plénitude de ses potentialités.
Il a précisé qu’il souhaitait témoigner à deux titres, d’une part, en
tant que chercheur africaniste spécialiste de l’Afrique orientale, fort d’une
expérience de vingt-huit ans de cette région, où il est arrivé en 1970, et,
d’autre part, en tant que responsable de l’Afrique orientale au secrétariat
international du parti socialiste durant la crise rwandaise. Il a ajouté qu’il
avait pu ainsi avoir un double regard à la fois sur les événements qui se
déroulaient sur place en Afrique et sur la manière dont ils étaient gérés à
Paris, même s’il n’avait jamais eu le moindre rôle dans la prise de décision, le
privilège et la frustration des experts étant de voir beaucoup et de ne décider
jamais, et qu’il essaierait, en historien, de restituer la réalité d’un certain
nombre d’événements dissimulés sous le masque du discours politicoadministratif.
Il a d’abord noté qu’en visionnant les enregistrements vidéos des
auditions de la mission d’information, dont certaines étaient des plus
importantes puisqu’elles concernaient des responsables politiques tels que
MM. Balladur, Léotard, Jean-Christophe Mitterrand et Védrine, il avait été

frappé par le fait que, très souvent, ces témoignages se situaient soit à un
niveau très général, la défense de l’action de la France ou d’une politique
globale, soit à un niveau d’extrême détail, tel que la transmission d’une note
au Président de la République. Il a ajouté que, dans les deux cas, cette
présentation ne lui paraissait pas refléter la réalité telle qu’il l’avait vécue,
soit sur place, en Ouganda et au Rwanda, soit à Paris, et qu’il avait, à
l’époque, trouvée très grumeleuse et très rude.
Pour préciser sa pensée, il a insisté sur le fait qu’il ne portait aucune
accusation mais qu’il retrouvait plutôt là, comme le disait à plusieurs reprises
M. Léotard le 21 avril, “ le reflet de l’éloignement du Rwanda qui est à sept
mille kilomètres du territoire métropolitain ”, et fait remarquer, que dans ces
témoignages officiels, les sept mille kilomètres étaient présents de manière
effrayante.
Se demandant en conséquence ce qui s’était réellement passé au
Rwanda, il a cité M.Védrine dans son témoignage du 5 mai : “J’ai toujours
vu François Mitterrand se poser en continuateur d’une politique qui
remontait au général de Gaulle. Il estimait que la France avait en Afrique un
engagement de sécurité (...) le Rwanda, c’était un raisonnement du même
type” et a estimé que toute l’ambiguïté résidait dans cette notion de sécurité.
Il a alors souligné que la signification particulière du concept de
sécurité en Afrique remontait à la décolonisation. Il y avait après la deuxième
guerre mondiale quatre puissances coloniales principales en Afrique ; les
décolonisations belge et portugaise ont été des catastrophes sans mélange ; la
Grande-Bretagne, dont la situation était la plus proche de la France du fait de
l’importance des territoires qu’elle contrôlait et de son ancienne rivalité avec
elle, a évolué de façon différente après la décolonisation. Sur ce point, il a
noté que le dernier engagement anglais sérieux avait eu lieu lors de la guerre
du Biafra, avec l’aide apportée au gouvernement fédéral nigérian entre 1966
et 1970 pour maintenir l’intégrité territoriale du Nigéria, mais que, après la
catastrophe biafraise, la Grande-Bretagne s’était elle aussi désengagée.
Il a fait valoir, en revanche, que le cas de la France était unique et
étonnant, et tenait largement à un certain nombre de circonstances
historiques françaises, notamment au traumatisme de la défaite de 1940, à la
personnalité du général de Gaulle, et au souci de celui-ci de maintenir le rang
et la grandeur de la France dans un monde où sa place d’ex-super-puissance
ne cessait de lui échapper. Il a jugé que la décolonisation de 1960 n’avait pas
été une décolonisation, que la France était demeurée obsédée par l’idée que
sa couvée de petits poussins noirs sur le continent africain lui permettait, en
regroupant derrière elle une alliance, une sorte de diaspora, d’accroître son

poids et contribuait à son maintien au rang de grande puissance, que l’on
pouvait mesurer lors des votes aux Nations unies.
Il a ajouté qu’ainsi une relation spécifique s’était créée, qui n’était
pas une relation néo-coloniale, bien que l’extrême gauche l’ait parfois
qualifiée ainsi, puisqu’il n’y avait pas de décolonisation. C’était une relation
qui restait une relation d’allégeance à la fois sur le plan économique, sur le
plan de la sécurité, et, peut-être encore plus gravement, à son avis, sur le
plan de la dépendance psychologique.
Sur ce plan, ajoutant qu’il était beaucoup plus familier de l’Afrique
non francophone que de l’Afrique francophone, et de terrains exotiques pour
les Français, comme l’Ethiopie, l’Ouganda et le Soudan, il a insisté sur
l’extraordinaire différence de structure psychologique entre les dirigeants de
ces pays et les dirigeants de l’Afrique francophone ; alors que ceux-ci ne
cessent de regarder vers Paris, et sont de fins connaisseurs de la politique
française, les dirigeants du restant de l’Afrique ne regardent pas vers
Lisbonne, vers Londres, pas même vers Washington. Il a conclu que le
cordon ombilical entre les dirigeants africains francophones et Paris n’avait
jamais été coupé.
M. Gérard Prunier a alors expliqué que cette introduction avait eu
pour but d’essayer d’identifier les éléments de l’enchaînement qui a entraîné
la France dans l’affaire rwandaise.
Rappelant que l’engagement de sécurité dont M. Védrine attribuait
le souci au président Mitterrand et dont il faisait remonter la genèse au
général de Gaulle, s’était concrétisé pour la première fois en 1965 au Gabon
avec le rétablissement au pouvoir de Léon M’Ba par les parachutistes
français, il a fait valoir que les diverses interventions françaises en Afrique, à
l’exception notable de celle du Tchad, n’étaient pas destinées à défendre des
pays contre des agressions extérieures, mais qu’elles avaient eu
essentiellement pour but le maintien au pouvoir d’un gouvernement ou son
remplacement par un autre, selon que celui-ci avait, n’avait pas ou n’avait
plus l’onction du Seigneur à Paris.
Il a ajouté qu’il y avait dans cette relation quasiment symbiotique
que la France entretenait avec les pays africains francophones des côtés tout
à fait touchants et un amour certain de l’Afrique, très peu de racisme et un
certain romantisme, mais fait observer que cette relation présentait aussi
l’inconvénient d’avoir conforté constamment la prédation des alliés
privilégiés de la France, le cas le plus spectaculaire étant celui du maréchalprésident Mobutu.

Il a précisé qu’à la faveur de ce lien, à la faveur d’une situation où
les chefs d’Etat africains se souciaient beaucoup plus de savoir s’ils étaient
bien en cour à Paris que de s’assurer qu’ils disposaient d’un soutien suffisant
auprès de leur propre population, s’était créé, à l’intérieur des pays du pré
carré, un type de structure socio-économique unique caractérisé par la
prédation exercée par une bourgeoisie qui n’était pas à base économique
comme celles qu’on a connues en Europe ou que l’Asie connaît aujourd’hui,
mais qui constituait une classe bureaucratique, confortée par une exmétropole coloniale.
Abordant l’action de la France au Rwanda, il a indiqué que, le
5 octobre 1990, alors qu’il était dans le bureau de M. Jean-Christophe
Mitterrand, sans lien avec le Rwanda, le président Habyarimana avait appelé
ce dernier qui, après une conversation de cinq minutes, lui avait dit après
avoir raccroché : “ Ah, on va lui envoyer quelques bidasses, au petit père
Habyarimana, et dans un mois, tout sera fini ”.
Il a fait valoir que la familiarité de ce type de remarque est bien plus
révélatrice de l’état d’esprit qui préside aux rapports que la France entretient
avec l’Afrique que le libellé même des notes officielles. Ajoutant que ce
n’était pas la première fois qu’on envoyait quelques troupes, qu’il s’agissait
d’une pratique courante et que, le plus souvent, au bout d’un mois, tout était
fini, il a souligné que l’application de cette méthode au Rwanda avait eu des
conséquences très graves, la France se trouvant face à un système social où
sa conception des rapports avec l’Afrique n’était plus opératoire et où il était
hors de question que quelques bidasses puissent rétablir la situation.
Il a alors décrit ce qu’étaient les Tutsis et les Hutus. Il a précisé
qu’il ne s’agissait en aucun cas d’ethnies. Une ethnie est en effet une micronation qui avait, avant l’arrivée, soit des musulmans, soit des colonisateurs
européens et du christianisme, sa propre religion, son propre terroir, sa
propre langue, sa propre culture. Faisant remarquer qu’il n’y avait ni langue,
ni culture, ni religion spécifique aux Tutsis ou aux Hutus, mais qu’ils
partageaient au contraire ces trois éléments, il a jugé qu’il s’agissait de ce
que l’on appelait dans l’Europe d’avant 1789, des ordres, et de ce que l’on
désigne en allemand par le mot Stand, c’est-à-dire des groupes structurés à
partir de leur activité, et souligné que si, dans leur cas, ils avaient peut-être
des origines raciales différentes dans un passé distant de cinq, six ou sept
siècles, ils avaient par la suite largement fusionné dans des intermariages.
Il a indiqué que, dans le Rwanda précolonial, ces groupes sociaux,
ces ordres, étaient inégaux et qu’il ne fallait pas tracer de cette époque une
image paradisiaque, comme on a parfois voulu le faire. Il a ajouté que la
société rwandaise était une ancienne société étatique, aristocratique,

structurée, non pas dans le cadre des ethnies acéphales que l’on connaît dans
la zone de la grande forêt ou dans le Sahel, mais bien d’un Etat-nation dont
les frontières étaient grossièrement celles d’après la décolonisation, comme
au Burundi voisin, faux jumeau du Rwanda. Il a souligné que le caractère
inégalitaire de la société rwandaise avait été aggravé par la colonisation, pour
des raisons toutes simples de simplification administrative et d’économie. Il a
précisé, en effet, que le colonisateur, d’abord allemand, puis belge, soucieux
de ne pas dépenser trop d’argent, avait renforcé l’inégalité en utilisant les
Tutsis pour manipuler la situation, non pas avec des vues diaboliques, mais
simplement dans une perspective d’efficacité économique à court terme.
Il a fait valoir qu’on avait créé ainsi une société qui constituait une
véritable bombe, où les tensions sociales, renforcées par l’approfondissement
des inégalités dans le cadre du système colonial, avaient abouti, au moment
de la décolonisation, en 1959, au massacre : la première expression de la
démocratie a été le massacre et la démocratisation a été l’occasion pour les
victimes d’un système inégalitaire, une fois le Blanc parti, de se venger avec
une extraordinaire brutalité sur ceux qu’ils estimaient être responsables de ce
système.
Il a ajouté que, de ce fait, le pays dans lequel avait été lancée
l’opération Noroît en 1990 n’avait rien à avoir avec ceux que la France
connaissait, avec l’aimable Sénégal, ou l’aimable Côte d’Ivoire, et qu’en fait
la France ne savait pas dans quel pays elle arrivait ; précisant que pour
quelqu’un qui connaît la région, c’était une évidence éclatante, il a estimé
que les acteurs de la politique française, à défaut de connaître le pays où ils
allaient intervenir, auraient pu au moins être conscients de l’ignorance dans
laquelle ils se trouvaient et de la nature du terrain sur lequel ils posaient le
pied.
S’agissant de l’opération Noroît, il a jugé qu’elle n’était pas
forcément négative ; il a considéré qu’une prise de pouvoir extrêmement
rapide et par les armes d’un groupe d’enfants de réfugiés tutsis – le général
Kagame, l’actuel réel maître du Rwanda, étant âgé de deux ans lors de son
départ du Rwanda en 1960 –, en octobre ou novembre 1990, aurait été une
catastrophe. Il a estimé cependant que l’opération Noroît ne pouvait se
concevoir que comme un moyen de chantage vis-à-vis du gouvernement
Habyarimana, qu’il aurait fallu dire à celui-ci que son régime s’était construit
depuis vingt-cinq ans sur la discrimination raciale, que les Rwandais avaient
institutionnalisé un système d’apartheid, avec une rigueur variable, que s’il
voulait que la France le sauve, il devait en contrepartie accepter l’ouverture,
la décrispation, la restructuration profonde d’un Etat qui n’avait rien à
envier, dans sa philosophie politique, à l’Afrique du sud. Il a précisé que le

fait que l’apartheid se soit exercé entre Noirs n’était pas du tout un critère
déterminant et qu’on avait connu en Europe des racismes entre gens à peau
blanche.
S’interrogeant sur la politique française à l’égard du Rwanda, audelà du court terme, et de la sécurisation d’un régime dont le renversement
brutal par une force armée n’aurait rien résolu, il a mis l’accent sur le
problème de la manipulation de la France par ses partenaires rwandais. Il a
fait valoir qu’on avait tort de voir toujours la relation entre l’Afrique et
l’Europe sous l’aspect d’une domination de l’Européen apte à manipuler son
partenaire africain et que très souvent, dans son expérience de la politique
dans cette région du monde, il avait vu le contraire, les Ethiopiens manipuler
les Russes à la période communiste, ou au Soudan le maréchal-président
Nemeyri manipuler les Américains pour ses buts politiques personnels. Il a
estimé que les Rwandais avaient à leur tour très habilement manipulé la
France.
Il a illustré son propos par ce qu’il a appelé la soi-disant attaque de
Kigali par le FPR, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, au cours de laquelle
des milliers de coups de feu ont été tirés. Relevant qu’au matin du 5 octobre,
il n’y avait pas un mort et pas un seul impact de balle sur les bâtiments, il a
expliqué ce phénomène par le fait que, cette soi-disant attaque ayant été mise
en scène par les Forces armées rwandaises, à l’instigation de leur propre étatmajor, pour impressionner les Français, on leur avait demandé de ne pas tirer
sur les bâtiments. Il a ajouté qu’il serait curieux de voir l’écho qu’avait eu
cette intoxication grossière dans les dépêches de l’ambassadeur de France au
Rwanda et précisé, qu’à l’époque, lorsque lui-même en avait parlé avec
M. Jean-Christophe Mitterrand, celui-ci semblait croire à la réalité de cette
attaque, à moins qu’il ait seulement feint d’y croire.
Il a insisté sur le fait qu’au Rwanda, la France était face à une
culture étatique ancienne, que toute l’histoire du royaume du Rwanda
s’apparentait aux Chroniques italiennes de Stendhal, faite de conspirations,
de meurtres, de manipulations politiques, que c’était là l’Italie du XIVe
siècle, et estimé que la France arrivait dans cet univers avec une bonne
volonté digne d’une meilleure cause.
Il a tenu à signaler que les Américains se retrouvaient désormais visà-vis du gouvernement rwandais exactement dans le même type de relations
aux prises au même type de manipulations, et ce, avec la même naïveté.
Il a ajouté que la France avait ainsi, dès le départ, de fausses grilles
de raisonnement, qui ressortaient très bien des auditions auxquelles la
mission d’information avait procédé. Il a cité deux exemples tirés des

auditions de MM. Balladur et Védrine. S’agissant de M.Balladur, il a rappelé
que, le 21 avril, celui-ci avait dit que son but était de voir la majorité hutue
associer le FPR au gouvernement. Faisant remarquer que cette expression
impliquait que le gouvernement du général Habyarimana représentait en luimême la majorité hutue, il a jugé qu’on sombrait là dans une sorte de
communautarisme, et que si l’on considérait que le fait d’être un Hutu
permettait de représenter tous les Hutus, cela signifiait qu’on admettait qu’il
n’y avait pas de place pour l’expression individuelle que seuls pouvaient
s’exprimer le Stand, “ l’ordre ”, le groupe, le clan, la tribu et que, dès lors, la
notion de démocratie n’avait plus aucun sens. Il a ajouté que le fait de
raisonner ainsi - les Hutus sont 85 %, donc, le général Habyarimana les
représente, puisqu’il est hutu - était l’exact reflet de la théorie raciste que
proposait l’Etat rwandais lui-même, puisqu’en kinyarwanda, le terme
rubanda nyamwinshi “le peuple majoritaire”, renvoyait à une sorte de
logique coextensive, selon laquelle les Hutus formant 85 % de la population,
il suffisait que l’un d’entre eux soit au pouvoir pour que la démocratie soit
réalisée.
S’agissant de M. Védrine, il a estimé qu’il était encore plus étonnant
dans son témoignage du 5 mai lorsqu’il disait: “Habyarimana est Hutu, il
représente donc au moins 80 % de la population” et qu’il ajoutait : “On se
demande bien pourquoi il devrait partager le pouvoir avec l’infime minorité
tutsie”. Supposant qu’à cette aune, n’importe quel président français
représente 100 % de la population, puisqu’il est français, il a fait observer
que c’était là l’expression même de la pensée communautariste, c’est-à-dire
de la philosophie politique qui sous-tendait le régime qui a produit le
génocide. Il a ainsi conclu que lorsque les responsables français raisonnaient
ainsi à propos des Rwandais, lorsqu’ils se laissaient intoxiquer par leur
philosophie politique, ils entraient en fait dans la logique de leur esprit de
discrimination interne et faisaient leur la pensée de type apartheid qui
présidait au fonctionnement du régime rwandais. Précisant qu’ils n’agissaient
certainement pas ainsi de propos délibéré, mais plutôt de façon involontaire,
il a estimé que ce n’était pas pour autant plus excusable.
Il a ensuite exposé que les pouvoirs publics français n’avaient prêté
aucune attention aux clignotants qui s’allumaient sur le tableau de bord au
fur et à mesure que s’affirmait la présence de la France au Rwanda. Il a
rappelé que, dès octobre 1990, il y avait eu des massacres et que ceux-ci
avaient redoublé en janvier 1991 avec les tueries de la région du Bagogwe.
Soulignant que les Bagogwe étaient des Tutsis restés fidèles à leur mode de
vie traditionnel, c’est-à-dire les derniers nomades pasteurs, des gens à
l’ancienne mode et dont personne ne se souciait beaucoup, il a indiqué que
leur massacre, en janvier 1991, marquait le début de l’activité des escadrons

de la mort rwandais et correspondait à un moment où les tueurs n’étaient pas
encore bien organisés. A propos des Bagogwe, il a indiqué que l’image du
Tutsi nomade pasteur n’avait plus de sens dans le Rwanda moderne avec ses
8 millions d’habitants sur 23 000 kilomètres carrés car il n’y avait plus
suffisamment de place. S’agissant des tueurs, M. Gérard Prunier a ajouté
qu’on allait les voir beaucoup mieux organisés en mars 1992, lors des
massacres du Bugesera, plus graves, plus importants, plus structurés.
Précisant que son collègue belge Filip Reyntjens avait appelé leur mode
d’organisation le “réseau zéro”, parce que la philosophie de ce réseau aurait
été : “zéro Tutsi, c’est bon pour le Rwanda”, il a indiqué qu’on n’était pas
sûr que cette appellation ait correspondu à une réalité aussi clairement
formulée.
Relevant que ces massacres étaient organisés par des groupes paragouvernementaux, que ces clignotants étaient sous les yeux des responsables
français, il s’est demandé si ces derniers ne les voyaient pas parce qu’ils
étaient aveugles ou parce qu’ils ne voulaient pas les voir.
Il a ajouté qu’une Italienne était morte pour l’avoir dit, qu’elle
s’appelait Antonia Locatelli, et qu’elle était non pas une religieuse mais une
laïque qui vivait au Rwanda depuis dix-huit ans, et qui connaissait très bien
les habitants de sa commune du Bugesera. Présente pendant les massacres,
elle a parlé en direct sur RFI. Elle a dit: “Je sais que les gens qui sont venus
commettre ces meurtres sont venus de l’extérieur. Ils ont été amenés par des
véhicules des services gouvernementaux. Contrairement à ce que l’on dit, ce
n’est pas une colère populaire qui s’exercerait contre les Tutsis, c’est un
mouvement délibéré du gouvernement pour commettre des meurtres de type
politique.” Ayant osé parler en direct sur RFI, elle a été assassinée le
lendemain par les mêmes tueurs.
M. Gérard Prunier a souligné que, pendant ce temps, non seulement
la France ne voyait rien, mais qu’au contraire, elle était en train de collaborer
militairement. Rappelant que M. Léotard avait dit devant la mission
d’information qu’il existait, dans le cadre des DAMI, une coopération de
l’armée française avec l’armée rwandaise et l’avait présentée comme très
neutre, comme celle que la France menait sur la base des nombreux autres
accords de coopération avec d’autres pays africains, il a ajouté que tout le
problème était justement qu’il ne s’agissait pas de l’un de ces autres pays
africains et que, loin d’avoir l’action bénigne que M. Léotard ou d’autres
responsables semblaient vouloir suggérer, les DAMI avaient entraîné les
recrues des FAR dont l’effectif passait de 5.200 hommes au début de la
guerre à près de 50.000 à la fin. Soulignant que ce décuplement en trois ans
signifiait que l’armée rwandaise avait recruté toutes sortes de gens, y compris

des miliciens interahamwe qui ont ensuite commis le génocide, il en a déduit
que ceux-là aussi avaient été largement entraînés par l’armée française.
Il a néanmoins tenu à indiquer que s’il ne s’agissait pas de dire,
comme on a pu le lire, que la France avait préparé le génocide et
délibérément formé les miliciens pour leur permettre de tuer les Tutsis, en
revanche elle avait effectivement entraîné des miliciens qui ont participé au
génocide sans avoir pris conscience, bêtise ou naïveté, de ce que représentait
son action.
Il a ajouté que les forces françaises étaient aussi plus nombreuses
que ce qui avait été dit. Il a expliqué qu’en effet, certains officiers, soucieux
d’une excellente collaboration avec les Forces armées rwandaises, jouaient
sur le rythme des rotations pour maintenir jusqu’à mille hommes sur place, à
certaines périodes, en 1992 et 1993, alors que le chiffre maximum officiel
n’avait jamais dépassé six cents et était très souvent descendu à quatre cent
cinquante. Il a indiqué qu’il avait entendu, à l’époque, un colonel de l’armée
française s’en vanter devant lui.
Il a souligné que, dans leur action quotidienne, ces soldats français
n’étaient pas dans une position neutre mais qu’ils procédaient, par exemple, à
des contrôles d’identité à des barrages routiers et demandaient, de manière
assez brusque : “Tutsi ou Hutu ?”. Ayant recueilli les témoignages de
personnes qui avaient subi ces contrôles, il a ajouté que ceux-ci n’étaient pas
brutaux, que les gens n’étaient pas battus, mais que la question était crue,
équivalente, selon lui, à “ Juif ou Aryen ” et précisé que quand certains Tutsis
éduqués demandaient aux soldats français pourquoi ils leur posaient cette
question, on leur répondait que c’était : “Pour savoir qui était l’ennemi”. Il a
alors souligné la gravité des conséquences de la politique de coopération
ainsi menée.
Il a estimé en effet que cette attitude signifiait aux yeux des
autorités rwandaises que la France était là pour les soutenir, non seulement
devant une menace extérieure, mais également devant ce qu’elles concevaient
comme une menace intérieure, dirigée contre le système d’apartheid qu’elles
avaient instauré, c’est-à-dire la caste, l’ordre des Tutsis puisque les soldats
français eux-mêmes, sans honte, sans être gênés, posaient la question de
l’appartenance à cette caste à ceux qu’ils contrôlaient à des barrages routiers.
Il a ajouté qu’il y avait aussi eu, de la part la France, une
participation, qu’il a qualifiée de secondaire, aux combats. Convenant que les
militaires français n’avaient pas été engagés dans des combats terrestres, il a
témoigné qu’il y avait l’artillerie commandée par un officier français lorsqu’il
avait visité les zones tenues par le FPR dans la région de Byumba, en juin

1992. Il a précisé qu’en écoutant, avec le FPR, sur la fréquence radio des
Forces armées rwandaises les ordres donnés par l’officier commandant la
batterie d’artillerie, il lui avait été facile de comprendre que le français parlé
par cet officier était du français tel qu’on le parle en France. Il ne pouvait
donc s’agir que d’un officier français. Ajoutant qu’il obéissait sans doute à
des ordres, il a estimé qu’en commandant des feux d’artillerie, il prenait part
à la guerre.
Il a conclu que, là aussi, l’essentiel était bien la nature du message
qui était adressé aux autorités rwandaises, à savoir que la France était
derrière elles, quoi qu’elles fassent. Il a fait remarquer que les “ petits
massacres ” qui se sont déroulés dans le courant des années 1990, 1991 et
1992, et qui ont repris en janvier 1993, entraînant l’offensive du FPR, n’ont
rien changé au dispositif français, qui est resté aussi ferme et solide sans que
la philosophie politique du régime rwandais soit mise en cause. Il a illustré ce
dernier point, a contrario, par l’attitude de la France vis-à-vis des
négociations qui se déroulaient alors à Arusha. Il a indiqué que, alors que le
leitmotiv qu’il avait entendu en visionnant l’enregistrement vidéo des
témoignages devant la mission d’information, tous partis politiques
confondus, était que le soutien de la France au gouvernement rwandais était
soumis à une condition de démocratisation, dans la réalité, on avait assisté
durant ces quatre années au blocage constant du président Habyarimana à
l’égard de toute ouverture démocratique, face à des pressions constantes qui
venaient, non pas des Français mais, à l’intérieur de son propre pays, des
Hutus qui lui étaient opposés, et à l’extérieur, des réfugiés tutsis en armes.
Il a estimé que les négociations d’Arusha étaient le lieu géométrique
de ces contradictions et souligné que, alors même que les responsables
français disaient aujourd’hui que la France avait joué un rôle majeur dans leur
déroulement, elles avaient traîné en longueur, et que la représentation
diplomatique de la France y avait été assurée non pas par l’ambassadeur de
France en Tanzanie mais par le premier secrétaire de l’ambassade, JeanChristophe Belliard, qui avait souvent eu beaucoup de mal à obtenir des
instructions claires sur la nature de sa mission, et n’avait certainement pas un
grand pouvoir de décision.
Citant les propos de M. Védrine qui, lors de son témoignage, avait
fait état d’une exaspération des extrémistes contre les pressions de la France,
il a ajouté que lui-même n’avait jamais senti cette exaspération quand il était
à Kigali, mais, qu’au contraire, on avait vu dans le journal Kangura, publié
par la fraction la plus extrémiste du régime, un portrait de François
Mitterrand, avec une légende dont il a dit qu’elle lui avait fait énormément de
mal : “Un véritable ami du Rwanda”.

Il a estimé que ce dont on pouvait accuser la France dans l’affaire
rwandaise ne constituait pas un crime, mais une faute. Ajoutant que la France
n’avait certainement pas voulu le génocide, il a relevé en revanche que le
message constant qu’elle avait envoyé aux autorités rwandaises en ignorant
les “ petits massacres ” dont le nombre ne cessait d’augmenter, en
entretenant une coopération militaire de nature particulière, en manifestant
peu d’enthousiasme pour les négociations d’Arusha, était un message de
blanc-seing, dont elle ne se rendait pas compte des conséquences.
Il a jugé que le plus effrayant était que les pouvoirs publics français
ne se sont pas rendus compte de la nature de la structure de pouvoir qu’ils
soutenaient et en même temps créé largement les conditions de sa
constitution.
Il a ajouté que, pour lui, il s’agissait de l’échec final d’une certaine
conception de la politique africaine, paternaliste, clanique, manipulatrice,
telle qu’elle avait été fondée par Jacques Foccart, en accord avec la
conception du général de Gaulle.
Sur ce point, il s’est déclaré effaré par le témoignage de M. Juppé
devant la mission. Rappelant que celui-ci avait repoussé l’accusation selon
laquelle le gouvernement français avait hésité devant la qualification de
génocide en soulignant qu’il avait employé le terme dès le 15 mai, il a affirmé
qu’en tant que chercheur connaissant bien la région, il lui avait fallu environ
trois jours pour comprendre ce qui était en train de se dérouler et que le
10 ou le 11 avril, il avait compris que tous les obstacles venaient de sauter et
que, cette fois, la solution finale était tentée, et que pour cela, il n’avait ni
disposé ni eu besoin des synthèses de la DGSE ou des rapports des
ambassadeurs.
Il a précisé que, pendant ce délai de cinq semaines, entre le début du
génocide et le 15 mai, au moins six cents mille personnes étaient mortes.
Précisant que le 27 avril, MM. Balladur et Juppé avaient reçu ex officio,
M. Jean-Bosco Barayagwiza et M. Jérôme Bica mumpaka, deux grands
coupables de génocide, dans leurs bureaux, à Paris, il a ajouté que si l’on ne
s’était pas rendu compte de la nature des crimes en train de se commettre,
alors qu’on recevait des génocidaires, c’est qu’il existait un problème de
perception au sein du gouvernement français.
Il a ensuite estimé que c’est pour ces raisons qu’on avait fait un
mauvais procès à l’opération Turquoise et qu’après de tels antécédents, il
était évident que les bonnes intentions de cette opération Turquoise seraient
automatiquement l’objet de suspicion. Il a déclaré que, personnellement, il ne
pensait pas du tout que Turquoise avait été une mystérieuse opération

secrète destinée à exfiltrer les criminels hutus et que ceux-ci étaient
parfaitement capables de s’enfuir seuls sans l’aide de la France. Il a ajouté
qu’on ne voit pas quel aurait été l’intérêt d’envoyer deux mille hommes et
une telle logistique pour sortir de leur propre pays une centaine d’assassins
qui pouvaient s’enfuir sans aide.
Il a caractérisé l’opération Turquoise plutôt comme une opération
de relations publiques devant les pressions de l’opinion et de la presse. Il a
estimé cependant que même dans ce cadre, c’était trop peu et trop tard, dans
la mesure où toutes les accusations portées contre la France ne tenaient pas r
Turquoise mais r tout ce qui s’était passé avant, et que c’est ce passé qui
rendait automatiquement suspect un retour de l’armée française, en plein
génocide, sur les lieux où son assistance avait, c’est le moins qu’on puisse
dire, produit des effets qu’elle ne souhaitait pas.
Il a ajouté cependant que cette opération n’avait pas été aussi
dépourvue d’ambiguïté qu’elle avait été présentée, notamment dans les
témoignages de M. Balladur et de M. Juppé. Rappelant que M. Juppé avait
fait allusion à la visite d’une délégation du FPR conduite par M. Bihozagara,
il a précisé qu’il avait été extrêmement difficile d’obtenir qu’elle soit reçue.
En fait, contrairement à ce qui avait été dit, il n’y avait pas de contact entre
le gouvernement français et le FPR. Il a ajouté qu’en revanche lui-même était
en contact avec le FPR. C’était d’ailleurs assez difficile, car le FPR n’avait
qu’une seule ligne de téléphone, à Bruxelles, et ces jours-là, il fallait appeler
sans cesse pendant longtemps avant de réussir à trouver un créneau pendant
lequel la ligne n’était pas occupée. Il a ajouté que, lorsque, avant Turquoise,
on avait invité une délégation du FPR à Paris, on lui avait alors proposé
comme interlocuteur Mme Michaux-Chevry, ministre délégué à la
francophonie, qui, eu égard aux circonstances de l’époque, n’apparaissait
certes pas comme une personnalité politique capable de jouer un rôle
déterminant dans la prise de décision à l’égard du Rwanda. Il se rappelait très
bien que Jacques Bihozagara lui avait alors dit au téléphone qu’on se
moquait de lui et qu’il n’irait pas à Paris. Il a ajouté que lors de sa visite, on
lui avait d’abord proposé de rencontrer Mme Boisvineau, sous-directrice de
l’Afrique de l’est à la Direction des Affaires africaines et malgaches, c’est-àdire un interlocuteur qui n’était pas en situation de prendre des décisions
politiques, et que ce n’est qu’à la suite de tractations au sein de l’exécutif
français que M. Juppé avait accepté de rencontrer la délégation du FPR.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Gérard Prunier si, selon
lui, la France était trop intervenue, pas assez intervenue, mal intervenue ou
les trois à la fois, et ce qu’il aurait fallu faire. Aurait-il mieux valu ne pas être
présent au Rwanda comme cela a été le cas, comme pour beaucoup d’autres

pays, au Burundi, où il y a eu des centaines de milliers de morts et où on n’a
jamais reproché son absence à la France.
Relevant ensuite que M. Gérard Prunier avait critiqué la
participation insuffisante de la France à la négociation des accords d’Arusha,
il a rappelé que le FPR l’avait pourtant remerciée et félicitée pour la
contribution qu’elle avait apportée à leur conclusion. Il a alors souhaité
savoir si M. Gérard Prunier estimait que lorsque le président Habyarimana
avait consenti à signer ces accords, il accomplissait un geste authentique,
signe d’un tournant politique, début d’une démocratisation, ou s’il se livrait à
une manœ uvre tactique destinée à gagner du temps, autrement dit s’il avait
joué double jeu en permanence. Il a posé la même question pour le FPR.
Relevant qu’à propos des massacres qui ont eu lieu une année après
le génocide, en 1995, M. Gérard Prunier avait écrit dans l’ouvrage qu’il avait
consacré à la crise rwandaise : “Les massacres du FPR sont moins ambitieux
et apparemment beaucoup plus tactiques que ceux des responsables hutus du
génocide”, il s’est interrogé sur ce qu’il entendait par “manque d’ambition”
et “caractère tactique” d’un massacre.
Enfin, citant le jugement sévère que M. Gérard Prunier portait dans
cet ouvrage sur le déroulement de l’opération Amaryllis : “Le personnel
rwandais de l’ambassade, principalement tutsi, est abandonné de sang-froid à
une mort certaine. Le Pr Guichaoua réussit à détourner l’attention des
officiers français et à faire monter en cachette à bord d’un avion en partance
pour Paris les cinq enfants du premier ministre assassiné, Agathe
Uwilingiyimana ” , il lui a demandé s’il avait eu des renseignements précis à
ce propos, s’il avait personnellement rencontré Venuste Raymaé qui a
témoigné du refus d’évacuer les Tutsis employés à l’ambassade et si celui-ci
lui avait confirmé ces conditions de l’évasion des cinq enfants. Il a indiqué à
ce sujet que la mission avait entendu d’autres témoignages, notamment
d’officiers français, qui n’allaient pas dans ce sens.
M. Gérard Prunier a d’abord estimé qu’on ne pouvait pas dire que
la France était trop ou n’était pas assez intervenue, mais qu’elle était mal
intervenue. Considérant que, dans la mesure où elle s’engageait dans la
région, elle se créait vis-à-vis d’elle-même un certain nombre de contraintes,
et notamment une contrainte de performance, il a jugé que la France était mal
intervenue, parce qu’elle n’avait pas fait assez de chantage sur le Président
Habyarimana, parce qu’elle avait trop accepté la version rwandaise des faits,
voire parce qu’elle n’avait pas été pour ainsi dire assez impérialiste. La
France offrait quelque chose de très important au régime, sa sanctuarisation.
Elle assurait la sanctuarisation militaire d’un régime dictatorial et d’une
dictature raciste. Relevant qu’il s’agissait d’un comportement exceptionnel

de la part d’un pays démocratique, il a ajouté qu’une telle exception aurait dû
se faire payer et qu’on n’avait pas exigé de contrepartie suffisante alors que
c’était le seul moyen d’éviter la catastrophe. Il a précisé que le président
Habyarimana n’était en aucun cas un homme obtus, mais au contraire un
assez bon politique, un homme de realpolitik, qu’il était sensible à quelques
méchancetés gentiment dites, que des pressions pouvaient être exercées, et
que la France avait disposé de leviers dont elle n’avait pas joué à plein. Il a
ajouté que si elle ne l’avait pas fait, c’est que, dans l’esprit des responsables
de cette politique, il y avait un certain accord avec la position rwandaise,
notamment sur le caractère exogène de la menace qui pesait sur le
gouvernement rwandais. Pour la France, derrière le FPR, il y avait le diable
anglo-saxon.
Sur ce point, il a souligné que c’était un hasard que le FPR soit venu
d’Ouganda et que ce hasard tenait à la politique ougandaise. La communauté
tutsie en exil en Ouganda, en participant à la guerre civile ougandaise, avait
pu recevoir des uniformes, des armes et une formation militaire, ce qui n’était
le cas ni au Zaïre ni au Burundi. Il a estimé qu’il était faux de dire, comme
M. Jean-Christophe Mitterrand ou M. Védrine, que la communauté tutsie
d’Ouganda était la plus importante de la diaspora puisque c’est au Burundi
qu’on trouvait le plus grand nombre de Tutsis en exil. Il a ajouté que les
Tutsis rwandais n’ayant pas eu accès à une formation militaire, ils n’ont pas
pu prendre les armes et que sont tout simplement revenus les armes à la main
ceux qui avaient des armes dans les mains, à savoir les Tutsis d’Ouganda. Il a
fait remarquer qu’il avait toujours pensé que si le FPR avait été formé par
des exilés tutsis du Burundi ou du Zaïre et si ses cadres avaient été
parfaitement francophones, l’attitude de la France aurait été beaucoup plus
nuancée. Il a ajouté que si la France n’avait pas exercé de chantage à l’égard
du président Habyarimana, c’est parce que les responsables français
partageaient le sentiment profond que la menace qui pesait sur son régime
avait un caractère exogène et non endogène.
Il a conclu sur ce point que l’intervention française avait plutôt été
mal conduite. La France n’a pas su moduler son aide, elle ne connaissait pas
le terrain. Elle a fait des erreurs. Elle s’est aventurée dans un pays où elle ne
maîtrisait pas la situation.
S’agissant des félicitations du FPR pour le rôle de la France dans les
négociations d’Arusha, il les a qualifiées de politesse diplomatique, et a fait
observer que le FPR n’avait aucune raison de s’y refuser.
À propos de l’éventuel double jeu du président Habyarimana,
M. Gérard Prunier a déclaré qu’à son sens, celui-ci ne jouait pas un double
jeu mais au moins un quintuple jeu. Il a estimé que son attitude était

effroyablement compliquée. Il cherchait à garder le pouvoir. Il avait contre
lui à la fois son opposition hutue et le FPR venant de l’étranger. Il essayait de
séduire une partie des membres de l’opposition hutue en leur disant que, en
tant que hutus, ils devaient être avec lui contre les ennemis tutsis. Il devait
aussi composer avec un certain nombre de pressions venant du Zaïre, d’un
côté, de l’Ouganda, de l’autre. En même temps, il cherchait à éviter la
montée en puissance de ses propres extrémistes à l’intérieur de son régime.
Sur ce point, M. Gérard Prunier a précisé qu’il demeurait convaincu que ce
sont ces extrémistes qui l’ont assassiné, le 7 avril 1994, tout en ajoutant qu’il
disposait d’éléments qu’il ne pouvait malheureusement pas communiquer à la
mission d’information pour des raisons de sécurité personnelle.
Le Président Paul Quilès a alors relevé que, sur ce sujet,
M. Gérard Prunier était le premier à affirmer qu’il avait des convictions alors
que tous ceux que la mission avait entendus n’avaient formulé que des
hypothèses. Il lui a fait observer que, s’il ne pouvait pas donner les éléments
sur lesquels il fondait sa certitude, ses propos n’auraient aucune valeur.
M. Gérard Prunier a convenu, en effet, qu’ils n’avaient aucune
valeur, qu’il ne fallait pas que la mission en tienne compte et que c’était
effectivement dommage.
Il a ajouté qu’il était parfaitement conscient de l’importance du rôle
de cet attentat dans la déclenchement du génocide, et que s’il lui était
possible de faite état d’éléments précis à ce sujet, il le ferait.
Reprenant son analyse, il a exposé que le Président Habyarimana
était un semi-extrémiste qui, au fur et à mesure qu’il percevait que la
situation se dégradait, revenait vers le centre tandis que de manière
symétrique, l’aile extrémiste du MRND, l’ancien parti unique qui demeurait
le parti dominant, ne cessait de se renforcer. Il a ajouté qu’on ne pouvait pas
comprendre la position du président Habyarimana si on ne le voyait pas
menacé de plusieurs côtés à la fois. Dans la situation inconfortable et fragile
où il se trouvait, il ne pouvait, pour garder le pouvoir, que mener un jeu
multiple basé sur la duplicité.
Il a précisé que la conclusion et l’application des accords d’Arusha
représentaient avant tout, pour le président Habyarimana un enjeu tactique. Il
se préoccupait d’abord des réactions de l’opposition hutue du sud, des
extrémistes de la CDR, des Interharamwes ou du FPR. De ce fait, il n’a pas
signé tant qu’il a eu l’impression qu’il valait mieux ne pas signer, il a signé
quand il a pensé que c’était la meilleure tactique et après avoir signé les
accords, il ne les a pas appliqués car il avait peur des conséquences de leur
mise en œ uvre. Il a fait observer que, alors que ces accords avaient été signés

le 3 août 1993, le 6 avril 1994, jour de l’assassinat du président
Habyarimana, ils n’avaient toujours pas reçu le plus petit début d’application.
M. Gérard Prunier a estimé que le président Habyarimana ne savait
sans doute pas lui-même où cette tactique menait et qu’en fait, il ne s’agissait
que de durer. Il a précisé que la situation était devenue extrêmement tendue,
qu’à Kigali où il se trouvait lui-même alors, la montée de la tension était
physiquement palpable. A 20 heures, il n’y avait plus personne dans les rues.
A l’appui de cette considération, il a cité un souvenir personnel. Rentrant un
soir chez lui avec un ami, après avoir traversé douze barrages de soldats sur
une distance d’environ deux kilomètres, il avait finalement décidé d’aller
passer la nuit dans un hôtel hutu d’opposition car son ami craignait de ne pas
survivre au prochain barrage. Il a ajouté que dans cet hôtel, ils avaient
constaté qu’ils étaient une vingtaine dans la même situation. Il a conclu que,
dans un tel contexte, le président Habyarimana ne pouvait pas agir autrement
qu’au jour le jour.
M. Bernard Cazeneuve a d’abord relevé que la démonstration de
M. Gérard Prunier sur la posture politique du président Habyarimana mettait
en évidence le fait que celui-ci avait été confronté à de multiples oppositions,
celle du FPR se doublant d’une opposition au sein même de son
gouvernement, opposition qui s’était radicalisée à mesure que le temps
passait, que les accords d’Arusha se négociaient, que la date de leur
application approchait. C’est cette opposition, à laquelle M. Gérard Prunier
attribuait la responsabilité de l’assassinat du Président Habyrimana, qui avait
été la plus redoutable, la plus extrémiste et à l’origine de la conception et de
la mise en œ uvre du génocide.
Il a alors fait remarquer que le fait que le président Habyarimana ait
été confronté à toutes ces oppositions pouvait justifier la thèse développée
par un certain nombre d’acteurs politiques ou diplomatiques français, selon
laquelle il occupait une position centrale, voire centriste, dans le système
politique rwandais et qu’il était donc en mesure de forger autour de sa
personne un certain consensus.
Il a observé qu’on pouvait aussi considérer que le président
Habyarimana était le centre de contradictions à ce point fortes qu’il était
incapable de susciter le moindre mouvement et que toute la stratégie
élaborée par la France était nécessairement vouée à l’échec. Il a alors
demandé à M. Gérard Prunier si l’erreur avait été plutôt d’avoir considéré
que le président Habyarimana était en position centrale ou centriste ou
d’avoir sous-estimé le fait qu’il était nécessairement condamné à
l’immobilisme.

M. Gérard Prunier a répondu que la position politique du
président Habyarimana n’avait pas été la même durant toute la durée du
conflit, qu’au départ, il n’était certainement pas dans une position centriste
mais qu’il s’était retrouvé dans cette situation au fur et à mesure que les
oppositions, contradictoires en elles-mêmes, se développaient autour de lui.
M. Bernard Cazeneuve s’est alors demandé si ces oppositions
contradictoires qui s’étaient cristallisées autour de lui et auxquelles il s’était
trouvé confronté étaient dues à son absence d’habileté à les résoudre ou à la
pression que la France avait exercée sur lui pour que son régime évolue. Il a
ajouté que, dans cette dernière hypothèse, on ne pouvait reprocher à la
France de n’avoir pas fait suffisamment pression sur lui.
M. Gérard Prunier a répondu d’abord que la difficulté était que le
président Habyarimana ne pouvait pas payer le prix que la France aurait pu
demander, à savoir l’abandon du pouvoir. Pour lui, il n’en était évidemment
pas question.
Il a ajouté que, s’il s’était retrouvé dans cette situation, ce n’était ni
parce qu’il était incapable de la gérer ni à cause des pressions de la France
mais à cause de l’évolution de la société rwandaise elle-même, qui était en
plein mouvement de transformation et ce, bien avant le sommet de La Baule,
contrairement à ce qu’avait dit M. Jean-Christophe Mitterrand lors de son
audition.
Sur ce point, il a fait observer que, très souvent, le problème des
étrangers en Afrique, -et c’était à nouveau le problème des Américains dans
la région-, était de ne pas faire suffisamment confiance à la dynamique
interne des sociétés et de penser que si on ne s’en mêle pas, rien ne changera.
Or, a-t-il précisé, cette dynamique, on peut la négliger, on peut
l’accompagner, mais on ne peut pas la nier. Elle se produit de toute manière,
contre l’intervenant extérieur, en dépit de lui ou indépendamment de son
action. Il a ajouté que, de ce point de vue, il ne considérait pas que l’action
de la France ait été déterminante dans ce qu’on pourrait appeler le glissement
centriste du président Habyarimana mais que celui-ci y avait été forcé par le
déroulement des événements qui ne correspondait d’ailleurs pas du tout à ce
que lui-même aurait souhaité. Il a ajouté que le président était constamment
en position défensive et qu’à partir de 1992, il glissait, glissait sans arrêt et
que c’est pour demander qu’on le soutienne quoi qu’il arrive qu’il excipait de
sa qualité de modéré comparativement à certains autres. Il a précisé
cependant que pendant l’extraordinaire procrastination qui va du 3 août 1993
jusqu’à l’explosion du génocide, on sentait la montée de la pression et estimé
que, eu égard au fait que, selon l’expression consacrée, on peut tout faire

avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus, il lui était devenu impossible de
rester dans cette situation.
M. Bernard Cazeneuve a alors considéré que, au point où elle en
était de ses investigations, la mission d’information avait le sentiment que le
processus de libéralisation du régime procédait bien d’une dynamique propre
à la société rwandaise, née bien avant 1990, avec notamment le mouvement
de libéralisation de la presse et le développement de l’idée que le
pluripartisme pourrait s’imposer un jour.
Il a cependant remarqué que si, avant 1990, on était dans une
situation où la dynamique propre de la société rwandaise tendait au
pluripartisme et à la démocratisation, à partir de 1990, en revanche, on
assistait à une crispation. Il s’est alors étonné que ce soit justement au
moment où le FPR attaquait, où les haines augmentaient, où les tensions
s’accroissaient, où la haine raciale et les extrémismes s’exacerbaient, bref, où
la dynamique était cassée, que le président ait pris une position centriste. Il
en a conclu que ce n’était pas la dynamique propre à la société rwandaise qui
le lui avait imposé, mais des pressions venant d’ailleurs.
Il a ajouté que les dépêches diplomatiques que M. Gérard Prunier
avait regretté de ne pas avoir eu en sa possession montraient que la France
n’avait cessé de faire des pressions, peut-être maladroites, entre 1990 et
1994, notamment sur le thème des droits de l’homme.
M. Gérard Prunier a répondu que c’était là toute la différence
entre les notes officielles et le sentiment brut sur le terrain. Ajoutant que ces
pressions existaient peut-être sous la forme de notes, mais qu’il y avait une
sous-conversation qui exprimait exactement le contraire, il a jugé qu’il s’était
ainsi creusé un écart considérable entre la position officielle de la France et la
perception par la population rwandaise de la présence française aux côtés du
régime.
Il a précisé que les extrémistes hutus avaient toujours eu
l’impression que la France était derrière eux et a mentionné à ce propos
l’accueil extraordinaire fait à l’arrivée de l’opération Turquoise par les
responsables du génocide qui applaudissaient et déployaient de gigantesques
drapeaux français -dont il s’est demandé où ils avaient trouvé le tissu- parce
qu’ils croyaient que l’armée française était venue les aider.
Il a ajouté que, même si ce n’était pas du tout le message que la
France voulait adresser aux Rwandais, c’est ainsi qu’il avait été reçu, a la fois
par les extrémistes mais aussi par les Hutus libéraux ou par les Tutsis qui
avaient l’impression que la France était leur ennemi. Ajoutant que les gens

n’agissaient pas en fonction des intentions profondes que l’on peut avoir
mais de la perception qu’ils en ont, il a estimé que, même si cette perception
était fausse, elle avait suffit pour contribuer au déroulement des événements.
M. Bernard Cazeneuve a précisé qu’il comprenait parfaitement la
démonstration de M. Gérard Prunier selon laquelle une dynamique propre à
la société rwandaise aurait obligé le président à changer de posture. Il a
cependant observé que, chronologiquement, ce dernier avait adopté une
position modérée non pas avant 1990 lorsque la dynamique politique du
Rwanda poussait à la démocratisation, mais après, lorsque la situation était
devenue inextricable pour lui. Il a demandé comment on pouvait considérer,
dans ces conditions, que c’étaient les forces politiques rwandaises qui lui
imposaient alors cette posture politique.
M. Gérard Prunier a attiré l’attention de la mission d’information
sur le fait que les forces politiques rwandaises qui s’étaient constituées au
moment où le président Habyarimana a changé d’attitude, en 1993, n’étaient
pas celles qui existaient avant la guerre. Il a précisé que la tension n’avait pas
commencé en 1990, mais à la fin des années 80, avec l’effondrement des
cours du café, la disparition de l’étain, l’ajustement structurel et la diminution
du volume de l’aide internationale et qu’à cette époque, un certain nombre de
Hutus voyant en quelque sorte leur gâteau rétrécir, avaient commencé à
s’entre-tuer. A ce propos, il a observé que l’expression qui qualifiait le
Rwanda de “Suisse de l’Afrique” avait toujours beaucoup fait sourire les
gens qui connaissaient le pays et que dans cette Suisse se trouvaient des
caves où l’on a assassiné tous les ministres hutus du précédent régime. Il a
précisé que les tensions ne concernaient alors qu’un certain nombre de
Hutus. On ne pouvait pas considérer que les Hutus étaient au pouvoir
comme l’exprimait l’idéologie de propagande, le rubanda nyamwinshi. En
fait, il s’agissait de luttes au sein de ce que l’on appelait l’Akazu, c’est-à-dire
la petite maison, la cour du pouvoir rwandais. Il a ajouté que cette tension
s’était manifestée, par exemple, par l’assassinat du colonel Mayuya, qui était
très proche du président Habyarimana. Il a estimé que l’offensive des Tutsis
avait alors simplement fait monter la température d’un chaudron qui cuisait
déjà à gros bouillons.
Il a fait observer qu’ainsi, en 1993, si le président Habyarimana
s’était retrouvé en position centriste, ce n’est pas du tout parce qu’il était
centriste, mais parce qu’il avait trouvé plus extrémiste que lui et qu’il
commençait à avoir peur de la manière dont il était contourné.
Il a ajouté, qu’à son avis, pour ces extrémistes qui débordaient le
Président Habyarimana, le pouvoir devait passer par son élimination.

M. Gérard Prunier a souhaité alors répondre à l’argument selon
lequel les extrémistes hutus n’avaient pas pu abattre l’avion présidentiel
puisque deux des leurs s’y trouvaient, le colonel Elie Sagatwa et le général
Déogratias Nsabimana, chef d’état-major de l’armée rwandaise.

Evoquant d’abord le cas du général Nsabimana, M. Gérard Prunier
l’a présenté comme un opposant qui, au printemps 1994, avait donné
d’importantes informations sur la préparation du génocide à son cousin, Jean
Birara, à l’époque directeur de la banque centrale du Rwanda. Celui-ci les
avait ensuite portées à la connaissance des Belges - c’est le fameux épisode
qui a été retracé par la commission d’enquête du Sénat belge - mais les
Belges avaient refusé de le croire ou lui ont manifesté un intérêt poli sans
donner suite à ses avertissements. N’ayant pas de contact à l’extérieur du
pays, le général Nsabimana avait communiqué à son cousin une première liste
de plus de mille personnes destinées à être assassinées, dont il avait eu
connaissance en raison de ses relations avec les extrémistes appartenant aux
services secrets. Il lui avait demandé, puisqu’il allait souvent en Europe,
d’expliquer aux Blancs la gravité de la situation. Au regard de l’étendue du
génocide, le nombre des victimes ainsi désignées pouvait paraître faible mais
il s'agissait des hommes politiques, des journalistes, des hommes d’affaires
qui appartenaient à l’opposition hutue ou à l’élite tutsie et dont la plupart ont
été tués les 7, 8, 9 et 10 avril. Expliquant que le général Nsabimana n’était
pas du tout d’accord avec les projets de génocide et que les extrémistes le
savaient parfaitement, il a conclu qu’il n’y avait à leurs yeux aucun problème
à ce qu’il disparaisse avec le président.
Quant à Elie Sagatwa, il l’a décrit comme un vrai extrémiste, un
homme calculateur qui avait choisi le camp d’Habyarimana contre la montée
de la CDR et des Interahamwe. Il s’opposait ainsi au clan de Madame, c’està-dire Agathe Kansinga, dont il a souligné qu’elle avait eu les honneurs d’une
réception quasiment officielle lors de son arrivée à Paris, et ses frères, clan
dont il a estimé qu’il avait véritablement été au cœ ur de l’organisation du
génocide. Il a précisé qu’il n’était plus là question de Tutsis, mais
uniquement de Hutus et que c’étaient des luttes de pouvoir à l’intérieur
même de l’Akazu.
A propos des tensions qui avaient pu se créer entre Hutus,
M. Gérard Prunier a cité les propos d’un homme à la mémoire duquel il a
voulu rendre hommage, son ami Seth Sendashonga, assassiné quelques
semaines plus tôt, à Nairobi, très probablement à l’instigation du nouveau
gouvernement rwandais et qui était l’un de ces Hutus libéraux éternelles
victimes, c’est-à-dire victimes du régime Habyarimana puis victimes du

régime actuel. Seth Sendashonga lui disait : “Si les Tutsis n’avaient pas
attaqué le Rwanda, il y aurait eu une guerre civile entre nous, entre Hutus”.
M. Gérard Prunier a ajouté qu’il pensait que son ami avait parfaitement
raison et que c’était le genre de considération qui passait complètement pardessus la tête des responsables français.
Il a ensuite exposé que les luttes de pouvoir au sein de l’Akazu
amenaient un certain nombre de gens à changer de côté et, qu’ainsi, le
colonel Sagatwa avait décidé de devenir l’umugaragu c’est-à-dire le “client”,
au sens romain, du président. Il a précisé qu’en fait le président n’était qu’un
immigré, un grand type costaud qui avait fait son chemin dans l’armée et
dont tout le monde savait qu’il n’était même pas rwandais d’origine mais
zaïrois. Il a ajouté qu’en épousant Agathe, issue d’une grande famille hutue
du nord, il avait fait un mariage très au-dessus de sa situation et qu’en fait,
c’est elle et ses frères qui étaient le cœ ur du système tandis que le président
n’en était que la périphérie. Il a souligné que le président avait toujours perdu
ses “clients”, que, lorsque des hommes se rangeaient à ses côtés, ils
mouraient et que tel avait été le cas du colonel Mayuya, assassiné en 1988.
M. Gérard Prunier a alors fait valoir que le colonel Sagatwa avait
pensé qu’il était possible de jouer ce rôle auprès du président, qu’il avait
parié sur le succès des accords d’Arusha, sur le fait que le président irait
jusqu’au bout. Le colonel Sagatwa avait donc considéré qu’il lui serait
profitable de se mettre du côté du président, en abandonnant son camp
précédent, c’est-à-dire, celui de Madame. Il était évident qu’à partir de ce
moment-là, ses anciens amis avaient jugé que ce changement de tactique
faisait de lui un homme marqué. Le fait qu’il ait été dans l’avion ne
garantissait donc absolument plus, du point de vue d’une certaine frange
politique de l’Akazu, la sécurité du président. Ce n’était certainement pas lui
qu’on allait épargner.
M. Bernard Cazeneuve a alors demandé à M. Gérard Prunier si,
comme cela avait été dit à plusieurs reprises à la mission d’information, le
colonel Sagatwa était le frère de Madame.
M. Gérard Prunier a répondu que ce n’était absolument pas le cas
et rappelé que le terme de “frère” est utilisé de manière très lâche dans la
culture africaine. Il a précisé que, personnellement, il ne pensait pas que le
colonel Sagatwa ait eu le moindre lien familial avec Mme Kansinga et ajouté
qu’il n’y avait pas de doute qu’il soit devenu un homme du président dans le
courant de l’hiver 1993-1994.
Revenant sur l’analyse présentée par M. Gérard Prunier sur
l’attentat, le Président Paul Quilès lui a demandé comment il expliquait que

le FPR n’ait jamais donné de preuves formelles de la responsabilité des
extrémistes hutus.
Précisant que lorsqu’on parlait de preuves, il s’agissait d’éléments
factuels admissibles devant un tribunal comme des documents, des objets,
des témoignages oculaires, M. Gérard Prunier a estimé que le FPR n’en
disposait pas.
Evoquant ensuite ce qu’il avait écrit sur les massacres du FPR, à
savoir qu’ils étaient moins ambitieux et constituaient une tactique, il a précisé
les raisons pour lesquelles il avait employé ces termes. Il ne s’agissait pas en
effet d’une solution finale, les actes de violence du FPR, qui ont commencé
dès la période du génocide, ne visant pas à exterminer la totalité de la
population hutue, ce qui était évidemment une impossibilité physique. Par
ailleurs, contrairement à ce qu’il avait cru lui-même un moment, ces
massacres n’étaient pas de simples dérapages mais relevaient réellement
d’une tactique, d’une politique d’intimidation menée dans l’espoir d’obtenir
la soumission de la population hutue.
Il a fait observer que, aujourd’hui, en 1998, du fait de l’élimination
des Hutus modérés, qui avaient un moment fait partie du gouvernement
d’union nationale, le Rwanda se trouvait dans une situation de coupure
quasiment totale entre les deux communautés. Précisant sa pensée, il a estimé
que le pouvoir était devenu un bunker ethnique tutsi, de même qu’il y avait
eu autrefois un bunker ethnique hutu, et que cela ne signifiait pas plus
qu’autrefois que la totalité de la communauté en question était représentée
par ces instances gouvernementales. Il a ajouté qu’un certain nombre de
Tutsis étaient même épouvantés par la dérive des partisans de ce bunker,
qu’il a qualifiés de “parmetutsi”, par référence au “Parmehutu” qui était le
nom du parti du président Kayibanda.
Il a précisé que la tactique du massacre avait été employée par le
FPR avec une intensité variable. Elle avait été utilisée à plein entre août 1994
et mars 1995. Puis le calme est revenu dans le courant de l’année 1995 ainsi
qu’en 1996, avant que les massacres reprennent avec force depuis avril 1997
avec le retour au Rwanda des réfugiés du Zaïre, certains de ces réfugiés,
coupables d’actes de génocide, renouvelant leurs attaques contre les Tutsis
sans que l’armée et le gouvernement rwandais soient capables de les
contrôler, contrairement à ce qu’ils espéraient.
S’agissant du sort des personnels tutsis de l’ambassade de France au
moment de l’opération Amaryllis, M. Gérard Prunier a indiqué qu’il disposait
de témoignages oculaires et de noms qu’on lui avait demandé de ne pas citer
en public mais qui pouvaient être mis à la disposition de la mission. Il indiqué

que les interventions avaient surtout été demandées par téléphone et qu’au
moment où le génocide avait été déclenché, il y avait eu des coups de
téléphone frénétiques de personnes travaillaient à l’ambassade, mais aussi sur
certains projets de développement français, à l’Alliance française ou au
bureau de la Caisse française de développement.
Bien souvent, en effet, les ONG, les Nations unies, les ambassades
des grands pays occidentaux avaient une majorité de personnels tutsis.
Beaucoup des employés de l’ambassade de France, des organismes français
ou des projets français étaient des Tutsis. Cette situation reflétait simplement
l’écart d’éducation qui remontait à l’époque coloniale. En conséquence de la
politique belge, les Tutsis étaient beaucoup plus éduqués, même après vingtcinq à trente ans de régime à base ethnique hutue.
M. Gérard Prunier a expliqué que ces personnes, sachant qu’elles
allaient mourir, avaient pensé que c’était leur dernière chance et avaient donc
demandé qu’on vienne les chercher. Il a fait valoir que les habitants n’osant
pas sortir de chez eux, il était relativement facile de venir à leur secours. Il a
cité l’exemple d’un capitaine sénégalais de la MINUAR, tué plus tard dans
les combats lors de la prise de Kigali, qui s’était spécialisé dans la recherche
des Tutsis : il allait les chercher chez eux et, en plaisantant avec les miliciens
ivres, il réussissait à leur faire franchir les barrages. Il a alors indiqué que,
malgré ces circonstances, au moment de l’opération Amaryllis, on n’était pas
allé chercher les Tutsis qui demandaient de l’aide. Il a ajouté qu’il connaissait
le cas d’un couple mixte, qui vit aujourd’hui en France, dont on a essayé de
convaincre la femme de ne pas insister pour partir avec son mari, ou encore
que, alors que la plus grande pharmacie de Kigali était tenue par un Tutsi
marié à une Russe, on avait évacué la femme blanche, mais pas le mari et que
l’évacuation des enfants avait donné lieu à une longue et très difficile
négociation sur le tarmac de l’aéroport.
M. Pierre Brana, faisant remarquer qu’il avait été dit à la mission
que toutes les personnes réfugiées à l’ambassade avaient pu être évacuées
mais que les membres du personnel n’avaient pas pu s’y rendre parce qu’ils
étaient chez eux, à l’exception d’une personne d’origine Tutsie, M. Gérard
Prunier a répondu qu’il avait entendu parler de cette personne, mais qu’il ne
la connaissait pas. Il a expliqué, en revanche, qu’il savait que les gens
réfugiés à l’ambassade étaient pour la plupart des dignitaires du régime, un
certain nombre d’entre eux ayant voulu se mettre à l’abri, parce qu’ils
n’étaient pas du tout sûrs, avec juste raison, de l’issue du processus qu’ils
venaient de déclencher. Il a précisé qu’un seul opposant politique avait pu
entrer dans l’ambassade, Joseph Ngarembe, dont la famille vit à Lille et qui
est aujourd’hui employé du tribunal international pour traduire les documents

en kinyarwanda. M. Ngarembe, qui était membre et cadre moyen du partisocial démocrate rwandais dont tous les cadres de niveau supérieur ont été
assassinés, était entré à l’ambassade en raison d’une amitié personnelle et pas
du tout à la suite d’une décision politique.
Il a réaffirmé que les employés de l’ambassade n’avaient pas reçu
d’aide pour une possible évacuation, alors même qu’il aurait suffi de les
emmener non pas en France, mais simplement au Burundi ou en Ouganda
pour les mettre en sécurité.
M. Jacques Myard, demandant à M. Gérard Prunier, où il se
trouvait au moment des faits, celui-ci a répondu qu’il était à Paris et qu’il
tenait à préciser à M. Myard qu’il n’était en aucun cas un témoin oculaire des
événements qu’il exposait.
A propos des évacuations, M. Jacques Myard a précisé que la
centaine d’enfants qui avait été sortie d’un orphelinat par l’armée française
au moment de ces faits n’appartenait, elle, à aucun parti.
M. Gérard Prunier a objecté que, autant il se réjouissait de
l’évacuation de ces orphelins, autant cette opération avait servi de
camouflage pour évacuer un certain nombre de personnes fort peu
recommandables, qui se sont évaporées dès qu’elles ont mis le pied sur le sol
de l’aéroport de Roissy. Il a ajouté qu’il y avait, parmi elles, une quarantaine
de soi-disant infirmiers que l’on n’avait jamais vus auparavant à l’orphelinat
et que l’on n’a jamais plus revus depuis. Il ne s’agissait donc pas d’une
opération de nature entièrement humanitaire.
M. Pierre Brana a rappelé que, dans son ouvrage, M. Gérard
Prunier avait écrit avec précaution : “Le colonel Bagosora, directeur des
services au ministère de la défense, éminence grise du gouvernement
provisoire, semble l’organisateur général de toute l’opération. Il paraît avoir
coordonné la solution finale”. Il lui a demandé s’il pouvait fournir à la
mission d’information des précisions complémentaires à ce sujet.
Exposant ensuite que le Rwanda avait toujours été présenté comme
la clé de voûte de la région et que, de fait, suite aux événements du Rwanda,
se sont produits ceux du Zaïre, il a souhaité connaître son point de vue sur
cette thèse.
Enfin, il s’est interrogé sur le rôle joué par l’OUA, dont il a estimé
qu’il avait été pour le moins d’une extrême discrétion.

M. Gérard Prunier a d’abord répondu que l’OUA n’avait joué
aucun rôle efficace et avait été, comme d’habitude, complètement dépassée
par les événements.
Il a ensuite estimé que le rôle du colonel Bagosora était
effectivement très important, précisant que celui-ci était un grand survivant,
qu’il avait survécu à tous les purges et remaniements ministériels et que son
itinéraire illustrait de manière exemplaire les luttes au sein de l’Akazu.
Il a expliqué que, en 1992, le président Habyarimana avait demandé
au ministre de la défense James Gasana de le débarrasser d’un certain nombre
d’hommes de son entourage, qu’il trouvait peu sûrs, voire dangereux pour
lui, en les marginalisant ou en les éliminant de leur poste et que parmi ceux-ci
figuraient les colonels Rwagafilita, Serubuga, Sagatwa, avant qu’il ne change
de camp, et Bagosora. Il a ajouté que si James Gasana avait réussi pour les
colonels Rwagafilita, Serubuga et Sagatwa, il avait toujours échoué dans le
cas du colonel Bagosora qui représentait l’ultime point de résistance de
Madame et de ses frères. Tant qu’il demeurait secrétaire administratif du
ministère de la défense, eux et leur groupe gardaient, dans ce ministère, un
accès qu’ils estimaient absolument vital, non seulement pour le contrôle de
l’armée, mais aussi parce que l’anse du panier dansait énormément. A ce
propos, il a fait observer que le décuplement, en trois ans, de l’effectif de
l’armée, de 5 200 à 50 000 hommes, en accroissant de façon considérable le
budget de la défense, avait ouvert de façon tout aussi considérable les
possibilités de détournement de fonds, d’abord pour financer les milices
-ainsi les milices comme les Interahamwe ou les Impuzamugambi ont-elles
été financées par de l’argent volé au ministère de la Défense- mais aussi dans
un but d’enrichissement personnel ou politique, l’argent transféré en
Belgique ou au Luxembourg pouvant servir de trésor de guerre pour le futur.
M. Gérard Prunier a ajouté que tel était le cas à l’heure actuelle, et que cette
circonstance expliquait que les frères de Madame étaient toujours actifs. Il a
estimé qu’il ne croyait pas trahir de secret en disant que M. Rwabukumba,
frère de Madame, disposait de la signature sur son compte à Bruxelles,
permettant le fonctionnement de leur groupement politique. Il a ajouté que
c’est ce rôle spécifique d’agent du groupe au sein du ministère de la défense
qui avait rendu Bagosora impossible à écarter pour James Gasana, alors
même qu’il était allé jusqu’à fracturer les tiroirs du bureau de son ministre,
pour y prendre des documents. Il a indiqué, au passage, à quel point cette
anecdote montrait que tout ne baignait pas dans la tendresse et l’amour au
sein du camp des extrémistes.
A propos du rôle du colonel Bagosora lors de l’attentat contre
l’avion du président, M. Gérard Prunier a noté d’abord que celui-ci semblait

pour ainsi dire avoir un peu “ perdu les pédales ” dans la nuit du 7, et que,
quand il était allé voir l’ambassadeur des Etats-Unis, ou M. Booh-Booh, le
représentant des Nations unies, il semblait dans un grand état d’émotion. Il a
ajouté que, compte tenu du désordre qui régnait alors, il était très difficile de
savoir s’il était le point de contrôle des opérations ou le sommet, le point
central de l’affaire. Il a précisé qu’on voyait une nébuleuse de gens, que
plusieurs personnes avaient joué des rôles clés et qu’il était possible qu’il n’y
ait jamais eu de sommet .
Quant à la thèse du Rwanda, clé de voûte de la région, M. Gérard
Prunier a répondu qu’il n’y croyait pas du tout, ou plus exactement, que si la
déstabilisation du Rwanda pouvait avoir des conséquences dans la région, la
paix au Rwanda n’avait aucune conséquence sur les pays frontaliers. Il a cité
l’exemple de l’Ouganda, qui a été en état de guerre civile active ou larvée de
1966 à 1986 sans que le Rwanda ait joué le moindre rôle, sauf à la fin, entre
1981 et 1986, lorsque des réfugiés tutsis sont entrés dans l’organisation de
guérilla de Yoweri Museveni. A ce propos, il a précisé que ce n’étaient pas
les Tutsis rwandais qui constituaient la majorité de la force de guérilla de
Yoweri Museveni en janvier 1986, quand il a pris Kampala, mais les
Baganda, c’est-à-dire l’ethnie la plus nombreuse dans la région et que les
Tutsis représentaient pour leur part sans doute entre 20 et 30 % de cette
force, et en tout cas moins de 40 %.
M. Pierre Brana lui demandant quelle explication il donnait de
l’impuissance complète de l’OUA dans le drame du Rwanda, M. Gérard
Prunier a évoqué plusieurs moments de l’histoire de cette organisation. Il a
d’abord souligné qu’en 1978, quand le président Nyerere avait repoussé
l’armée d’Idi Amin Dada qui avait envahi la Tanzanie, mais l’avait aussi
pourchassée jusqu’à Kampala dans le but de provoquer l’écroulement du
régime, il avait été violemment critiqué par l’OUA, qui avait estimé qu’il
s’agissait d’une ingérence dans les affaires d’un Etat souverain. Il a ajouté
que le président Nyerere, complètement désabusé, avait dit, à l’époque:
“L’OUA n’est pas une organisation internationale, c’est un syndicat de chefs
d’Etat, dont le rôle essentiel est de se couvrir les uns les autres”.
Il a ensuite exposé qu’en février 1986, lorsque Yoweri Museveni
avait pris le pouvoir en Ouganda, l’un de ses premiers actes avait été de se
rendre à l’OUA et d’insulter publiquement l’assemblée générale de
l’organisation à laquelle il avait tenu, en substance, les propos suivants : “Où
étiez-vous, pendant qu’on nous massacrait ? Où étiez-vous, à l’époque du
régime dictatorial d’Idi Amin ? Où étiez-vous pendant la dictature d’Obote ?
Quinze ans plus tard, il y a trois cent mille morts en Ouganda. Vous ai-je déjà
entendus dénoncer cette dictature de Noirs sur des Noirs ? Je vous ai

beaucoup entendu parler de l’apartheid en Afrique du Sud. Je ne vous ai
d’ailleurs pas vu faire beaucoup à ce propos. Mais en ce qui concerne ce qui
s’est passé en Ouganda, vous n’avez jamais parlé, parce que, pour vous, il
n’est pas grave qu’un Africain tue un autre Africain.” Ajoutant qu’il aimait
beaucoup le franc parler du président Museveni, et que cette intervention,
dont l’impact devant l’assemblée de l’OUA avait été assez impressionnant,
lui avait fait un immense plaisir, il a conclu que si le général de Gaulle a
qualifié l’ONU, dans un moment d’irritation, de “machin”, il ne savait pas
comment il fallait qualifier l’OUA.
Après avoir souligné qu’il avait écouté avec grand intérêt la
description de la dynamique interne de la société rwandaise qu’avait
présentée M. Gérard Prunier, et estimé qu’elle pouvait laisser penser que,
quoi qu’on ait fait, le résultat final aurait peut-être été le même, M. Jacques
Myard lui a demandé quelle attitude il aurait recommandée au Président de
la République si, en 1990, il avait été son conseiller pour les affaires
africaines.
M. Gérard Prunier a répondu, qu’en 1990, il aurait proposé
d’envoyer Noroît. Il a ajouté que c’est sur la suite qu’il y avait divergence. Il
a estimé que la question était celle du prix que Noroît devait coûter au
régime Habyarimana, qu’il aurait fallu le fixer beaucoup plus haut et qu’on
avait vendu une marchandise de premier choix à un prix de Prisunic.
Il a jugé qu’il ne fallait à aucun prix que le FPR prenne Kigali car les
conséquences auraient été très graves. Il a ajouté que c’était aussi le point de
vue de beaucoup d’opposants hutus en février 1993, lorsqu’à la suite d’une
autre offensive, le FPR avait été a deux doigts d’atteindre Kigali. Il a précisé
que si le FPR s’était arrêté de lui-même, c’est parce qu’il avait noué des
contacts avec l’opposition hutue qui lui avait demandé de ne pas prendre
Kigali en raison des risques qu’aurait comporté cette action, les extrémistes
étant prêts à déclencher des massacres dans le reste du pays.
Il a considéré que la France avait la possibilité d’exercer des
pressions réelles plus efficaces que celles qu’elle avait faites, dont il s’est
déclaré certain qu’elles avaient existé, et que la mission les recueillerait dans
ses archives, mais qui se limitaient à des textes polis. Il a précisé qu’autant il
était sûr que toutes les conditions formelles d’un soutien à la démocratisation
avaient été remplies, autant il n’y avait pas eu de véritable politique de
contrainte et qu’on avait laissé trop de marge au régime.
M. Jacques Myard a alors demandé si cette politique de pressions
aurait pu suffire et si, eu égard au caractère ancestral de l’antagonisme entre

les communautés hutus et tutsis, la démocratisation aurait pu être maintenue
sur la durée.
Relevant que M. Gérard Prunier avait employé des expressions
comme “massacres moins ambitieux” et “tactique de massacre”, M. René
Galy-Dejean lui a demandé s’il acceptait la conclusion que le massacre était
une forme de gouvernement au Rwanda. Il s’est demandé, à l’instar de
M. Myard, comment le type de pression qu’il suggérait pouvait avoir la
moindre efficacité dans ces conditions, sauf à aller jusqu’à la coercition
extérieure complète, afin d’empêcher l’exercice de cette forme de pouvoir
que constituait la tactique du massacre.
M. Gérard Prunier a d’abord répondu qu’il y avait eu aussi des
moments dans l’Histoire de l’Europe où le massacre avait été une tactique de
gouvernement et que depuis les guerres de religion en France jusqu’à
l’épisode nazi, on avait vu sur notre continent le massacre utilisé comme un
moyen d’action politique.
Il a ensuite déclaré qu’il ne croyait pas à la fatalité de façon générale
et encore moins à celle de l’Histoire. Il a relevé qu’avant la période coloniale,
on ne trouvait aucune trace de massacres mutuels entre Tutsis et Hutus mais
que, au contraire, les multiples guerres qui se déroulaient au Rwanda
opposaient chaque fois un lignage tutsi et ses clients hutus à un autre lignage
tutsi avec ses clients hutus. Ces guerres ressemblaient ainsi étrangement à
celles qu’on a connues au Moyen-âge, opposant des nobles avec leurs
vassaux, possesseurs de chevaux, suivis de leur piétaille, de vilains et de
serfs.
Il a jugé que l’évolution du Rwanda vers une situation de massacres
périodiques entre les communautés hutue et tutsie vers les massacres était le
produit d’une histoire et que, comme tout produit, il pouvait être changé,
faisant valoir que si une situation a été créée, elle peut également être
modifiée ou remplacée. S’agissant de la France, il a estimé qu’elle aurait eu le
droit de ne pas intervenir mais que dans la mesure où elle décidait
d’intervenir, il fallait le faire bien. A ce propos, il a précisé qu’à l’époque il y
avait une marge d’intervention, une marge de manœ uvre, qu’il n’y avait pas
deux communautés figées face à face, comme c’est le cas à l’heure actuelle
mais que des Hutus, comme Seth Sendashonga, pouvaient se retrouver au
FPR, tandis qu’on avait vu des chefs miliciens interahamwe tutsis. Il a ajouté
que, maintenant, la porte était fermée du fait du génocide et jugé que le but
du génocide, et c’est en cela qu’il avait été un acte diabolique, avait été de
détruire l’espace de liberté qui existait à l’époque entre les deux
communautés. S’agissant du FPR, il a indiqué que le génocide y avait
provoqué la marginalisation des libéraux et l’avait transformé en bunker

ethnique tutsi. Le génocide a ainsi donné aux extrémistes tutsis l’occasion de
faire prévaloir une politique de rupture de tout lien avec les hutus, décrits
comme les assassins des tutsis.
Il a ajouté que la France avait l’occasion d’élargir l’espace de liberté
entre les deux communautés, de renforcer d’autant la main des libéraux et
des modérés, aussi bien tutsis que hutus, dans leur parti respectif, de façon à
éviter que la situation soit prise en main par les extrémistes, mais que cette
politique nécessitait plus de fermeté. Il a estimé à ce propos qu’il fallait parler
au régime du président Habyarimana avec des mots qu’il était capable de
comprendre, des mots qui n’étaient pas tendres, qu’il fallait littéralement le
soumettre à un chantage et que c’est cette politique qui aurait permis de
désamorcer la crise. Il a ajouté que la France n’avait pas compris le Rwanda,
mais que, lorsqu’on ne comprenait pas, il ne fallait pas agir.
M. François Lamy s’est interrogé sur la contradiction entre la
thèse d’un attentat commis par des extrémistes hutus en vue de prendre le
pouvoir et de commettre le génocide et le déroulement des événements
puisque, au lieu d’assister au phénomène classique de l’affirmation de
responsables politiques, on avait vu, au contraire, la famille du président
Habyarimana et les dignitaires du régime se réfugier à l’ambassade de France
et donner l’impression d’une déliquescence totale.
Ensuite, rappelant que lors, de son audition, M. Jean-Christophe
Mitterrand avait contesté la phrase que M. Gérard Prunier avait citée ainsi
que sa présence dans son bureau, il lui a demandé ce qu’il savait des liens
entre les responsables politiques français et la famille du président
Habyarimana et notamment des relations entre M. Jean-Christophe
Mitterrand et le fils du président Habyarimana.
M. Gérard Prunier a répondu que sur la déliquescence du régime
qui a suivi l’attentat et le début du génocide, il se posait lui aussi des
questions. Il a estimé que, dans ces événements d’une extraordinaire
confusion, il s’était passé plusieurs choses à la fois. Au sein même des
extrémistes, certains ont été épouvantés par ce qu’ils avaient fait ; ils ont vu
qu’ils avaient mis le feu à la maison et qu’ils devaient l’évacuer. D’autres,
habitués à une vie très confortable, comme Madame et ses frères, sont partis
avec des stratégies assez personnelles et avec l’intention de revenir quand
tout serait terminé ; ils estimaient qu’en attendant, ils seraient mieux à Paris.
Enfin, des gens comme Kambanda, Sindikubwabo, Bicamumpaka, sont partis
à Gitarama parce qu’ils avaient l’impression que la situation militaire ne
pouvait pas être maîtrisée à Kigali et sont allés jusqu’au bout.

S’agissant de sa rencontre avec M. Jean-Christophe Mitterrand, il a
estimé que la mémoire de ce dernier lui faisait peut-être défaut et déclaré
qu’il pouvait donner des détails très précis, qu’il était venu lui parler du
Soudan, ce qui n’avait strictement rien à voir avec ce qui venait d’arriver au
Rwanda et qu’il ne s’attendait pas, pas plus que M. Mitterrand, d’ailleurs, à
ce que le président Habyarimana appelle alors qu’il était dans son bureau.
Concernant les liens de M. Jean-Christophe Mitterrand avec
M. Jean-Pierre Habyarimana, il a exposé qu’il y avait des témoins oculaires
de leurs relations et qu’on pouvait donner les dates où ils ont été vus
ensemble au Rwanda. Il a ajouté qu’il était étonnant que la mémoire de
M. Mitterrand soit défaillante au point d’oublier les lieux et dates de ces
rencontres et que la dernière fois où il avait été vu en compagnie de M. JeanPierre Habyarimana dans un lieu public, c’était en avril 1992. S’interrogeant
sur l’attitude extrêmement défensive de M. Jean-Christophe Mitterrand
lorsqu’on mentionnait le nom de Jean-Pierre Habyarimana, et sur le fait qu’il
dise qu’il ne l’a pas connu, alors qu’il était facile d’apporter la preuve du
contraire, il a déclaré, en revanche, que sur la nature de leurs relations, sur le
contenu de leurs conversations, il serait bien incapable d’apporter la moindre
précision.
Précisant qu’il n’avait pas posé sa question pour en rester à
l’anecdote des rencontres de M. Jean-Christophe Mitterrand, M. François
Lamy a demandé à M. Gérard Prunier s’il pensait qu’un certain
comportement de l’administration et des responsables politiques français
avait pu empêcher les autorités politiques d’avoir une vision claire de ce qui
se passait réellement au Rwanda.
M. Gérard Prunier a répondu qu’à son avis, on n’avait pas vu ce
qui s’y passait et que M. Jean-Christophe Mitterrand n’avait pas le moins du
monde aidé à le voir.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024