Fiche du document numéro 22553

Num
22553
Date
Mardi Août 1995
Amj
Fichier
Taille
52978
Titre
Billets d'Afrique No. 25
Type
Publication périodique
Langue
FR
Citation
BILLETS D’AFRIQUE N° 25 - AOUT 1995
ATTENTES
Ce numéro d’été (bouclé avant le voyage de Jacques Chirac en Afrique) n’échappe pas à l’accablante série des drames,
lâchetés, compromissions ; il décrit certaines évolutions très angoissantes. Percent aussi des signes d’espoir. Nous nous efforçons
d’en cultiver l’attente.
Quant à la politique franco-africaine, nous serons bientôt fixés. Nous pensons pouvoir, dès septembre ou au plus tard en
octobre, diagnostiquer les vrais choix élyséens - y compris le cas possible d’une installation dans le non-choix.
SALVES
Burundi : la fin d’une nation ?
La force brute et la politique - la contrainte et la conviction - prétendent toutes deux pouvoir conquérir ou maintenir un ensemble
social. Entre elles, la différence tient à une certaine crédibilité de la parole : un besoin tellement fort que la milice la plus brutale ne
peut tenir un pays sans lui offrir au moins une soupape. On vient de le voir en Birmanie avec la libération d’Aung San Suu Kyi.
Des bribes de discours sur la possibilité d’un vivre ensemble au Burundi conservaient à cet État une existence, de plus en plus
précaire. Mais la dévaluation menace le crédit d’un tel discours, plus encore que celui d’une monnaie. Elle peut prendre la forme
d’un tourbillon fatal. Dans leur quasi totalité, les protagonistes locaux ne sont plus crédibles lorsqu’ils parlent de l’avenir du
Burundi, tant leurs propos sont contredits par leurs actes ou leurs complicités, dans une perpétuelle impunité. Si plus aucun
discours ne tient l’État, seule la parole clanique subsistera : elle façonnera un découpage tribal, au coût humain terrible. Les larmes
nostalgiques des politiciens feront alors songer à celles des crocodiles.
Rompre un cycle de dévaluation nécessite un double impact du discours : l’autorité (le charisme) de celui qui le tient, et une
rupture symbolique forte avec le laxisme antérieur. « L’appel du 18 juin » du Président Ntibantunganya (cf. Billets n° 24) n’a pu
enrayer la litanie des exactions : la classe politique burundaise n’a pas choisi d’exorciser ses attaches extrémistes, ni l’armée sa
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mouvance putschiste et massacreuse . Il leur reste très peu de temps pour les désavouer.
« Pleure, ô pays bien aimé », écrivait le sud-africain Alan Paton, avant même que Mandela n’entre en son long emprisonnement.
Ces larmes originelles sont de celles qui appellent une parole refondatrice. Le Burundi attend son ou ses Mandela, son ou ses De
Klerk - mais il est bien plus vulnérable que l’Afrique du Sud aux fièvres régionales. S’ils n’adviennent pas bientôt, éveillés par le
pleur d’un pays, le Burundi décèdera - après le Libéria, la Somalie et la Yougoslavie. Là aussi, l’ardeur ethniste aura grillé
l’émotion politique.
Quant aux pays « amis », ils devraient s’efforcer de repérer et conforter les sourciers de cette émotion. Ou au moins, par
décence, empêcher leurs trafiquants d’armes et leurs géopoliticiens primitifs, idolâtres de la force, d’alimenter les incendiaires.
1. La nomination du putschiste Pascal Simbanduku à la tête de la gendarmerie est une provocation.

Humanistes
Hassan el-Tourabi, fondateur du Front national islamique (FNI), est l’homme-protée du régime soudanais. Sa francophilie et son
exquise civilité ont séduit la fine fleur de la Françafrique. Il a rendu hommage aux auteurs de l’attentat manqué contre le président
égyptien Moubarak. L’alliance franco-soudanaise : encore une noble contribution à la « stabilité » du continent... (Libération,
07/07/1995).

Fin 1994, l’ambassadeur de France à Khartoum, Michel Raimbaud, qualifiait d’« indolore » la prise de contrôle de la société
soudanaise par le FNI. Ce fervent supporteur de Tourabi s’était déjà illustré dans son poste précédent, en Mauritanie. Ne cessant de
minimiser les exactions commises à l’encontre des populations négro-africaines, il envoya le principal accusé de massacres et
tortures à leur égard, le colonel Sid Ahmed Ould Boilil, à l’École supérieure de guerre interarmées (Paris), « pour apaiser la
situation ». Et pour y parfaire ses « humanités » ?
Faux dollars, vieux amis
Le procès à Lyon, début juillet, d’un réseau d’écoulement de faux-dollars est resté bien en-deçà des révélations de l’instruction.
En quête d’un « financement » de 300 millions de $, une diplomate zaïroise, Sall Piny, s’en était remise à la mafia italienne. Après
la mise en circulation d’un premier lot de faux-billets verts, elle écrivait au gouverneur de la Banque centrale du Zaïre : « Nos amis
ont débloqué 3,3 millions de dollars US... Veuillez transmettre mes salutations au chef ». La préparation de ce trafic a nécessité
une série de réunions, dont les comptes-rendus étaient adressés à un Zaïrois dénommé « le Vieux ». L’arrêt de renvoi au procès
constatait, avec la discrétion d’une valise diplomatique, que « le Vieux » n’avait pu « être identifié avec certitude »... En attendant
que soit levé ce secret de polichinelle (quelques juges n’acceptant plus d’être pris pour des guignols), les nombreux amis du
« Vieux » que compte l’entourage élyséen devraient, prudemment, distendre leurs vieux liens. (AP).
Macabres comptabilités (suite)
Le chiffre de 60 000 « disparus », balancé dans la presse après le massacre de Kibeho, se dégonfle comme une baudruche. Selon
l’ambassadeur Khan, patron des agences onusiennes à Kigali, c’est environ 10 000 personnes qui manquaient à l’appel. Ce chiffre
comprend les victimes de la tuerie et tous ceux que la peur, ou la culpabilité (les miliciens), ont incités à fuir ou se cacher.
Si l’exagération sert les desseins d’une idéologie haïssable, il ne serait pas moins malsain de minorer les problèmes : Human
Rights Watch documente ainsi, dans un rapport du 6 juillet, les terribles conditions de « vie » des 6 750 occupants de la prison de
Gitarama (conçue pour 600) - entassés 24 heures sur 24, le plus souvent debout. Entre 300 et 400 souffrent de gangrène. Laisser

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N° 25 – Août

perdurer ce genre de situation serait, pour le gouvernement de Kigali, accepter que se gangrène sa légitimité, par négligence du
sentiment d’humanité.
Permis de crime contre l’humanité
Que l’ONU ou la « communauté internationale » n’aient pu honorer leur engagement à protéger des racistes serbes la « zone de
sécurité » de Srebrenica est déjà très inquiétant. Qu’ils n’aient pas eu la force d’empêcher, au sortir de cette zone, le viol des
femmes, les mutilations des civils et le rapt des hommes valides, emmenés vers on ne sait quelle boucherie, signale
l’encéphalogramme plat du droit international.
En comparant enfin les « négociations » sur la Bosnie aux « entretiens qu’avaient Daladier et Chamberlain » en 1938, en se
référant à l’esprit munichois qui conforta Hitler et permit, entre autres, le génocide des Juifs, Jacques Chirac accepte le diagnostic
qu’Alain Juppé rejetait obstinément, et que lui-même esquivait encore, fin juin, devant une délégation d’intellectuels. Lorsqu’il en
appelle au réveil des « grandes démocraties », qui « se discréditent », il prend le risque d’un discours gaullien, c’est-à-dire qu’il
s’oblige à manifester la même détermination que le résistant de 1940. On voudrait y croire...
S’impose aussi l’établissement, d’un tribunal international permanent, préconisé dans le rapport 1995 d’Amnesty. Olivier
Russbach a bien montré pourquoi les grandes puissances refusaient de l’installer, et comment le recours à des tribunaux ad hoc
(sur l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, etc.), aux compétences et moyens rognés, organisait subtilement le déni de justice. La France en
a abusé (Billets n° 18 et 20). Beaucoup pourrait lui être pardonné si elle prenait la tête du combat pour la réanimation du droit
international, via la création d’un tel tribunal. On voudrait rêver...
Et l’on espère en attendant qu’il se trouvera, parmi le Tribunal ad hoc sur le Rwanda qui vient enfin d’entrer en session, des
magistrats capables de contourner la raison d’État.
Permis de vivre
Grâce à un programme de lutte contre les diarrhées mené par l’UNICEF, l’OMS (Organisation mondiale de la santé) et les ONG
locales, la mortalité due à ces maladies a chuté en Égypte, chez les enfants de moins de 5 ans, de 3,9 à 1,1 % entre 1980 et 1990.
Avec un revenu par tête moindre que celui du Sénégal, l’Égypte perd désormais 2 fois moins d’enfants en bas âge (6 au lieu de 12
sur 100).
On apprend aussi, dans le rapport 1995 de l’UNICEF (Le progrès des nations), qu’un million et demi de décès annuels dus à la
rougeole sont évités par la généralisation du vaccin.
Permis de créer ?
Le Bengladais Mohamed Yunus avait montré, avec la Grameen Bank, que l’on pouvait prêter aux pauvres de manière peu
coûteuse, que leurs micro-investissements étaient souvent sans égal pour les sortir de la pauvreté, et que l’on pouvait même obtenir
d’excellents taux de remboursements. Les banquiers américains n’en revenaient pas : ils l’invitèrent à Chicago pour les aider à
concevoir des financements adaptés aux habitants des quartiers déshérités.
C’est maintenant la Banque mondiale elle-même qui s’y colle - avec l’Union européenne, les Banques africaine et asiatique de
développement, les coopérations canadienne, néerlandaise et française... Toutes ces lourdes institutions, plus familières des gros
projets inadaptés que de l’attention portée aux initiatives des démunis, viennent de créer un « Groupe consultatif pour assister les
plus pauvres », doté d’un milliard de FF, qui pourra consentir des crédits d’un montant de 500 FF !! (AFP).
ILS ONT DIT
« Oui, la folie criminelle de l’occupant [nazi] a été secondée par des Français, par l’État français. [...] Transmettre la mémoire du
peuple juif, des souffrances et des camps. Témoigner encore et encore. Reconnaître les fautes du passé et les fautes commises par
l’État. Ne rien occulter des heures sombres de notre histoire, c’est tout simplement défendre une idée de l’homme, de sa liberté et
e
de sa dignité. C’est lutter contre les forces obscures sans cesse à l’œuvre ». (Jacques CHIRAC, le 16/07/1995, lors du 53
anniversaire de la Rafle du Vél’d’Hiv)
[Survie, qui a décidé d’inscrire dans ses statuts la lutte contre la banalisation du génocide, apprécie. À ne pas reconnaître l’histoire, la politique
reste fondée sur le mensonge. À quand de semblables aveux sur le soutien de la France aux responsables du génocide rwandais ?].

« Il y a actuellement un assaut du FPR et de leurs alliés contre l’Église catholique. Ils veulent faire endosser par l’Église la
responsabilité du génocide. Cela est clair au Rwanda et en Belgique. L’offensive contre le Père W. Munyeshyaka semble de la
même veine ». (François RICHARD, supérieur en France des Pères blancs, dans un fax du 18/06/1995 aux responsables de l’épiscopat
français).
[Cf. Billets n° 24, Le blanchiment du nouveau Touvier. Il est clair que l’Église institutionnelle n’a pas voulu le génocide des Tutsis au Rwanda.
Sa responsabilité peut se résumer ainsi : elle a encouragé la « révolution sociale » hutue, puis fermé les yeux sur ses excès et sa dérive raciste ;
elle n’a pas usé, envers les concepteurs et les auteurs du génocide, de la considérable capacité de disqualification morale dont elle disposait au
Rwanda. Les Pères blancs étaient au cœur de ces options ecclésiales. Au lieu de faire amende honorable, ils poussent l’épiscopat à une autojustification sans issue.
En voulant esquiver ce passé, massivement attesté, en accusant de complot tous ceux qui l’évoquent, en « couvrant » certains clercs plus
directement impliqués - un Père blanc a même traduit Mein Kampf en kyniarwanda, pour le parti extrémiste CDR ! -, la hiérarchie s’enferre
dangereusement. Elle finirait, à Dieu ne plaise, par prêter le flanc à une accusation beaucoup plus grave - la tolérance aux crimes contre
l’humanité dès lors qu’ils sont commis par des régimes « bien pensants » : Vichy, les juntes chilienne et argentine, le Hutu power,... ].

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N° 25 – Août

« Considérant que le nouveau pouvoir de Kigali encourage le retour prioritaire des Tutsi exilés pour réaliser un nouvel équilibre
ethnique et qu’ensuite un retour dosé de paysans Hutu sera autorisé pendant que les intellectuels Hutu et les éléments de l’ancienne
armée rwandaise (FAR) peuvent être considérés comme les Palestiniens d’Afrique qui ne reverront jamais leur "Palestine" et que
les Tutsi des organisations internationales doivent y veiller [...]. Attendu qu’une alliance Bujumbura-Kigali a été conclue entre
Tutsi pour la mise sur pied de l’entité Tutsiland, espace géographique couvrant le Rwanda, le Burundi, une partie de l’Ouganda, la
région du Nord-Kivu et la région du Sud-Kivu, caractérisée par l’émergence de l’hégémonie Hima [groupe ethnique] dans la région
des Grands Lacs [...] ». (Commission d’information du Parlement de transition du Zaïre sur la situation des populations déplacées dans les
régions du Nord-Kivu et du Sud-Kivu. Attendus d’une résolution réclamant « le rapatriement sans condition de tous les réfugiés et immigrés
rwandais ». Cité par Traits d’union Rwanda, Bruxelles, 07/1995).

[Les pro- et les anti-Mobutu se sont mis d’accord sur cette résolution, dont les attendus ethnistes reproduisent fidèlement le schéma des Services
secrets français : l’on voit que, profitant de la gêne certaine occasionnée par la masse des réfugiés rwandais, ces Services ont bien "travaillé"].

« Il me suffit d’appeler la DST [Direction de la surveillance du territoire, pivot de l’alliance franco-soudanaise] avec laquelle nous
entretenons d’excellentes relations. Je file 5 000 francs à un commissaire et, le lendemain, tu es expulsé de France, à destination de
Khartoum ». (EL KHATIB, major des Services secrets soudanais, en poste à l’ambassade du Soudan à Paris, s’adressant à l’opposant Omar
HUSSEIN, qui vit régulièrement en France depuis 15 ans. Cité par La Lettre du Continent, 24/06/1995).

« Ce ministère [de la Coopération] a toujours été à côté de ses pompes. Une réforme de structures n’y changera rien ». (Fernand
WIBAUX, adjoint de J. Foccart, basé à la cellule africaine bis du 14 rue de l’Élysée. Cité par Le Monde du 05/07/1995)
À FLEUR DE PRESSE
Les temps modernes, n° 583, 07/1995, Les politiques de la haine - Rwanda, Burundi 1994-1995 (Jean-François BAYART, p. 217-227) :
« La politique rwandaise a porté très directement la marque du président de la République [François Mitterrand] . [...] À plusieurs
phases du processus, c’est la volonté présidentielle qui l’a emporté et souvent contre l’avis des conseillers. [...]
Au fur et à mesure que la crise s’aggravait, les militaires, et notamment la mission de coopération militaire de la rue Monsieur,
ont exercé une influence de plus en plus grande. Ils ont eu de plus en plus le monopole de l’analyse de l’information que l’on
déposait sur le bureau du chef de l’État, allant jusqu’à créer le contexte médiatique dans lequel se prend la décision et qui
éventuellement influe sur celle-ci : ce fut le cas en janvier-février 1993, c’est la mission de coopération militaire qui, à propos du
FPR, entonne le thème des Khmers noirs, la défense de la francophonie, etc. Et Jacques Isnard du Monde a repris sans aucun
commentaire critique cette thèse selon laquelle le fond du problème était la menace anglophone et que, sur les bords du lac
Victoria, l’armée française défendait la francophonie. [...]
L’appareil de décision français est incapable de prendre la mesure des transformations sociales en Afrique. Toutes les
informations sont filtrées par nos représentations culturelles du politique en Afrique. [...] La crise du Rwanda a été perçue dans les
bons vieux termes de l’ethnicité, du tribalisme. [...] Le deuxième stéréotype culturaliste qui a fait des ravages, c’est [...] le culte du
chef. On sait bien pourtant que [...] cette idéologie du chef est, en Afrique, une création coloniale. Curieusement, les ambassadeurs
de France sont pris dans ce piège. [...]
Tout le système Jean-Christophe [Mitterrand] reposait sur l’accès au chef qui lui donnait un privilège de l’information et donc de
l’analyse juste. C’est tout à fait surréaliste pour qui a entendu Jean-Christophe s’exprimer sur les questions africaines ; quelles que
soient ses incompétences, c’est lui qui a le savoir parce que c’est lui qui a l’accès au chef. [...] Nous sommes dans un système de
prise de décision, une culture politique française où, jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’alternative. [...]. Le système Chirac ou le
système Pasqua obéissent aux mêmes logiques personnalisées que le système Mitterrand.
C’est très grave. [...] Tous les signes annonciateurs [du génocide rwandais ont été] passés à la machine culturelle que l’on vient
d’évoquer [...]. On peut en donner pour exemple l’accueil du rapport de mars 1993 qui apportait des éléments d’information
extrêmement précis sur les massacres. Il est évident que les militaires français étaient au courant, les tueurs partaient des casernes
et les Français conseillaient l’armée rwandaise. On ne peut pas penser que les conseillers militaires étaient satisfaits de ces tueries,
mais ils les ont tues, ou camouflées. [...] Les gens qui tenaient un autre discours étaient suspects, c’était les gauchistes de la FIDH
ou bien, encore plus grave, c’était des Anglo-Saxons d’Africa Watch.
Pourquoi cet acharnement à soutenir Habyarimana, nous n’avons pas la réponse. Je n’ai que des hypothèses. Il y a eu
l’aveuglement de l’imaginaire et d’autres raisons. Sans doute des raisons d’État. Je pense que le Rwanda d’Habyarimana a rendu
des services à l’État français dans le domaine politique de l’ombre et que Mitterrand s’est estimé lié. [...]. La dimension imaginaire
des relations franco-africaines est décisive, y compris [...] lors de crises graves. Je suis convaincu que le mythe des sources du Nil a
été important dans la présence française au Rwanda. Je suis convaincu qu’un certain nombre de décideurs ont cru à la défense de la
francophonie, ont été habités par le complexe de Fachoda. [...] Nos "amis africains" sont passés maîtres dans l’instrumentalisation
de cet imaginaire. Cet univers de Fachoda est très présent au Quai d’Orsay et notamment chez un certain nombre d’ambassadeurs
(pas chez les plus lucides), j’en ai eu de multiples témoignages. [...].
Il faut savoir que l’armée française a une autonomie à peu près complète sur le terrain en Afrique, et cela de la façon la plus
légale qui soit. Il y a toute une circulation d’argent qui relève de certaines lignes budgétaires reconnues par le Parlement et qui
n’est pas contrôlée. Cet argent sert à financer des opérations dont nous n’avons pas la moindre idée. Et de ce point de vue la
tragédie de 1994 n’a rien appris aux décideurs français. Au moment où la France était éclaboussée par la tragédie du Rwanda, le
ministère de l’Intérieur et toute une série de Services français apportaient leur soutien à l’armée soudanaise pour écraser la
rébellion du sud Soudan. Ce soutien se poursuit à l’heure actuelle, il y a des livraisons d’armes. Cela se fait en dehors de tout
contrôle parlementaire, en dehors de toute information de l’opinion publique, cela échappe à toute expertise. [...] [Comme] au

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Soudan, [...] les Services français interviennent actuellement [au Cabinda] avec les mêmes approximations, le même rôle de
l’imaginaire, les mêmes circuits de financement [...].
Pour le Rwanda même, rien ne dit que le budget de la coopération militaire ne continue pas à financer les anciennes forces
armées rwandaises basées au Zaïre ».

[Ces

citations sont extraites d’un entretien accordé le 15 mars 1995. Nous leur avons donné une ampleur inhabituelle, tant elles éclairent
l’histoire franco-africaine récente et démontrent l’urgence, en la matière, d’une véritable révolution culturelle.
Que cette situation soit « très grave », les lecteurs de Billets le savent. Mais l’analyse de Bayart explique la dérive. Le corps des ambassadeurs
n’est pas davantage épargné que la Mission militaire de coopération et l’Élysée. Jacques Chirac aurait-il pris conscience des risques de sa
« logique personnalisée » lorsqu’il a décidé, en mai, de restreindre fortement les ambitions foccartiennes ? Quoi qu’il en soit, le chantier est
colossal. Et l’entretien se termine sur une litote transparente.
Ce numéro spécial des Temps modernes, coordonné par Marc Le Pape et Claudine Vidal, propose un ensemble d’analyses et de documents
d’une qualité exceptionnelle (sur les politiques de la haine, les réfugiés, la matérialité du génocide, les pratiques de la presse écrite et de la
télévision, l’enjeu de la justice, le rôle de l’Église et de l’humanitaire, etc.). À lire absolument, toutes affaires cessantes.
Une seule nuance à la contribution de Michel Elias sur le Burundi : on ne peut réduire à une « réaction populaire spontanée » (p. 56) le
massacre de plus de 50 000 Tutsis en octobre 1993. Il fut attisé sur Radio-Rwanda par plusieurs ministres du FRODEBU, et dirigé en maints
endroits par les cadres de ce parti. Ce qui ne diminue en rien le crime des assassins du Président Ndadaye et l’atrocité des représailles de
l’armée.
Trois citations encore :]

(Gustave MASSIAH, p. 220-221) : « La grille de lecture pour les responsables de la politique africaine de la France, c’est d’abord
l’idée de sérieux et de réalisme. Cela conduit à sous-estimer toute possibilité d’alternance, de renouvellement des cadres politiques
de ces pays. Parfois intervient une très grande peur par rapport à ceux qui n’ont pas été formés par la France ou ceux qui, à un
moment ou un autre, ont pu pâtir des répressions que la France avait appuyées. [...] Le sérieux et le réalisme consistent donc à se
fier à ceux qui sont au pouvoir et en particulier aux militaires [...]. Dans les années 1990-1991 où la société rwandaise a
énormément bougé, tout ce qui bougeait apparaissait superficiel au personnel diplomatique et militaire français à Kigali [...] par
rapport à leur représentation des sociétés africaines, c’est-à-dire des pouvoirs très forts et des sociétés immobiles. Parce qu’il
paraissait confirmer cette représentation, le Rwanda était considéré comme un pays tranquille, un pays où les paysans adhéraient
fortement au pouvoir ethnique ».
(José KAGABO, p. 110-112, relativise la distinction entre « les grands coupables et les petits coupables », dans l’optique aussi d’éviter le
glissement vers le « tous coupables ») : « Les grands coupables - si on reste dans la logique des analyses occidentales, de la rationalité
-, sont ceux qui ont pensé le génocide, qui l’ont organisé, etc. Mais quand on examine la manière dont les petits coupables l’ont
exécuté, [...] le génie à trouver la forme de la mort [...], [l’invention parfois] d’une cruauté impensable jusque là [...], il n’y a plus de
théorie de la grande et de la petite culpabilité qui tienne ».
(Jean-Hervé BRADOL, de Médecins sans frontières, p. 146) : « Imaginons un enfant de cinq ans, traversant Benaco [camp de 200 000
réfugiés rwandais en Tanzanie] à pied, avec, sur le dos, une chemisette portant l’inscription "Je suis tutsi" ; il ne pourrait faire cent
mètres, il serait massacré. Pour nous, cette image résume bien la situation dans les camps. [...] Pendant la phase d’urgence, à
l’ouverture des camps, période de surmortalité, la priorité doit bien sûr être donnée à la survie. Une fois cette période terminée,
nous ne pouvons oublier que l’action humanitaire, c’est la défense de la vie dans la dignité. Quelle dignité offrons-nous à une
population asservie par des leaders responsables d’un génocide et parfaitement décidés à recommencer ? ».
Le Nouveau Quotidien (Lausanne), Caritas est la dernière organisation à nourrir les auteurs du génocide rwandais, 22/06/1995 (JeanPhilippe CEPPI) : « Caritas Internationalis, qui dépend elle-même directement du Vatican [...], garde la haute main sur un budget,
pour le Rwanda, de près de 55 millions de francs suisses. [...]
[Au camp d’] Inera, près de Bukavu, [...] règne en maître sur 52 000 réfugiés hutus un prêtre catholique de Caritas Espagne, le
Père C.. [...] À la bibliothèque, on trouve le journal des extrémistes hutus, Kangura, célèbre pour ses appels aux meurtres. Le Père
C., qui "ne fait pas de politique", nie qu’il y ait eu un génocide des Tutsis [...].
À Bukavu, l’organisation caritative du Vatican est complètement engagée aux côtés des ex-militaires et miliciens hutus. Elle est
la dernière à nourrir les militaires, qu’elle voit tous les jours s’entraîner sous ses yeux. [...] Renaud Coppietters [...], ex-magistrat
belge [...] [chargé d’un audit à la suite d’une crise de Caritas-Bukavu, conclut] :
"L’Église catholique est massivement présente ici, à travers Caritas, pour conserver son influence historique sur les Hutus.
Rome a une stratégie pour se maintenir dans la région. Et je comprends les accusations qu’on lui fait, de complicité avec les
auteurs des massacres, d’hostilité aux Tutsis et de soutien aux Hutus ". »
[Plusieurs documents de propagande des extrémistes hutus du Rwanda et du Burundi joignent la négation du génocide des Tutsis à la défense
rapprochée des positions papales. À l’inverse, tous ceux qui insistent sur ce génocide sont des « anticléricaux » inféodés au FPR].

La Dépêche internationale des drogues, Guinée équatoriale : le fils prodigue, 07/1995 : « Teodoro Obiang Mangue, fils du
président de la Guinée équatoriale, a été arrêté à l’aéroport d’Orly à Paris, la première semaine de janvier 1995, en possession
d’une quantité indéterminée de drogue. [...] Une intervention directe du président Obiang a suffi pour [qu’il soit] [...] libéré sur le
champ. [...] [Ce] n’était pas un étranger pour les stups français. Il avait déjà été expulsé de France en 1990, accusé de
consommation et de trafic de drogues. En 1991, il était appréhendé à Miami avec une mallette contenant dix millions de dollars.
On le retrouve, en 1992, au Nigeria, négociant la libération de l’attaché militaire de l’ambassade de Guinée équatoriale [...], arrêté à
son retour du Brésil avec trente kilos de cocaïne. [...]

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La presse espagnole va jusqu’à accuser les cartels colombiens d’avoir fait main basse sur le Guinée équatoriale, soulignant que
des sommes importantes sont investies dans ce pays depuis le Venezuela et Panama, [tel] le projet d’un prêt de plusieurs centaines
de millions de dollars, géré par une banque créée pour le besoin de la cause par un autre fils du président Obiang. [...] Un des
trésoriers présumés du cartel de Medellin, le basque Victor Guy Llanse, [...], jouit, depuis 1993, d’un passeport diplomatique de la
Guinée équatoriale ».
[La Guinée équatoriale est aussi l’un des principaux « centres d’affaires » de la Françafrique. Entre 1993 et 1995, on y retrouvait pêle-mêle les
sociétés de Bob Denard, la filière jeux du réseau Pasqua, une sous-filiale de Bouygues, un ambassadeur à éclipses, un chef de mission de
coopération aux méthodes expéditives, un taux record d’évaporation de l’aide au développement (française et européenne) et de mortalité des
coopérants (cf. Billets n° 24, Réserve). Pouvait-on ne pas coopérer avec le clan Obiang dans la réinsertion rapide des trafiquants de drogue ?]

Marchés tropicaux, Une victoire trop symbolique, 30/06/1995 : « L’idée de mesurer ses efforts par le pourcentage du Produit
national brut (PNB) consacré à l’Aide publique au développement (APD) a perdu maintenant de son poids [...]. La France,
malheureusement pour elle, n’a pas compris assez vite que l’aspect qualitatif de l’aide, son utilisation, ses modalités comptaient
autant désormais, sinon plus, [...] qu’une évaluation purement quantitative dissimulant souvent [...] d’habiles maquillages.
[...] En défendant presque à leur place les ACP [pays liés à l’Union européenne par les accords de Lomé] , [...] la France ne rend pas
tous les services qu’elle imagine à sa réputation, [...] et à la cause du développement. [...] Bailleur de fonds généreux mais à la
situation budgétaire assez critique, [elle] risque ainsi d’apparaître comme un îlot de résistance archaïque, n’ayant qu’un souci
insuffisant de la bonne gestion. Ce n’est pas là l’impression qu’elle doit donner pour défendre efficacement ceux qui croient
toujours en son avenir et en son amitié ».
Croissance, Humour noir en plein développement, 07/1995 : « Les Ong occidentales se gargarisent de partenariat avec les acteurs
locaux. Il y a peu, la mode était à l’"auto-promotion des populations. On parlait encore de développement auto-centré, autoentretenu, auto-géré. Un animateur burkinabé résume d’un trait : "Nous, on disait le développement-auto. C’était plus facile à
retenir." Et pas toujours faux, puisque les experts blancs, porteurs de la bonne parole, débarquaient souvent en 4x4 ».
LIRE
Survivre en Afrique face au sida, Bernard JOINET et Théodore MUGULOLA, Karthala, 314 p.
Un livre plein d’humour, de délicatesse, de franchise, bref d’humanité sur un sujet si périlleux. Une salve pour B. Joinet, Père blanc fort éloigné
du moralisme pontifiant, et pour l’intarissable illustrateur, l’artiste tanzanien T. Mugolola.

Observatoire permanent de la Coopération française

Rapport 1995
L’ouverture d’un travail de fond, avec plusieurs avis et sous-rapports sur les chiffres de l’aide publique, la dévaluation du CFA, la coopération
militaire, et le Rwanda.
Desclée de Brouwer. Ce livre peut être commandé à Survie (120 F)
SURVIE, 57 AV. DU MAINE, 75014-PARIS - TEL. : (33.1) 43 27 03 25 ; FAX : 43 20 55 58 - IMPR. ALPHA COPY, 22 BIS RUE DU PARADIS, 75010-PARIS
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