Fiche du document numéro 22480

Num
22480
Date
Jeudi Novembre 2007
Amj
Taille
102662
Titre
Les médias français et le génocide des Tutsis
Page
43
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Jean-François Dupaquier

CONTROVERSES

Les MÉDIAS FRANÇAIS
et le GÉNOCIDE des TUTSIS
Jean-François
Dupaquier
Jean-François Dupaquier,

I

l existe de nombreuses définitions méthodologiques du génocide . À la lumière des pro-

journaliste, écrivain. A notamment
dirigé l’ouvrage collectif La Justice
internationale face au drame
rwandais, Ed Karthala, 1997.

blèmes que ce « crime des crimes » pose aux
Dernier ouvrage paru Burundi 1972,
professionnels de l’information, il semble pertinent de retenir qu’il s’agit d’une conspiration au bord des génocides, avec
de grande ampleur qui requiert notamment la Jean-Pierre Chrétien, Ed Karthala,
constitution d’une organisation cachée, parallèle à la structure d’État, apte à une transgres- Paris, 2007.
sion massive, susceptible de dissimuler son
dessein d’extermination – non seulement dans
la phase de la préparation, mais aussi lors de sa perpétration voire après son achèvement1 – et, de recourir à toute la palette des armes de la désinformation,
menaces aussi bien que manœuvres de séduction, interdiction d’accès aux
sources, accusations en miroir, propagation de faux bruits et de faux documents, etc.
En résumé, un génocide est un crime d’État prospérant dans l’obscurité
et les faux-semblants, capable de saper sans relâche les efforts d’investigation
et les fondements éthiques de l’information. Les génocides du XXe siècle, depuis
l’extermination des Arméniens jusqu’à celui des Tutsis du Rwanda, répondent
tous à ces « fondamentaux », même si les vicissitudes de l’Histoire ont, selon

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les drames, plus ou moins interrompu ce processus. Presque 70 ans après la
Shoah, beaucoup s’étonnent encore de l’efficacité de la machine nazie à couvrir
si longtemps d’un rideau de fumée ce qui, dès le milieu des années 1930, apparaissait à une poignée d’esprits lucides comme un processus fatal.
En sens inverse, il faut un énorme travail de mémoire pour finir par mettre
un génocide à sa juste place de catastrophe interpellant la conscience universelle.
Les médias jouent leur rôle dans ce processus et les erreurs d’appréciation ou
les faiblesses initiales des journalistes pèsent lourd. « Une fois qu’une grille de
lecture erronée s’est diffusée, les explications doivent être nombreuses et répétées pour qu’elle soit rectifiée », observe Isabelle Jaffré2 dans le cas du Rwanda.
Si le génocide des Tutsis en 1994 est encore aujourd’hui considéré par beaucoup
de Français comme une histoire incompréhensible de « sauvages », de « gens
qui se sont entre-tués par colère »3, les médias français n’y sont pas pour rien.

Une cécité congénitale
Au soir du 6 avril 1994, lorsque commencent les massacres ciblés de Tutsis et
de démocrates hutus, ce pays « francophone » reste pour les médias français et
leur public un « trou noir » dans la galaxie de l’information. Les journalistes de
la presse écrite qui y ont effectué des reportages se comptent sur les doigts
d’une seule main4, comme en attestent, dans les services de documentation
des médias, les chemises « Rwanda » qui ne brillent que par leur maigreur.
Bien que la France ait envoyé dans ce petit pays d’Afrique à partir du 4 octobre
1990 une force militaire qui, par moments, frôlait le millier d’hommes et comportait les unités de recherche de renseignement les plus « pointues », il ne s’est
pas trouvé un seul député, durant quatre ans, pour interroger le gouvernement
sur les modalités pratiques et le sens politique d’un tel engagement. A ce qui
relève du « domaine réservé » du président de la République répondait l’autocensure des médias et des parlementaires.
On ne s’étonnera donc pas que, face à un attentat qui coûte la vie à deux présidents5 et au génocide déclenché aussitôt après, les journalistes des principaux quotidiens français se révèlent désorientés, sans repères. Le 6 avril 1994,
les « africanistes » des trois grands quotidiens Le Monde, Le Figaro et Libération6,
sont à Pretoria pour suivre un événement prévu de longue date : les premières
élections de l’après-apartheid. Aussi les « automatismes de classement et les routines »7 se donnent libre cours.
« L’histoire post-coloniale du Rwanda est ponctuée de massacres interethniques », croit pouvoir éditorialiser Le Monde daté du 8 avril8. Ce n’est pas la première fois que le quotidien du soir recourt à des clichés poussiéreux et des
plus contestables. Dans l’édition du 8 octobre 1990 qui faisait état du début

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de l’intervention armée française au Rwanda, Jacques de Barin écrivait déjà :
« Pasteurs nomades de tradition guerrière, les Tutsis se rapprochent de la
branche des nilotiques. On les dit quelque peu sûrs d’eux et dominateurs. Les
Hutus, eux, appartiennent au monde bantou. Volontairement ou non, ils se
donnent l’image de paysans accrochés à leur terre, madrés, mais plutôt rustres,
malhabiles en politique ».
Le Figaro exploite la même veine. Dans un article de Ph. D. (Patrice-Henri
Desaubliaux ?) qui rend compte de l’attentat contre l’avion présidentiel, on
apprend que le Rwanda et le Burundi sont « otages d’un antagonisme séculaire entre les deux tribus, les Hutus et les Tutsis ». Le journaliste s’étend sur les
supposées « différences » physiques, psychologiques et traditionnelles entre les
deux groupes. L’utilisation de tous ces stéréotypes démontre que les « dossiers » remontés aux journalistes par leur service de documentation respectifs, comportent des articles qui répètent depuis quarante ans (voire davantage) des stéréotypes surtout significatifs de l’époque et de l’idéologie coloniales.
Comment les lecteurs peuvent-ils comprendre qu’aux barrières installées par les
milices « génocidaires » il faille généralement demander la carte d’identité
pour identifier ces supposées « appartenances tribales » ou « ethniques » et
leurs singuliers critères « morphologiques » supposés « crever les yeux », tout
comme les « nez juifs » dont les hommes de Vichy prétendaient détenir l’équation ? Que sont réellement ces « ethnies » ou « tribus » qui parlent une seule
et même langue ?
Puiser ses sources dans des articles antérieurs, sur des situations mal définies, et concernant un pays méconnu : « Cette méthode de travail a été dans le
cas du Rwanda dommageable pour l’analyse de la situation. Les journalistes
se sont enfermés dans un cadre d’analyse ethnique qui ne leur permettait pas
de comprendre et donc de rendre compte correctement du conflit », observe Isabelle Jaffré9.
Pourquoi ces journaux, et notamment Le Monde et Libération, au large
public d’étudiants, d’enseignants et de chercheurs en sciences humaines, n’ontils pas le réflexe de s’adresser aussitôt aux spécialistes du Rwanda pour décrypter la crise ? Au Monde, il faut attendre le 15 avril pour lire la tribune d’un certain Bernard Taillefer10, sachant récuser les analyses simplistes : « Parler sans
cesse des conflits entre Hutus et Tutsis ne sert pas la population rwandaise,
mais l’enferme au contraire dans les simplifications que les extrémistes de
tous bords ont répandues […]. Ce n’est pas dans cette haine raciale que vécurent
pendant longtemps les Rwandais ». L’historien Jean-Pierre Chrétien, spécialiste internationalement reconnu de la région des Grands Lacs, n’est à aucun
moment interrogé par Le Monde, qui ne sollicite tardivement son collègue du

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Centre de Recherches Africaines (CRA), Gérard Prunier que pour servir de
faire-valoir à un article titré « Désarroi et partialité des chercheurs africanistes »,
véritable « coup de pied de l’âne » pour justifier le fait que Le Monde n’a presque
jamais interrogé les spécialistes et cherche à s’en justifier.
Le 26 avril, paraît dans Libération une analyse de Jean-Pierre Chrétien titrée
« Un nazisme tropical », qui constitue la première véritable mise en perspective historique et politique de la tragédie. Le chercheur dénonce trente ans de
« racisme interne » au Rwanda et au Burundi, « la logique fasciste des ethnismes », le « nazisme bantou » qui trouve sa clientèle dans « une jeunesse à
demi scolarisée et manipulée à coups d’argent, de bière et de chanvre indien »,
« l’indéfectible soutien » de la France au dictateur et l’aveuglement de l’Europe
qui cautionne « une lecture ethnographique d’un autre âge, alors qu’il s’agit d’un
génocide moderne de type nazi ». L’expression « nazisme tropical », démonte
la mécanique moderne d’un génocide qui ne doit rien à l’« exotisme ».
La date où apparaît le mot « génocide » dans les médias est très significative du phénomène d’occultation de la réalité que provoque le recours à des
grilles d’explication se référant au tribalisme et à une sorte de « fatalité africaine » de la violence. De façon significative, c’est Le Parisien qui l’emploie dès
le 11 avril 1994. Ce quotidien populaire qui ne s’intéresse que marginalement
à l’actualité africaine ne possède pas de journaliste spécialiste du continent. Il
opte avec pragmatisme pour l’interview d’une spécialiste, journaliste à RFI,
qui donne immédiatement la bonne analyse : « Ce qui se passe à Kigali n’est pas
du tout un conflit ethnique. Certes, la garde présidentielle et les milices comme
le Comité de défense de la République – qui sont composés à 100 % de Hutus
– se livrent à des massacres à l’encontre de la minorité tutsie, mais ils tuent aussi
des personnalités politiques hutues comme le Premier ministre et tous les
chefs des partis de l’opposition qui s’étaient ralliés à l’idée d’un gouvernement
d’union nationale. Ils tuent en réalité tous ceux qui œuvraient pour l’ouverture politique du pays et le partage du pouvoir. C’est l’occasion pour eux d’éliminer tous les partisans de la démocratie et de liquider définitivement, dans la
foulée, tous les Tutsis, en commettant un véritable génocide. (…) »11 Le même
jour, Philippe Ceppi, envoyé spécial de Libération, bon connaisseur de la région
des Grands lacs, emploie lui aussi le mot génocide. Mais ailleurs le terme fait
peur et surtout, la réalité est obscurcie par les préjugés.
Les grands quotidiens français répondent à la tragédie rwandaise par des
articles contradictoires. Semaine après semaine, leur lecture montre avec quelle
constance les éditorialistes dissimulent leur méconnaissance derrière leurs
grilles de lecture dépassées, ne tenant aucun compte de ce que leurs propres collègues, envoyés spéciaux, racontent souvent dans la même page. Ainsi Charles

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Lambroscini éditorialise encore le 22 juin 1994 : « le carnage du Rwanda
ramène au point de départ : la réalité africaine est d’abord tribale »12. À cette date,
de nombreux articles d’envoyés spéciaux ont déjà démontré l’inanité de ce
genre d’analyse. Cette constance est confirmée par une série d’articles de Jean
d’Ormesson, exceptionnel « envoyé spécial » du Figaro dans la « zone Turquoise » au mois de juillet.

« Sources officielles françaises » et « consignes de la rédaction »
Cet aveuglement confinant parfois à l’autisme n’est-il que le résultat de la
paresse intellectuelle ? À de nombreuses reprises, les éditorialistes se réfèrent
à des « sources officielles françaises » dont on ignore si elles sont le résultat de
rencontres au hasard de cocktails et dîners en ville, ou d’un travail plus opiniâtre de désinformation.
Si les journaux français peinent généralement à décrire le génocide et à
utiliser le mot pour le dire, ce n’est pas faute d’avoir mobilisé un effectif approprié. Comme le souligne le chercheur Marc Le Pape, dès le 7 avril les grands quotidiens ont « régulièrement consacré à l’actualité rwandaise une place importante,
tout à fait inhabituelle pour les guerres et les événements en Afrique »13. À la
différence des autres médias, L’Humanité n’a pu envoyer qu’un seul journaliste sur le terrain : Jean Chatain, qui arrive le 27 avril, mais qui adresse aussitôt quelques-uns des meilleurs articles de la période.
Ce n’est donc pas faute de moyens que la rédaction du Monde répugne
longtemps à employer le mot « génocide » sous la signature de ses collaborateurs.
Un simple courrier des lecteurs permet aux lecteurs attentifs du Monde d’appréhender la réalité génocidaire du carnage, le 27 avril. Jean-Fabrice Pietri
administrateur de l’AICF (Action internationale contre la faim) raconte : « La
chasse à l’homme s’organise à l’échelle des Tutsis. […] Tout est bon pour les
meutes de Hutus qui traquent les Tutsis. Les Hutus sont autour, il n’y a pas d’issue pour les Tutsis, les Hutus frappent tant qu’ils peuvent, le tout dans une
atmosphère d’hystérie collective. Devant les hommes à terre sans défense
gémissant dans leur sang, il n’y pas chez les massacreurs une ombre de pitié.
Tout sentiment de raison s’efface avec la rage, etc. [...] On tue les Tutsis, hommes,
femmes, enfants, on brûle leur maison. Faut-il attendre de pouvoir parler de génocide avant que ne s’émeuve l’opinion internationale ? »14
Les journalistes du Monde pourraient se fier à ce lecteur racontant ce qu’il
a vu de ses yeux, sur place. Mais il semble qu’une consigne de la rédaction en
chef ait prohibé aux journalistes – pour des raisons jamais élucidées – ce mot
qu’un simple lecteur juge indispensable. Les politiques sont plus réactifs : le
Premier ministre français Alain Juppé emploie pour la première fois le mot

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« génocide » le 16 mai 1994. Le 27 mai, Le Monde rapporte que « la commission des droits de l’homme de l’ONU a désigné un rapporteur spécial » sur la
tragédie du Rwanda et que le texte final qualifie les massacres de génocide. Le
terme est d’une exceptionnelle gravité, employé très rarement dans une
enceinte internationale. Et pourtant l’information ne fait pas la Une du Monde15.
le mot y reste employé tardivement et entre guillemets. Il n’apparaît dans un
titre (et sans guillemets) que le 8 juin 199416, presque deux mois après Le
Parisien. Comme le souligne l’historien Yves Ternon, « Ce sera une constante
dans Le Monde qui va juxtaposer des données contradictoires dans ses différents
articles et priver le lecteur de la compréhension des événements en le laissant libre de « choisir » à sa guise les éléments constitutifs du génocide qui
seront présentés en pointillé »17.
Alors que l’ensemble des médias français commence à rendre compte de
la réalité du génocide, le gouvernement lance l’idée d’une intervention « militaro-humanitaire » qui prendra le nom d’« Opération Turquoise ». Cette annonce
donne un large retentissement à la polémique – apparue à la mi-avril – sur
l’appui inconsidéré de l’État français à la dictature rwandaise. Elle révèle à son
tour d’autres zones d’ombre de la grille de lecture dite « tribaliste » et « exotique »,
mais en réalité purement idéologique, qui tend à occulter la réalité. Et fait
resurgir une expression intéressante, « Khmers noirs », qui vise le Front patriotique Rwandais.
« Khmers noirs » est un slogan forgé en 1992 par des militaires français spécialistes de la désinformation pour disqualifier auprès des médias le mouvement
rebelle auquel ils sont directement confrontés. Au-delà de sa charge émotionnelle, l’expression n’a aucun sens. Soutenue par les États-Unis, la rébellion n’a
rien d’un mouvement marxisant. Elle est au contraire animée par des chrétiens fervents, voire puritains, et son réel défaut, aux yeux des conseillers militaires français placés aux côtés de la dictature fascisante de Kigali, est leur organisation très structurée, leur discipline, leur capacité d’infiltration et, en retour,
l’extrême difficulté d’y introduire des agents.
Sous la plume des journalistes qui relaient ce slogan, « Khmers noirs »
apparaît avec le recul plutôt comme un marqueur idéologique qui identifie les
journalistes – et parfois les hommes politiques – les plus perméables à la manipulation de certains milieux français du Renseignement. On le trouve sous la
plume de Frédéric Fritscher dans Le Monde dès 1993 où son utilisation laisse des
traces. Par exemple dans un article du 18 juin 1994 de Jean Hélène sur les
camps de déplacés dans la zone tenue par le FPR : « Il est difficile, voire impossible, de sortir de ces camps où les observateurs s’interrogent sur les séances
d’éducation qui rappellent à tort ou à raison un certain Cambodge. »

Jean-François Dupaquier

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L’empathie de certains journalistes avec les milieux militaires français les
conduit à se faire de simples portes paroles de l’institution. Le 18 juin, Jean de
la Guérivière intervient dans une polémique entre Le Soir et Le Monde sur la mise
en cause de la France dans l’attentat contre l’avion d’Habyarimana sous le titre
« Paris dément les informations du quotidien Le Soir ». « Il n’y pas un militaire
français qui puisse être de près ou de loin mêlé à cette affaire. » On attend la distance du journaliste et son éventuelle contre-enquête qui lui permettraient de
ne pas s’en remettre à la bonne foi d’un communiqué officiel. Sur le thème
de la défense inconditionnelle de l’armée française, certains éditorialistes du
Figaro ne sont pas en reste, même si d’autres parviennent à exprimer leurs
interrogations. Une véritable fracture apparaît alors dans les rédactions, les
« spécialistes de l’armée » s’y livrant parfois à de curieuses contorsions pour
ménager à la fois l’institution militaire et leur propre expertise, entachée par leur
discrétion depuis le début du génocide18. Les lecteurs ont souvent du mal à se
forger une opinion, mais n’est-ce pas précisément l’objectif de ceux qui instillent dans les organes d’information une dose de désinformateurs et de désinformations ?

La responsabillité de l’Etat français
Comme le résume si bien la chercheuse belge Marie Soleil Frère, « cet État
français républicain et démocratique a-t-il effectivement mené, dans ce petit
pays lointain, avec les deniers de ses citoyens désinformés, une politique
« inavouable » qui ancrera à tout jamais la mauvaise conscience, dans nos
esprits d’Européens, préservés d’habitude de toute culpabilité grâce au caractère
radicalement lointaine et étranger, géographiquement et culturellement, des
drames des pays du Sud »19.
L’État français joue un rôle si important dans la survie du régime Habyarimana des années 1989-1994 que certains de ses acteurs et de ses organes
dominent ou tentent d’entraver tout débat en France sur le génocide lui-même.
« Écrire sur le Rwanda n’est donc pas chose facile, surtout lorsqu’il s’agit de
remettre en question les actes posés par un pays tel que la France », observe
encore Sylvie Klinkemallie. Celle-ci tente de répondre à une question simple et
légitime concernant les médias francophones rendant compte du génocide
dans un pays dit francophone : « Existe-t-il toujours une différence entre la,
manière dont la presse belge francophone et la presse française ont couvert et
relatent encore la question de l’implication française dans la tragédie rwandaise ? Dans l’affirmative, une telle différence signifie-t-elle que la presse française évolue dans une certaine proximité avec l’appareil étatique et présente
dès lors une tendance à répercuter les positions officielles ? »

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Évidemment, la connivence ne laisse de traces que dans les articles considérés et les méthodes qu’ils révèlent : le journaliste connaît-il réellement son
« sujet », vérifie-t-il ses informations, croise-t-il et cite-t-il ses sources ? Est-il
capable d’indiquer le sens d’un événement en le plaçant dans une perspective
pertinente ? Lorsqu’il doit protéger un informateur, offre-t-il une chance raisonnable de croire que ses citations ne sont pas inventées ? Se limite-t-il des
conclusions mesurées, permettant au lecteur de se forger sa propre opinion ?
Globalement, en comparaison de la presse belge, la « couverture » médiatique
du génocide de 1994 par les médias français apparaît souvent faible, parfois
contestable, doctrinaire, et dans certains cas à la limite de la désinformation. Cela
tient en partie à l’antériorité de l’expérience des professionnels belges sur la
région des Grands Lacs, notamment de Marie-France Cros (La Libre Belgique) et
de Colette Braeckman (Le Soir). On a observé, dans les principaux journaux
français un véritable hiatus entre la réalité du génocide des Tutsis décrite par les
envoyés spéciaux et les éditoriaux et les commentaires rédigés par des journalistes « du siège ». Or ces derniers, généralement plus haut placés dans la hiérarchie, sont aussi beaucoup plus favorables à la thèse d’un « double génocide » propagée par leurs sources gouvernementales, dans le cadre d’une
connivence trop habituelle. Mais ce qui frappe surtout, c’est la prédilection de
la presse française pour des débats hexagonaux au mépris de toute enquête et
de tout recoupement des sources.
La polémique se développe essentiellement autour de l’attentat du 6 avril
contre l’avion présidentiel et de l’identité des auteurs de ce crime de guerre.
Aujourd’hui, une montagne de documents et de témoignages, notamment
devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) démontre que l’attentat n’a fait que précipiter le scénario d’un génocide ourdi depuis la fin-1990.
Il est l’aboutissement d’un régime politique reposant sur la ségrégation ethnique et développant un cycle de violences antitutsi solidement encadrées.
Mais ceux qui veulent avant tout absoudre l’État français de toute responsabilité dans la crise de 1994 s’accrochent à l’idée qu’il est l’élément initiateur d’une
« colère populaire spontanée », laquelle, se répandant comme une traînée de
poudre à l’insu d’autorités administratives et militaires débordées, a provoqué
un bain de sang dont les Tutsis ne seraient peut-être pas les principales victimes. Cette appréciation, calquée sur la défense des accusés de génocide,
s’étoffe d’une réécriture « morale » de l’histoire du Rwanda qui s’évertue à
faire des vainqueurs du génocide une « dictature sanguinaire » d’une particulière duplicité.
On a connu par le passé d’autres événements « scénarisés » dans un but politique précis, comme l’incendie du Reichstag. L’attentat contre l’avion du président

Jean-François Dupaquier

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Habyarimana va jouer à peu près le même rôle de « justificatif judiciaire et
idéologique ». En 2007, il alimente encore en France une polémique qui ne prospère nulle part ailleurs, et qui vise à rien de moins que faire porter aux Tutsis
la responsabilité de leur propre génocide.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette dérive négationniste et la volonté affichée de ses propagandistes d’empêcher à tout prix jusqu’au rétablissement des
relations diplomatiques entre le Rwanda et la France. À l’évidence, le « cabinet
noir » qui a inventé le slogan des « Khmers noirs » et qui a si longtemps contribué à obérer la grille de lecture du génocide de 1994 dans les médias français,
est toujours à l’œuvre dans les pans d’ombre de la République.

notes
1. Le révisionnisme étant la continuation idéologique du génocide.
2. Isabelle Jaffré, Les médias français et la crise rwandaise, étude comparative du Monde et du
Figaro, avril 1994-août 1994, mémoire de master 1, Faculté de droit et de science politique de
l’université de Rennes 1.
3. Cette expression est très souvent relevée, notamment par David Hazan, réalisateur du film « Tuezles tous. Histoire d’un génocide sans importance ». Propos recueillis par Sylvie Klinkemallie lors
d’un débat organisé à Bruxelles le 19 mai 2005.
4. À l’exception de la presse dite « panafricaine » le plus souvent stipendiée et engagée dans une
désinformation systématique. Cette presse sera par la suite souvent aux premiers rangs du négationnisme du génocide des Tutsis. L’analyse la plus récente et la plus documentée sur les dérives
de cette presse se trouve dans le livre Les sorciers blancs. Enquête sur les faux amis français de
l’Afrique, par Vincent Hugeux, Ed. Fayard, Paris, 2007.
5. Dans le Falcon abattu le 6 avril au soir se trouvaient notamment le président du Rwanda Juvénal
Habyarimana et celui du Burundi Cyprien Ntayiramira.
6. Nous limiterons ici nos citations au Monde, au Figaro et à Libération, car elles sont les plus significatives de certains dysfonctionnements dans la relation du génocide de 1994, alors que La Croix
et L’Humanité effectuent un travail généralement exemplaire. Sur la « couverture » globale du génocide de 1994 par les médias français et belges, voir Commission d’enquête citoyenne (CEC), auditions du jeudi 25 mars 2004. Rapport de la CEC, « Idéologie et médias », rassemblé dans l’ouvrage collectif L’horreur qui nous prend au visage, Ed Karthala, Paris, 2005. Le traitement télévisuel
de l’événement a été analysé par Danielle Birck et Philippe Boisserie dans un article des Temps
Modernes n° 583, juillet août 1995, pp.180-216.
7. Selon l’expression d’Erik Neveu, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, collection
Repères, 2001, page 53.
8. Le Monde, 8 avril 1994, « Rwanda-Burundi : la poudrière »
9. Isabelle Jaffré, déjà citée.

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10. Bernard Taillefer n’est pas un « chercheur » mais le directeur de la Banque populaire au
Rwanda. Il livre une grille de lecture tout à fait pertinente. Le Monde, 15 avril 1994, « Rwanda, le
devoir d’agir ».
11. Interview de Madeleine Mukamabano, journaliste à RFI, d’origine rwandaise, par Bruno Fanucchi,
Le Parisien, 11 avril 1994. « Comment se fait-il que ce soit Le Parisien libéré, qui n’a pas la réputation d’être un grand journal politique, qui publie la meilleure analyse faite par la presse à cette date
et que ces propos si lucides n’aient été repris ni par la presse, ni par la radio, ni par la télévision et
encore moins par les responsables politiques ? », s’interroge aujourd’hui encore Yves Ternon.
12. Le Figaro, éditorial du 22 juin 1994 titré « Le poids du passé ».
13. Marc Le Pape, Les Temps Modernes n° 583, déjà cité. Au Monde, six journalistes du service
étranger sont envoyé spéciaux au Rwanda et dans les pays voisins (Jean Hélène, Corinne Lesnes,
Frédéric Fritscher, Jean-Baptiste Naudet, Denis Hautin-Guiraut, Jean-Yves Laumeau. Interviennent
également des journalistes d’autre services (Marie-Pierre Subtil (politique), Jacques Isnard
(Défense), d’investigation (Hervé Gattegno, ainsi que le directeur de la, publication Jean-Marie
Colombani et le correspondant à Bruxelles Jean d de la Guérivière. A Libération ce sont sept journalistes qui sont envoyés sur place, Jean-Philippe Ceppi, Alain Frilet, Stephen Smith, Dominique
Garraud, Florence Aubenas, Guy Benhamou, Jean Hatzfeld. Interviennent aussi Jacques Amalric
(éditorialiste), Arnaud Vivian (chronique TV), Pierre Hazan (correspondant à Genève), Frédéric
Fillioux et Pierre Briançon (correspondants aux États-Unis), Jean Guisnel et Patrick Sabatier (service politique).
Au Figaro, trois journalistes sont sur le terrain (Renaud Girard, Patrick de Saint-Exupéry, François Luizet, tandis que trois journalistes éditorialisent (Franz Olivier Giesbert, rédacteur-en-chef, Charles
Lambroscini et Jean d’Ormesson). Quatre autre signatures apparaissent : Patrice-Henri Desaubliaux,
Jean-Alphonse Richard, Annie Thomas, Christian Spillmann.
À La Croix, neuf journalistes ont été chargés de couvrir le Rwanda pendant cette période : les envoyés
spéciaux Vincent Lathuillière, Maria Malagardis, Agnès Rotivel, Mathieu Castagnet et Noël Copin ; au
siège à Paris : Bernard Gorce, Bruno Chenu, Vincent Villeminot, ainsi que le correspondant à Bruxelles
François Janne d’Othée.
14. Le Monde, 27 avril, courrier de Jean-Fabrice Pietri.
15. Le Monde du 27 avril sous la signature d’Isabelle Vichniac.
16. Le Monde du 8 juin, sous le titre « Rwanda, sur la route du génocide », un reportage de Jean
Hélène à Tambwe.
17. Yves Ternon, Commission d’enquête citoyenne (CEC), auditions du jeudi 25 mars 2005, déjà
cité.
18. Pour plus de détails, La presse en question, par Sylvie Klinkemallie, Ed. Golias, Villeurbanne
(France), avril 2007, Les Temps Modernes n° 583 et Commission d’enquête citoyenne (CEC), déjà
cités.
19. Marie Soleil Frère, chercheur, Fonds national de la recherche scientifique, Université libre de
Bruxelles à Rwanda, « La presse en question », déjà cité.

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