Fiche du document numéro 21820

Num
21820
Date
Dimanche 24 juin 2018
Amj
Taille
334928
Titre
Rwanda : un nouveau témoignage sur l’opération « Turquoise »
Soustitre
Selon un ancien aviateur de l’opération « Turquoise », lui et ses camarades se sont bien préparés à frapper le Front patriotique rwandais (FPR), à la fin du mois de juin 1994. Le caractère humanitaire devient plus net après cette mission annulée in extremis.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Des soldats français patrouillent dans l’ouest du Rwanda, à proximité de la frontière avec la République démocratique du Congo (ex-Zaïre). / Peter Turnley/Corbis/VCG via Getty Images

Il a une petite cinquantaine d’années. Le physique sec d’un homme qui n’a pas abandonné la pratique du sport. Il a fait toute sa carrière dans l’armée de l’air. En juin 1994, il a participé à l’opération « Turquoise » lancée par la France sous mandat de l’ONU : officiellement, une action armée humanitaire pour secourir les civils rwandais, deux mois après le déclenchement du génocide contre les Tutsis et l’assassinat des Hutus de l’opposition par le gouvernement intérimaire rwandais (GIR) et ses supplétifs. Cet aviateur n’a jamais évoqué publiquement son rôle dans Turquoise. Pourtant, vingt-quatre ans après, il y pense toujours, seul. Lorsqu’il a découvert le témoignage de Guillaume Ancel sur la dimension offensive du début de l’opération, il a reconnu des éléments de son histoire. « Il n’est pas un affabulateur pour ce que j’ai vu de Turquoise. C’est pourquoi, il m’est apparu juste d’apporter mon témoignage », explique-t-il. Il a posé deux conditions : rester anonyme pour ne pas s’attirer inutilement des ennuis, et relire son témoignage.

Pas de briefing sur la nature de la mission



Fin juin 1994, notre aviateur, prépositionné dans une base française en
Afrique, débarque à Kisangani (au Zaïre) avec les premiers éléments de la
chasse française. « Notre métier est d'apporter un appui feu aux opérations au
sol. Nous sommes arrivés dans cet état d'esprit. » Avec ses camarades, ils
n'ont pas reçu de briefing précis sur la nature de leur mission et le contexte
de leur intervention. Ils se disent que l'Élysée est aux commandes. La seule
chose dont ils sont quasiment sûrs, c'est qu'ils vont intervenir dans une zone
de conflit où il y a les « hostiles » : « On les appelait les rebelles. Avec
le recul, j'ai compris que nous parlions du FPR.
 » Ceux engagés dans
l'opération « Amaryllis », l'opération d'évacuation des Français de Kigali,
deux mois et demi plus tôt, retrouvent le même ressenti à Kisangani. « En
avril, ils avaient clairement perçu la bienveillance de la France pour les
dignitaires du régime et son hostilité envers le FPR.
 »

Quatre Jaguar, de Centrafrique, sont déployés à Kisangani dès le 26 juin. Ils
assurent la jonction avec les avions venus de France. À leur côté, un
ravitailleur C-135FR. Ils sont rejoints, le 29 juin, par quatre Mirage F1CT.
Les équipages se préparent et s'attendent à être engagés dans la zone de
conflit : au Rwanda donc.

Pour illustrer ses propos et montrer qu'il n'affabule pas, il présente des
documents dont, sur l'écran de son smartphone, une photo d'une vieille carte
dessinée à la main. On y reconnaît la zone géographique de l'opération avec
des traits symbolisant les trajectoires pour les avions en fonction des
options envisagées : l'une d'elles conduit à Kigali.

« Pour nous, nous étions là pour faire la guerre »



Y a-t-il eu à sa connaissance ou a-t-il reçu une directive, un ordre
préparatoire pour intervenir sur Kigali ? « Non. Mais pour nous, nous étions
là pour faire la guerre. Nous étions sur le point de frapper les rebelles :
cela ne faisait, alors, aucun doute. L'armement qui arrivait sur la base nous
confortait dans cette perspective.
 »

Le 30 juin, les équipages sont convoqués à la nuit tombée. « Vous allez
intervenir au petit matin pour bloquer les rebelles, car la tension monte
sur le terrain
 », leur dit-on. L'officier du renseignement les met en garde
sur le professionnalisme et l'armement des « hostiles » : en particulier sur
leurs missiles sol-air, du type de celui qui a abattu l'avion du président
Habyarimana. « L'arme la plus dangereuse pour les chasseurs. »

La nuit est courte pour les équipages et les mécanos. « Au petit matin, les
deux premiers Jaguars décollent pour la zone de conflit, canons armés.
C'était évident. Ça allait chauffer. Ils s'étaient envolés pour faire leur
métier : appuyer nos troupes au sol en frappant les rebelles
 », se
souvient-il.


Une mission annulée sans aucune explication



Les Jaguar sont en liaison avec d'autres avions relais. En attendant les
coordonnées de la cible, ils demandent l'autorisation d'ouvrir le feu : « Le
protocole est très strict et peut-être long. Il est demandé en avance pour
tester la chaîne de commandement. Mais ce jour-là, la procédure utilisée étant
nouvelle dans ce contexte, elle a dû remonter directement aux plus hautes
sphères de l'État. En 1994, engager la chasse dans une action de combat ne
pouvait se faire que sous l'autorité du président de la République. Mais
l'autorisation n'a pas été donnée. La mission est annulée, et les Jaguar
rentrent à leur base.
 »

Ce retour a surpris le personnel. « Nous nous sommes demandé ce qui s'était
passé ! Mais aucune explication n'a été donnée
 », poursuit-il. Les hommes
sentent que les ordres et les points de vue du commandement sur la mission ont
évolué. « À partir du 1er juillet, les choses ont changé à Kisangani. L'état
d'esprit n'était plus exactement le même. La pression est retombée, le
personnel, relevé.
 » Le 3 juillet, les Jaguar sont relevés par quatre Mirage
F1CR.

Avec le recul, cet aviateur est convaincu que l'engagement des Jaguars, ce 1er
juillet, est apparu au dernier moment, aux yeux des décideurs comme
contrevenant au mandat donné par les Nations unies à Turquoise. « Cette action
de feu avortée a certainement permis aux politiques d'orienter plus clairement
les ordres dans un sens strictement humanitaire.
 »

Laurent Larcher

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