Fiche du document numéro 20438

Num
20438
Date
Jeudi 25 avril 1996
Amj
Taille
155835
Surtitre
Libre parole, libre media: des droits menacés? Audition publique Commission des affaires étrangères, de la sécurité et de la politique de défense Sous commission des droits de l'homme Bruxelles, 25 avril 1996
Titre
De la radio de la haine à la radio des droits de l'homme
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Si la fin des régimes communistes en Europe de l'Est s'est accompagnée d'avancées incontestables de la liberté d'expression dans cette partie du monde - et par ricochet en Afrique, par exemple - elle a également signifié l'ouverture de la boîte de Pandore des passions nationalistes et ethniques, maintenue fermée jusque-là par la chape de plomb de la guerre froide. Ce qui s'est traduit par l'apparition de ce que Reporters sans frontières a appelé les médias de la haine. Aujourd'hui, les discours ultranationalistes, xénophobes et même racistes n'ont plus à se cacher derrière une rhéthorique idéologique.

Le cas du Rwanda: Appel au massacre des populations



« C'était une activité commerciale comme une autre ». Félicien Kabuga, riche homme d'affaires rwandais et ex-président de Radio Libre des Mille Collines (RTLM), clame son innocence. Que « radio machette » ait appelé à tuer « même les enfants » déplorant que « les fosses ne soient pas encore pleines », ne trouble pas ce proche de la famille Habyarimana dont la fille a épousé Jean-Pierre, l'un des fils du couple présidentiel. Pour lui, « RTLM ne visait nullement à encourager la hain »...

Créée en juillet 1993, RTLM est, à la veille du génocide, la seule radio privée du Rwanda. Pour l'Akazu, le clan des extrémistes hutus regroupés autour d'Agathe Habyarimana, l'épouse du Président, la station est une riposte aux accords d'Arusha, dont la signature est imminente. Ceux-ci prévoient, en effet, le partage des ondes de Radio Rwanda (la radio nationale), que les Hutus dominaient jusque-là. Craignant de ne plus pouvoir disposer à leur guise d'un organe de propagande, essentiel dans un pays à 90 % rural et largement analphabète, les hommes du Hutu power mettent sur pied leur propre radio. Avec appuis et complaisances au plus haut niveau. L'argent provient pour partie de la femme du Président et de Félicien Kabuga. Ferdinand Nahimana est directeur de programmes. Cet historien, qui a soutenu une thèse à l'université de Paris VII sur l'histoire de la nation rwandaise, était directeur de l'Office rwandais d'information avant d'être renvoyé de ce poste en raison de sa participation active au massacre de 300 Tutsis du Bugesera, en mars 1992.

Quand, le 6 avril 1994 vers 20 heures, l'avion qui transporte Juvénal Habyarimana est abattu au-dessus de Kigali, RTLM annonce, presque immédiatement, l'attentat, aussitôt attribué au FPR (l'opposition armée, largement dominée par les Tutsis). La radio nationale ne diffusera l'information que le lendemain matin. Mais déjà, poste radio dans une main et machette dans l'autre, soldats et miliciens dressent des barricades, sillonnent la capitale et commencent les massacres. Chaque jour, d'avril à juillet, RTLM encourage, oriente, galvanise les troupes gouvernementales et le Interahamwe, les milices des partis au pouvoir, allant jusqu'à diffuser à l'antenne les noms et adresses des fugitifs qui se terrent.

« Vous écoutez Radio Rutomorangingo »... La voix est faible, à peine audible. On comprend mal les propos, et, bien vite, la liaison est perdue. C'était en mars 1995: sur les hauteurs de Bujumbura, dans le quartier de Kiridi, durant quelques jours, entre 23 heures et minuit, on pouvait capter sur 104 FM les premiers essais de la radio extrémiste hutue Radio Rutomorangingo (la radio « qui fait la lumière »). Puis, durant plusieurs semaines, plus rien.

Mais, au mois de juin, une autre radio commence ses émissions. Radio Démocratie - La Voix du Peuple se présente comme « la radio du Conseil national pour la défense de la démocratie (CNDD) », le mouvement de Léonard Nyangoma, ancien ministre de l'Intérieur et de la Sécurité vivant en exil au Zaïre et leader politique des milieux extrémistes hutus. Radio Démocratie diffuse également les communiqués des Forces pour la défense de la démocratie (FDD), le bras armé du CNDD. Contrairement à Radio Rutomorangingo, elle émet de façon régulière, le matin de 6h30 à 7h00 et le soir de 18h00 à 19h30, en français et en kirundi, sur 95 FM. Selon plusieurs sources, Radio Démocratie serait implantée au Zaïre, dans la ville d'Uvira (région du Sud Kivu), à vingt-cinq kilomètres de Bujumbura.

Radio Démocratie est une radio violente. Dans un style particulièrement morbide, les animateurs de la radio ressassent sans répit des récits de massacres réels ou supposés, passés ou à venir. Ils exacerbent l'agressivité de leurs auditeurs en s'appuyant sur les persécutions bien réelles que ceux-ci subissent au quotidien, ou en jouant sur le climat de peur et de suspicion qui règne au Burundi. Répétés jour après jour, les appels au meurtre diffusés à l'antenne dans le langage ``codé'' habituel à ce genre de média sont d'autant plus dangereux qu'ils sont immédiatement assimilés tels quels par une large partie de la population hutue.

Interrogé par Reporters sans frontières, le ministre de l'Information, Germain Nkcshimana, affirme que le gouvernement tente de brouiller les émissions de cette radio « qui attise les courants extrémistes ». Effectivement, depuis le 20 juillet 1995, Radio Démocratie est devenue plus difficile à capter.

Des limites à la liberté d'expression ?



Comment combattre ces médias qui appellent à la violence dans la région des Grands Lacs mais également en Algérie, dans le Caucase, au Moyen-Orient, au Cambodge ou dans l'ex-Yougoslavie? Faut-il mettre en place des médias alternatifs? Faut-il poursuivre les auteurs de ces appels à la haine? Faut-il alors admettre certaines limites à la liberté d'expression, au-delà des réglementations réprimant la diffamation et des législations antiracistes dont la légitimité est reconnue par le droit international?

Jusqu'à présent, les initiatives de Reporters sans frontières auprès de la Commission des droits de l'homme et du Conseil de sécurité des Nations unies en vue d'obtenir l'interdiction de ces médias n'ont pas abouti. Pas davantage que les plaintes déposées en France à l'encontre de responsables de RTLM qui ont trouvé refuge à Paris durant plusieurs mois. Au Burundi, Reporters sans frontières a saisi la justice, demandant l'interdiction de trois journaux extrémistes. Jean-Marie Bizimana, le directeur de l'un d'entre eux, l'hebdomadaire tutsi La Nation, a été contraint de répondre aux questions du juge lors d'une convocation, le 22 février 1996. Le directeur de la Nation conteste avoir appelé au meurtre de l'ambassadeur des Etats-Unis, Robert Krueger, et du représentant spécial des Nations unies, Ahmedou Ould Abdallah, « puisque l'article incriminé (qui incitait à battre ou à abattre ? les deux diplomates) était rédigé au conditionnel »... Aujourd'hui, un seul journaliste rwandais ayant appelé au meurtre - Joël Hakizimana, ancien rédacteur de Kangura - est sous les verrous à Kigali. Quand à Ferdinand Nahimana, le directeur de RTLM qui s'était réfugié au Cameroun, il a été arrêté par les autorités de Yaoundé.

Application des règles existantes et des règles internationales



Alors que faire? Comment organiser la riposte? Des règles existent. Même si elles sont difficiles à mettre en oeuvre, les démocraties doivent exiger leur application. Il en est ainsi de la Convention du 23 septembre 1936 sur l'emploi de la radiodiffusion dans l'intérêt de la paix dont l'article 1er indique que les Etats parties « s'engagent à interdire et à faire cesser sans délai sur leurs territoires respectifs toute émission qui, au détriment de la bonne entente internationale, serait de nature à inciter les habitants d'un territoire quelconque à des actes contraires à l'ordre intérieur ou à la sécurité d'un territoire d'une haute partie contractante ». Ou encore du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dont l'article 20 oblige tous les Etats parties à interdire par la loi toute propagande en faveur de la guerre. Sans oublier la « Déclaration sur les principes fondamentaux concernant la contribution des organes d'information au renforcement de la paix, de la compréhension internationale, à la promotion des droits de l'homme et à la lutte contre le racisme, l'apartheid et l'incitation à la guerre » adoptée par la conférence générale de l'Unesco le 28 novembre 1978. La Cour interaméricaine des droits de l'homme précise, pour sa part, « qu'une société qui n'est pas bien informée n'est pas une société vraiment libre ». Elle en tire le principe selon lequel le droit à l'information suppose une certaine qualité de l'information. Peut-on en déduire que la liberté d'expression pourrait trouver ses limites dans le droit à être correctement informé? Le débat est ouvert.

D'autres moyens judiciaires existent qui visent à tenir les journalistes pour individuellement responsables des actes de provocation à la haine dont ils sont les auteurs. Ainsi, l'acte d'accusation du tribunal de Nuremberg visait au moins deux accusés, sur les dix-neuf condamnés, qui comparaissaient en raison notamment de leur responsabilité personnelle dans la diffusion de journaux nazis (Alfred Rosenberg, éditeur des journaux Völkischer Beobachter et N.S. Monatshefte, et Julius Streicher, éditeur du journal Der Stürmer). Dans le même esprit, les deux tribunaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda sont compétents pour juger « quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière, aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 5 » du statut (ex-Yougoslavie) ainsi que « l'incitation directe et publique à commettre le génocide » et « la complicité dans le génocide ».

Détruire les radios de la haine ou développer des radios humanitaires ?



Le Conseil de sécurité a décidé des mesures encore plus radicales visant non seulement à dénoncer ces médias de la haine mais aussi à les détruire. A propos de la Somalie, dans sa résolution 837, celui-ci "condamne vivement le recours, notamment par l'USC/SNA (parti du général Aïdid), à des émissions radiophoniques pour inciter aux attaques contre le personnel des Nations unies". Il en déduit, agissant en vertu du chapitre VII de la Charte, l'importance cruciale de « neutraliser les systèmes de radiodiffusion qui contribuent à la violence et aux attaques contre l'ONUSOM II ». Un commando se chargea de l'opération. La méthode ne fut renouvelée ni en Bosnie ni au Rwanda.

Mais d'autres réponses existent à cette montée de médias assassins. Au-delà de la solidarité dont de nombreuses ONG ont témoigné pour les journalistes qui résistent à ces dérives ethniques - en ce sens, le combat pour que la fourniture de papier journal soit exclue des mesures de l'embargo, au même titre que l'aide alimentaire ou médicale, est un impératif qui devrait être inscrit dans la loi internationale - , ces dernières années ont été marquées par le développement de radios humanitaires.


Le cas de l'ex-Yougoslavie: Appel au racisme



En ex-Yougoslavie, la plupart des rédactions ont tenu, avant et pendant le conflit, des discours nationalistes, appelant à l'épuration ethnique. Elles sont devenues des machines de guerre qui diffusaient une propagande violente, haineuse et bien souvent mensongère, contribuant largement au déchaînement des passions et des animosités meurtrières. Dans cet univers de désinformation, une poignée de rédactions a résisté, malgré les menaces et les difficultés créées par les autorités. Plusieurs associations les ont soutenues contre les menaces d'asphyxie. Mais l'une d'entre elles, Droit de parole, est allée plus loin en mettant à la disposition des journalistes démocrates de cette région un bateau émetteur dont la radio a diffusé des émissions pendant quelques semaines, à partir des eaux internationales, vers l'ex-Yougoslavie. Malgré les limites de l'exercice, cette expérience a montré que des professionnels déterminés pouvaient, en dépit des règles juridiques internationales hostiles, mettre en oeuvre une véritable ingérence médiatique.

Le devoir d'ingérence médiatique



Au Rwanda, Reporters sans frontières a aidé, au lendemain du génocide, le redémarrage d'une dou zaine de journaux. Parallèlement, l'association a installé, en août 1994, en pleine épidémie de choléra, deux radios au service des réfugiés et des organisations humanitaires, dans les camps de réfugiés autour du lac Kivu. Radio Gatashya-Goma a cessé d'émettre à la fin du mois d'octobre lorsque la situation sanitaire s'est rétablie. Radio Agatashya-Bukavu poursuit ses activités, financée par la coopération suisse. A Kigali, la MINUAR a créé sa propre station. Et, plus récemment, à l'initiative des parlementaires européens Bernard Kouchner et Pierre Pradier, Radio Umwizero (Radio Espoir) a vu le jour à Bujumbura.

Ces initiatives ont la vertu de défendre la liberté de la presse contre elle même lorsqu'elle conduit à ne plus laisser la parole qu'aux seuls assassins. Elles permettent également d'attirer l'attention de l'opinion publique sur les cas de désinformation utilisés comme facteur de guerre. Mais elles ne peuvent être qu'exceptionnelles. Ce « devoir d'ingérence médiatique » ne peut être mis en oeuvre qu'une fois épuisés les autres recours que sont l'assistance de l'application du droit international qui oblige les Etats parties de certains pactes et conventions à faire taire les « médias de la haine ».

En 1995, 51 journalistes ont été tués et 380 emprisonnés. Sur les 193 pays qui siègent aux Nations unies, moins de la moitié respecte le droit d'informer et d'être informé. C'est dire si la liberté de la presse a encore du terrain à conquérir. Mais défendre les journalistes harcelés ou emprisonnés ne peut conduire à fermer les yeux sur ceux qui transforment leurs médias en instruments d'oppression. Il n'y a pas de liberté sans liberté de la presse. Mais il n'y a pas, non plus, de liberté de la presse sans respect des règles de déontologie. Aux journalistes de les définir. Et à la communauté internationale de faire appliquer les règles de droit dont elle s'est dotée.

Robert Ménard est le Secrétaire général de Reporters sans Frontières, une organisation fondée en 1985 à Paris qui se bat pour la liberté des médias. Répartie sur plusieurs pays et disposant de 125 correspondants locaux dans le monde entier, cette organisation s'est engagée spécialement à établir une radio des droits de l'homme au Rwanda.

Reporters sans Frontières, avec un effectif permanent de 17 personnes, donne assistance aux journalistes et médias en danger et envoie des notes de protestation partout où la liberté d'expression est menacée.

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