Fiche du document numéro 20319

Num
20319
Date
Mercredi 13 décembre 2017
Amj
Taille
237488
Titre
Entre Kigali et Paris, l’heure des comptes judiciaires et diplomatiques
Sous titre
Convoqué ce jeudi à Paris pour être confronté à un ultime témoin de l’attentat du 6 avril 1994, le ministre rwandais de la Défense James Kabarebe a annoncé qu’il ne viendrait pas, malgré la menace d’un mandat d’arrêt international. Par ailleurs, s’appuyant sur l’expertise d’un groupe de juristes américains de premier plan, le président Kagame fixe le cadre des relations entre les deux Etats : rien ne peut arrêter la recherche de la vérité sur la responsabilité française dans le génocide des Tutsi du Rwanda et le pouvoir judiciaire doit se ressaisir dans le traitement des dossiers concernant son pays.
Nom cité
Source
Type
Blog
Langue
FR
Citation
James Kabarebe et Hervé Ladsous, secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix de l’ONU, à Kigali en septembre 2012 © Monusco – Sylvain Liechti

Convoqué ce jeudi à Paris pour être confronté à un ultime témoin de l’attentat du 6 avril 1994, le ministre rwandais de la Défense James Kabarebe a annoncé qu’il ne viendrait pas, malgré la menace d’un mandat d’arrêt international. Par ailleurs, s’appuyant sur l’expertise d’un groupe de juristes américains de premier plan, le président Kagame fixe le cadre des relations entre les deux Etats : rien ne peut arrêter la recherche de la vérité sur la responsabilité française dans le génocide des Tutsi du Rwanda et le pouvoir judiciaire doit se ressaisir dans le traitement des dossiers concernant son pays.

C’est une lettre de huit pages révélée par Jeune Afrique – à consulter ici. Les deux avocats des accusés rwandais de l’attentat, le Belge Bernard Maingain et le Français Lef Forster l’ont lue et commentée lundi 11 décembre aux juges d’instruction Nathalie Poux et Jean-Marc Herbaut, du pôle judiciaire antiterroriste de Paris. Accompagnée d’une série d’annexes, la missive veut expliquer et justifier le refus du ministre rwandais de la Défense de se rendre à leur convocation à Paris les 13 et 14 décembre. La convocation précisait qu’en cas de refus, James Kabarebe, qui fait figure de numéro 2 du régime, pourrait faire l’objet d’un mandat d’arrêt international. La menace de trop pour Paul Kagame. Aussitôt, l’ambassadeur du Rwanda à Paris était rappelé à Kigali « pour consultation ». Une nouvelle rupture des relations diplomatiques avec la France se profilait à l’horizon.

Après bien des débats à Kigali, la solution de la main tendue a prévalu. Sauf que derrière cette main il y a un bras de fer. Jacques Kabale, l’ambassadeur du Rwanda en France, serait revenu porteur d’une lettre au ton empreint de « franchise », adressée à Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères et Philippe Étienne, conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron. Pendant de nombreuses années, Kigali avait adressé – en vain – des signes discrets pour engager un dialogue avec Paris. Aujourd’hui, selon l’analyse du chef de l’Etat rwandais il est indispensable de tout mettre sur la table. Ou de la renverser.

Retour sur le volet judiciaire de la crise actuelle



A l’origine de la dernière colère de Kigali, l’audition par les juges Poux et Herbaut d’un témoin de la vingt-cinquième heure de l’attentat de 1994, un transfuge rwandais qui se fait appeler Jackson Munyeragwe, de son vrai nom James Munyandinda. Entendu à deux reprises, il affirme avoir assisté aux préparatifs de l’attentat du 6 avril 1994 dans les rangs du Front patriotique rwandais (FPR). On se souvient que voici près d’un quart de siècle, l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana était abattu par un tir de missile alors qu’il s’apprêtait à atterrir à Kigali. Après quatre ans d’une guerre civile où Paris avait mis plus que son grain de sel, le chef de l’Etat rwandais venait de parapher à Dar-es-Salaam l’accord final de partage du pouvoir avec l’opposition démocratique et la rébellion armée du Front patriotique rwandais. Les extrémistes hutu avaient prévenu qu’ils ne reconnaîtraient pas l’accord. Dans les heures qui suivirent le sommet de Dar-Es-Salaam et l’attentat, leur leader, le colonel Théoneste Bagosora, tentait un coup d’Etat. Avec ses sbires, il déclenchait l’élimination des politiciens hutu démocrates ainsi que le génocide des Tutsi. La guerre civile reprenait. Le FPR allait l’emporter en cent jours, mais durant ce laps de temps, les trois quarts des Tutsi du Rwanda avaient été exterminés.

Le Parquet de Paris ne voit rien, n’entend rien, ne dit rien



Qui avait abattu le Falcon présidentiel, offert à Juvénal Habyarimana par François Mitterrand et dont les trois membres de l’équipage étaient Français ? Le Parquet français ne bougeait pas. Visiblement, Paris n’était pas pressé d’ordonner une enquête. Le 31 août 1997, Sylvie Minaberry, la fille d’un des pilotes assassinés, assistée d’Hélène Clamagirand, conseil de Paul Barril, finit par déposer une plainte avec constitution de partie civile peu avant l’audition de Paul Barril prévue par Commission française d’enquête parlementaire. Paul Barril se prévalant de l’existence d’une instruction judiciaire, déclina l’invitation à témoigner. Le célèbre « juge antiterroriste » Jean-Louis Bruguière fut finalement désigné en 1998 pour instruire. Mais très vite, son enquête tourna à la caricature. Refusant de se rendre au Rwanda « par crainte pour sa sécurité », Jean-Louis Bruguière se mit à en réécrire l’histoire contemporaine en s’appuyant sur des témoins douteux – tous des opposants au régime de Paul Kagame -, et sur un « interprète assermenté » allié de la famille Habyarimana qui avait réussi à s’infiltrer dans l’équipe d’enquêteurs avec l’aide de Paul Barril. Il a instruit uniquement à charge. Cerise sur le gâteau, le juge n’avait pas jugé utile une expertise balistique. Dans cette « affaire signalée », le Parquet de Paris ne trouvait rien à redire aux flagrantes manipulations, carences et anomalies de l’enquête.

Rupture des relations diplomatiques en 2006



Bruguière publia fin 2006 une « ordonnance de soit communiqué » qui désignait les coupables de l’attentat : l’entourage le plus proche du nouveau président rwandais. Selon les documents de Wikileaks, ll confiait le résultat de son travail d’enquête à l’ambassade des Etats Unis et à l’Elysée en violation flagrante du secret de l’instruction.Une série de mandats d’arrêt internationaux était aussitôt émise. Comme l’immunité de chef d’Etat protégeait Paul Kagame d’un juge français, Jean-Louis Bruguière faisait le siège de la procureure du Tribunal pénal international, Carla Del Ponte, pour qu’elle le fasse mettre en jugement. Selon le rapport de Jean-Louis Bruguière, l’objectif des tueurs, embusqués sur la colline de Masaka, proche de l’aéroport, était de prendre le pouvoir malgré le risque de massacres. Pour soutenir ce paradoxe, Bruguière a été jusqu’à offrir l’impunité aux membres du commando, du moment qu’ils alimentent sa thèse. Ainsi le « lieutenant » Abdul Ruzibiza, qui venait de décrire avec force détails l’action de son commando tirant sur l’avion depuis la colline de Masaka, tuant au passage trois Français… sortait libre du cabinet du juge. La seule cible de Jean-Louis Bruguière, tireur de missiles judiciaires, de son fan club médiatique et des politiciens français qui l’adulaient, était Paul Kagame.

Fin 2006, dès l’émission des mandats d’arrêt, les autorités de Kigali rompaient les relations diplomatiques avec la France. Elles ne furent rétablies qu’en 2010 par Nicolas Sarkozy et un bon connaisseur du contexte du génocide, son ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner.

L’expertise balistique exonère le FPR



L’instruction judiciaire qui empoisonnait les relations entre Paris et Kigali profita à la fois du remplacement du juge Bruguière par Trévidic, et de l’embellie diplomatique. Celle-ci permit à Marc Trévidic et Nathalie Poux d’organiser une expertise balistique sur les lieux de l’attentat. En 2012, les experts français rendirent leur rapport : les missiles avaient été tirés de l’enceinte du camp de la garde présidentielle limitrophe de l’aéroport, à Kanombé, ou depuis ses environs immédiats et non de Massaka comme affirmé péremptoirement et bien hâtivement par le juge Bruguière. L’expertise complémentaire ordonnée à la demande des parties civiles confirma cette analyse. Dès lors, il apparaissait quasiment impossible que les hommes du Front patriotiques restent mis en cause. Kigali attendait une clôture de l’instruction et un non-lieu, à défaut d’une enquête complémentaire qui aurait pu confirmer la rumeur d’une responsabilité française dans l’attentat.

Nyamwasa rêve d’une nouvelle rupture entre Kigali et Paris



C’était sous-estimer la capacité de nuisance des nombreux ennemis de Paul Kagame. Hutu comme Tutsi, ou… Français de souche, ils partagent une même feuille de route : continuer à incriminer le chef de l’Etat rwandais dans l’attentat, le présenter comme un individu machiavélique qui aurait « joué » du génocide des Tutsi pour conquérir le pouvoir. Après leur pasionaria Victoire Ingabire, aujourdhui emprisonnée à Kigali sur base de données écrites précises révélées par son ordinateur, ils se sont donnés comme chef de file le général Faustin Kayumba Nyamwasa, un ex-hiérarque du régime qui a fait défection en 2010. Depuis son exil en Afrique du Sud, celui-ci a créé une nouvelle formation politique, le Rwanda National Congress (RNC), qui espère renverser Paul Kagame par tous les moyens y compris la force. D’une part, en organisant un mouvement armé pour attaquer le Rwanda en s’associant aux FDLR, issues des ex-Forces armées rwandaises. D’autre part, en « pourrissant » l’instruction judiciaire à Paris, afin d’empêcher un non-lieu par tous les procédés possibles. D’où le « témoignage » tardif et opportun de « Jackson Munyeragwe », un des militants du RNC.

Une rupture des relations diplomatiques entre Paris et Kigali comblerait les vœux du RNC, ainsi que des Français qui conseillent dans l’ombre Faustin Kayumba Nyamwasa. Il est paradoxalement le dernier Rwandais visé par les mandats d’arrêt internationaux délivrés par le juge Bruguière, les autres mandats ayant été levés par Nathalie Poux et Marc Trévidic après l’audition des intéressés – notamment de James Kabarebe – au Burundi en septembre 2010. Ca ne réduit guère le pouvoir de nuisance de Kayumba Nyamwasa.

L’intervention des d’avocats américains Cunningham Levy Muse LLP



Il n’en reste pas moins que les mensonges assez grossiers de James Munyandinda, alias Jackson Munyeragwe, pèsent lourd dans les relations diplomatiques entre Kigali et Paris. Comme si le problème n’était pas déjà assez compliqué, Paul Kagame demande une explication générale sur le rôle de Paris dans le soutien militaire au général Habyarimana entre 1990 et 1993, puis dans le génocide lui-même. Et, last but not least, sur l’hostilité agissante des gouvernants français vis-à-vis du régime rwandais depuis 1994, exception faite du quinquennat de Nicolas Sarkozy.

Il y a plus d’un an, Paul Kagame confiait au célèbre cabinet d’avocats américains Cunningham Levy Muse LLP la mission d’analyser la politique menée au nom de la France au Rwanda depuis 1990. Il choisissait une des meilleures pointures du barreau des Etats Unis, l’un des avocats phares du dossier du Watergate.

Pas de révélations majeures du côté de Washington



Selon un communiqué du gouvernement du Rwanda, le topo des Américains « documente le rôle et les connaissances des responsables français dans le génocide de 1994 contre les Tutsis. » Kigali ajoute : « Le rapport, qui a été partagé avec le gouvernement français, fait partie des efforts plus larges du Rwanda, annoncés en novembre 2016, pour mener une enquête approfondie sur (…) les responsables français à l’égard du génocide.
Le rapport Muse, qui repose uniquement sur des informations disponibles dans le dossier public, indique qu’il existe des preuves à l’appui des allégations d’implication étrangère dans le génocide, y compris celle des responsables français. Le rapport identifie également des preuves suggérant que le processus de responsabilisation a été, et continue d’être, miné par les acteurs français. »

On trouvera ici le texte intégral de ce rapport et ici la traduction en français de ses dernières pages.

Louise Mushikiwabo enfonce le clou



Pour tous les Français qui connaissent le dossier, le rapport Muse n’apportera pas de révélations majeures ; ni même mineures :
« Les autorités françaises ont facilité le flux d’armes vers le Rwanda dans la période précédant le génocide, bien qu’elles aient été informées des attaques violentes contre le groupe minoritaire tutsi dans le pays ;
- Malgré cette connaissance des massacres récurrents des Tutsis au début des années 1990, les autorités françaises ont permis aux génocidaires de se rencontrer au sein de l’ambassade de France à Kigali et de commencer à former le gouvernement intérimaire qui a présidé le Rwanda pendant le génocide;
- Les communications privées entre les officiels français révèlent que l’opération Turquoise, qui était présentée comme une mission humanitaire, avait en réalité pour objectif militaire de soutenir le gouvernement intérimaire responsable du génocide, et d’empêcher son retrait par le Front patriotique rwandais, qui stoppait atrocités en juillet 1994.
- Les autorités françaises ont mis en sécurité les présumés génocidaires et entravé les tentatives de les traduire en justice à divers moments au cours des vingt-trois années écoulées depuis le génocide; ». Etc.

Sans surprise, Kigali « a accepté la recommandation du rapport Muse selon laquelle ces faits méritent une enquête approfondie sur la responsabilité des responsables français dans le génocide contre les Tutsis. »
 Louise Mushikiwabo, ministre rwandaise des Affaires étrangères, a enfoncé le clou :
« Le rapport Muse expose un résumé accablant de la conduite par les fonctionnaires français au Rwanda pendant les années 1990 et par la suite, et nous sommes d’accord avec la recommandation du rapport qu’une enquête complète sur le rôle des fonctionnaires français dans le génocide est justifiée.
 » Nous avons transmis le rapport Muse au gouvernement de la France, qui a des responsabilités à assumer. C’est aussi une opportunité pour les autorités françaises de mieux collaborer avec le Rwanda dans la recherche de la vérité, de la justice et de la responsabilité concernant le Génocide contre les Tutsis. » 
Bob Muse, associé chez Cunningham Levy Muse LLP (surtout connu pour avoir été avocat au Sénat du Watergate Committee), a déclaré de son côté que « le but du rapport n’est pas de parvenir à des conclusions ou à des jugements définitifs, maintenant une enquête complète sur ces questions devrait être menée. Toute enquête sur cette question devrait non seulement évaluer ce qui s’est passé dans les années 1990 mais aussi ce qui s’est passé depuis, y compris l’étendue de la coopération de la France avec l’enquête en cours du Rwanda ».

Refus de coopérer plus avant dans l’interminable instruction judiciaire ouverte à Paris sur l’attentat du 6 avril 1994, exigence d’une ouverture complète des archives françaises sur la politique de la France au Rwanda. Paul Kagame a déposé de très grosses pierres dans le jardin de Philippe Étienne, conseiller diplomatique du président français.

Philippe Étienne connaît bien le dossier. Ancien directeur de cabinet de Bernard Kouchner, il fut l’artisan caché du rétablissement des relations diplomatiques avec Kigali en 2010. Mais les grosses pierres de ces derniers jours ressemblent à autant de rochers de Sisyphe.

Jean-François DUPAQUIER – Afrikarabia

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