Fiche du document numéro 19523

Num
19523
Date
Lundi 4 décembre 2006
Amj
Taille
116793
Titre
Un témoin rwandais récuse le juge Bruguière
Sous titre
Ruzigana, cité dans l'enquête sur l'attentat du 6 avril 1994, accuse le magistrat d'avoir déformé ses propos.
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Nouveau rebondissement dans le très sensible dossier de l'enquête du juge Bruguière sur l'attentat du 6 avril 1994 qui a causé la mort de l'ex-président rwandais Juvénal Habyarimana et déclenché le génocide dans lequel 800 000 Tutsis et opposants hutus ont été tués. Résumé des épisodes précédents : il y a dix jours, le juge antiterroriste émettait neuf mandats d'arrêt visant des proches du chef de l'Etat rwandais, Paul Kagame, pour leur implication dans l'attentat, et recommandait la mise en accusation du Président, protégé par son statut, devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Cette «bombe» judiciaire a provoqué la colère des autorités rwandaises, qui ont rompu toute relation diplomatique avec Paris. Aujourd'hui, un témoin abondamment cité par Bruguière dans son ordonnance (pages 23 à 25) accuse le magistrat d'avoir déformé son témoignage pour coller à son instruction.

Surprise. Emmanuel Ruzigana, entendu le 29 mars 2004, explique dans une lettre à Bruguière, dont Libération s'est procuré une copie, «ignorer l'existence du Network Commando», présenté par le juge comme celui qui a abattu l'avion, et n'avoir «aucune connaissance sur la personne qui aurait tiré sur l'avion», n'étant pas à Kigali le 6 avril. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir, à la lecture de l'ordonnance, que Bruguière avait fait de lui un membre du commando, chargé de la protection du site de tir de missile depuis la colline de Masaka, et un témoin visuel de l'attentat.

Contacté par Libération en Norvège, Emmanuel Ruzigana, 35 ans, donne un certain nombre de détails troublants. Premier problème, Ruzigana parle à peine le français, encore moins bien l'anglais. Or le procès-verbal d'audition, daté du 29 mars 2004 à 15 h 40, dont Libération a pu lire une copie, ne mentionne que trois personnes présentes : le juge, la greffière Sandrine Mounes et le témoin. Pas de traducteur en kinyarwanda ! Pourtant, les réponses du témoin, dans un excellent français, fourmillent de détails. Aujourd'hui, Ruzigana explique que la greffière lisait un texte, lui demandant de confirmer ou d'infirmer. « Parfois, je ne comprenais pas la question, il fallait s'y reprendre à plusieurs fois. Le juge n'aimait pas mes réponses. A la fin, il m'a dit, énervé : ``C'est fini, sortez, il n'y aura pas d'asile !'' » Avant de partir, la greffière lit à toute vitesse le procès-verbal et lui demande de signer. Il s'exécute sans comprendre.

Deuxième problème : Ruzigana explique qu'il se trouvait dans le Mutara (nord-est du Rwanda), le 6 avril 1994, lorsqu'«on a tué (sic) l'avion». Ce n'est qu'après la fin du génocide qu'il est retourné à Kigali. Or le juge le présente comme un «infiltré» opérant à Kigali sous une couverture de chauffeur de taxi et assure qu'il aurait été mis au courant du projet d'attentat deux semaines avant. Selon la même ordonnance, l'attentat a été décidé le 31 mars... Vérification faite au Rwanda auprès de soldats du FPR présents à l'époque à Kigali, Ruzigana n'était pas dans la capitale rwandaise. «Je ne pouvais pas être incognito à Kigali, ajoute-t-il. J'y suis né, tout le monde me connaît.»

Instrumentalisé. Troisième détail troublant : Ruzigana assure que, le jour de son audition, Abdul Ruzibiza (Libération du 28 novembre), autre témoin clé du juge Bruguière, était présent dans un bureau attenant. Ruzibiza et Ruzigana se sont rencontrés à Kigali à la fin des années 90. Le premier semble avoir joué un rôle central dans l'exfiltration du second hors du Rwanda. C'est Ruzibiza qui l'incite à se rendre à l'ambassade de France en Tanzanie, où un certain «Pierre» lui remettra un visa pour la France, qu'il obtient en effet sans difficulté. A son arrivée à Paris le 29 mars 2004, des policiers l'attendent pour le conduire chez le juge. Curieusement, dans son livre Rwanda, l'histoire secrète (Panama, 2005), Ruzibiza mentionne Ruzigana à trois reprises, jamais en rapport avec l'attentat. Brouillés, les deux hommes qui vivent en Norvège ne se parlent plus, Ruzigana ayant l'impression d'avoir été instrumentalisé. Joint par Libération, Ruzibiza estime que le revirement de Ruzigana pourrait avoir été provoqué par des «menaces» sur sa soeur et sur son frère ­ capitaine dans l'armée rwandaise ­, restés au pays. C'est aussi ce que sous-entend une source judiciaire française. Ce qui ne lève pas les interrogations sur l'instruction de Bruguière.

Christophe Ayad

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024