Fiche du document numéro 18782

Num
18782
Date
Jeudi 29 juin 2017
Amj
Taille
90954
Surtitre
La chronique de Raphaël Glucksmann
Titre
Le spectre rwandais
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Monsieur le Président,

- Vous êtes attaché à l'Histoire et aux questions de mémoire. Vous
savez qu'une nation se grandit plus qu'elle ne s'abaisse en faisant la
lumière sur ses parts d'ombre. Vous savez aussi - vous l'avez pointé à
propos de la colonisation en Algérie - que les spectres du passé, si
nous ne les confrontons pas, reviennent hanter le présent. - Ces
jours-ci, c'est un autre fantôme, le plus hideux de la Ve République
sans doute, qui est ressorti de son placard à travers une enquête de
Patrick de Saint-Exupéry dans le magazine “ XXI ” : le fantôme de la
politique française au Rwanda. Vous seul pouvez l'exorciser en
permettant l'éclosion de la vérité. Je ne parle pas ici de repentance,
mais de vérité. Ouvrez, Monsieur le Président, aux historiens, aux
journalistes et au public les archives rwandaises de notre Etat.

Permettez-nous de savoir ce que le doux nom de “ France ” a à voir avec
l'infâme réalité du génocide des Tutsis.

- Voyageons ensemble un court
instant dans ce passé qui ne passe pas, qui ne peut ni ne doit passer
tant que nous n'en prenons pas la mesure. Nous sommes en juin 1994,
notre pays commémore les 50 ans du massacre d'Oradour-sur-Glane et la
musique consensuelle du “ Plus jamais ça ! ” berce nos consciences
assoupies. Au même moment, un génocide a lieu au Rwanda. Près d'un
million de personnes sont exterminées en cent jours, pour le seul crime
d'être nées tutsies.

- Les images des tueries sont diffusées en
mondovision - pas de “on ne savait pas” qui tienne cette fois-ci - et
l'indifférence n'en est pas moins planétaire. Je fais partie d'une
génération - la même que la vôtre - qui s'est éveillée au monde en
découvrant ces images sur un écran de télé. Je n'ai jamais pu m'en
défaire. Elles m'habitent encore aujourd'hui. Comme résonnent en moi
les premières accusations de complicité portées aussitôt contre notre
pays.

- Car, en juin 1994, toutes les nations n'assistent pas
passivement au retour du crime des crimes. Il y en a une qui ne se
contente pas de laisser faire, une qui est (très) active : la nôtre.
Sans le vouloir probablement, mais en le sachant très certainement, nos
dirigeants se rangent du côté des génocidaires hutus. Dans quelle
mesure et selon quels processus, nous l'ignorons encore. Vingt-trois
ans plus tard, n'est-il pas temps de le savoir ?

- Nous sommes en juin
2017 et, quelques jours après votre évocation du Rwanda lors d'une
autre commémoration d'Oradour, le témoignage sidérant d'un haut
fonctionnaire français ayant eu accès aux archives indique donc que
notre Etat aurait réarmé les génocidaires après le génocide, sur ordre
notamment du secrétaire général de l'Elysée d'alors, Hubert Védrine. Si
nous prenons au sérieux ce que revêt le terme de “génocide” et si
nous aimons la France, cela ne peut qu'ébranler nos consciences.

- Nous
savions que notre Etat avait équipé et entraîné les Forces armées
rwandaises avant le génocide. Nous savions qu'il avait soutenu les
autorités génocidaires pendant le carnage. Nous découvrons désormais
qu'il a ordonné leur réarmement une fois l'imprescriptible commis. En
toute connaissance de cause. Nous réalisons aussi que ce sont des
hommes parfaitement identifiables qui ont décidé cela, des hommes qui
fréquentent toujours les plus hautes sphères de la République et qui,
jamais, n'ont eu à expliquer ce qu'ils avaient réellement fait ou
décidé alors.

- Votre prédécesseur avait promis en 2015 de déclassifier
ces archives rwandaises. Des hauts fonctionnaires - dont celui qui
s'exprime dans “XXI” - ont été mandatés pour les explorer auparavant.
Et la déclassification n'a pas eu lieu. Comme souvent, François
Hollande n'est pas allé au bout de ses idées. Pourquoi ? L'étendue des
complicités fut probablement jugée trop grande et les noms des
complices, trop prestigieux. C'est précisément pour cela qu'il faut que
la lumière soit faite.

- L'honneur de la République est infiniment plus
grand que les intérêts de ses serviteurs, aussi élevés soient-ils. Cet
honneur est entaché par leurs compromissions dans l'extermination des
Tutsis du Rwanda. Seule la vérité, aussi douloureuse soit-elle,
permettra de le restaurer. Le renouvellement que vous prônez passe
aussi par l'ouverture des anciens placards.

- Sincèrement,

Raphaël Gluksmann

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