Fiche du document numéro 1831

Num
1831
Date
Dimanche 24 décembre 2006
Amj
Auteur
Taille
149399
Titre
Des notes de la DGSE soulignent les ambiguïtés de l'action de la France au Rwanda de 1993 à 1995
Soustitre
Déclassifiés par le ministère de la Défense, 105 documents de la Direction générale de la sécurité extérieure dont « Le Monde » a eu connaissance, corrigent la lecture proposée par Paris à l'époque du génocide.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Des absences et des surprises : on trouve tout cela dans les 105
documents de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) sur
l'action de la France au Rwanda déclassifiés par le ministère de la
défense. Versées à l'instruction ouverte en décembre 2005 devant le
tribunal aux armées (TAP) pour « complicité de crimes contre
l'humanité
 » et « complicité de génocide », ces notes, datées du 26
février 1993 au 7 décembre 1995 - dont Le Monde a eu connaissance -,
ne sont guère instructives sur le déploiement des troupes françaises au
Rwanda dans le cadre de l'opération « Turquoise », conduite entre le 22
juin et le 22 août 1994, qui est au coeur de l'enquête. En revanche,
elles offrent une lecture de cette période souvent différente de celle
développée à l'époque par le pouvoir politique.

Autre sujet éludé : l'attentat contre le président hutu, Juvénal
Habyarimana, le soir du 6 avril 1994, considéré comme l'événement
déclencheur du génocide au cours duquel près de 800 000 personnes ont
été massacrées. Quant au mot « génocide » lui-même, il n'apparaît que
furtivement. De source proche de l'enquête, on explique que l'essentiel
des informations opérationnelles sur la présence militaire française au
Rwanda, de la fin 1990 jusqu'au génocide, figurent dans les 280 cartons
d'archives de la direction du renseignement militaire.

1993, Les accords d'Arusha



Dans ses premières notes, la DGSE - qui n'avait pas de représentation
officielle au Rwanda - évoque les affrontements terribles du début de
l'année 1993 et les pénibles contacts politiques entre le Front
patriotique rwandais (FPR) et le gouvernement de Kigali. «Chacune des
parties accuse l'autre de violer le cessez-le-feu et de commettre des
exactions sur la population
, dit une note du 18 mai 1993. Les deux
protagonistes sont responsables de massacres (...). Plusieurs charniers
auraient ainsi été découverts, amplifiant de façon dramatique le
phénomène des déplacés de guerre
. » Près de 900 000 personnes, soit un
huitième de la population, sont alors sur les routes.

Les « massacres ethniques » sont pourtant interrompus au profit d'une
négociation qui débouche sur les accords d'Arusha, signés le 4 août
1993. Un gouvernement de transition est prévu. Mais les autorités de
Kigali restent méfiantes. Elles insistent, dit une note du 8 septembre,
« pour que le départ du détachement français ``Noroit'' [300 hommes]
soit simultané avec l'arrivée, dans la capitale rwandaise, des premiers
éléments significatifs
» de la Force internationale neutre (FIN). La
même note lance un avertissement : « L'équilibre est extrêmement
précaire et peut très bien voler en éclats subitement
 ».

Le 11 octobre, le président Habyarimana effectue une visite officielle
en France. Il fait alors « l'éloge du détachement ``Noroit'' », souligne
un document du 21 octobre, selon lequel le chef de l'Etat rwandais
« redouble d'efforts pour maintenir d'étroits contacts avec la France,
dans le but de se procurer d'éventuelles garanties : maintien de la
mission militaire de coopération
(détachement d'assistance militaire et
d'instruction, DAMI) et demandes de coopération entre services ». Selon
la DGSE, la visite, au même moment, du lieutenant-colonel Rutayisire,
directeur général de la Sûreté extérieure du Rwanda, confirme cette
démarche. Dès juin 1992, ce dernier avait souhaité « bénéficier de
l'assistance militaire française dans le domaine du renseignement
extérieur
 », rappelle la DGSE, mettant en relief l'étroitesse de la
coopération entre les deux pays.


1994, La position inconfortable de la France



Le 8 avril 1994, deux jours après l'attentat contre l'avion du président
Habyarimana, la DGSE estime que « l'essentiel semble être de
circonscrire la crise, afin qu'elle ne serve pas de détonateur à de
nouveaux affrontements meurtriers Tutsis-Hutus.
 » Mais la mécanique
génocidaire contre les Tutsis est déjà enclenchée, tandis que le FPR
avance militairement. Le 15 juin, la DGSE constate qu'il contrôle « plus
de la moitié du territoire
 ». Le 24 juin, la DGSE fait un éloge
surprenant du « savoir-faire tactique » du FPR, « redoutable machine de
guerre, organisée, disciplinée et fortement encadrée par du personnel de
valeur
 ».

Dans un point de situation daté du 14 juin, le service évoque
l'assistance militaire dont bénéficient les belligérants. Selon la DGSE,
le FPR reçoit un soutien logistique de l'Ouganda. Les forces
gouvernementales, elles, « sont de plus en plus gênées par l'embargo sur
les armes et les munitions décrété par les Nations unies
 ». Elles
auraient bénéficié d'un soutien français, celui du capitaine Paul
Barril, ancien gendarme de la cellule de l'Elysée. Selon la DGSE, « il
semble que le capitaine Barril, dirigeant de la société Secret, exerce,
en liaison avec la famille de l'ex-président Habyarimana (...),
réfugiée à Paris, une activité remarquée, en vue de fournir des
munitions et de l'armement aux forces gouvernementales
 ». Paul Barril
s'était rendu au Rwanda après l'attentat du 6 avril pour un contrat de
vente d'armes conclu en mai 1993 par le gouvernement de Kigali avec un
homme d'affaires français, Dominique Lemonnier.

Le 22 juin 1994, la DGSE évalue les « risques d'enlisement » des troupes
françaises, engagées au Rwanda dans un but humanitaire. Constatant que
cet engagement est « mal compris par les deux belligérants », le service
extérieur s'interroge : « Dans ce contexte, l'opération ``Turquoise''
pourra-t-elle prévenir un enlisement du conflit militaire et de son
issue négociée ou, au contraire, le provoquera-t-elle ?
 »
Le mot « génocide » n'est employé que très rarement. Dans un point de
situation du 4 juillet 1994, la DGSE écrit que « les propositions de
mise en place d'un tribunal international, chargé de déterminer les
responsabilités dans le déclenchement du génocide rwandais,
n'apparaissent pas de nature à conforter le gouvernement de Gisenyi

(nord-ouest du Rwanda, à la frontière du Zaïre) dans sa francophilie
initiale
». Trois jours plus tard, il est écrit que le départ des
Français constitue pour le FPR « une priorité absolue ».
Le Front « estime toujours urgent de procéder au jugement des
responsables du génocide et sollicitera l'aide de la communauté
internationale, et de la France en particulier, pour leur arrestation
 ».
Le 12 août, en revanche, la DGSE évoque « les règlements de comptes »
qui se multiplient contre les responsables « des événements des mois
d'avril, mai et juin 1994
 ». Le 23 novembre, la DGSE va plus loin : « Le
FPR, par sa passivité programmée, notamment vis-à-vis des cadres de son
armée, encourage, au moins implicitement, la poursuite de
``l'épuration''
 ». Dans une note du 5 mai 1995, le mot ``génocide'' a été
remplacé par « la guerre civile rwandaise ».

Gérard Davet et Piotr Smolar

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