Fiche du document numéro 18261

Num
18261
Date
Jeudi 28 octobre 1993
Amj
Taille
89089
Titre
Purification ethnique au Burundi
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le coup d’Etat militaire de Bujumbura est plus que le signal d’un retour possible de l’Afrique à son passé récent de tyrannies. Sur un terrain politico-ethnique miné, celui du clivage opposant depuis trente ans les composantes hutus et tutsis de la population burundaise, il est hélas le possible prélude à un nouveau Libéria ou une nouvelle Somalie.

Au départ, une mutinerie sanglante est menée essentiellement par des militaires tutsis du sud du pays (province de Bururi), incarnant la faction qui détenait le pouvoir et ses avantages depuis 1966. Le bilan est terrible: le premier président élu du Burundi, le Hutu Melchior Ndadaye, est assassiné, avec plusieurs de ses proches collaborateurs du Frodebu, le parti vainqueur des élections de juillet dernier.

D’un seul coup resurgit un racisme interne que l’on croyait apaisé par la politique de réconciliation nationale et la démocratisation menée depuis 1988 par le précédent chef de l’Etat, Pierre Buyoya, véritable Gorbatchev de ce petit pays. Son successeur, Melchior Ndadaye, ne venait-il pas de déclarer, dans le droit fil de cette pédagogie de l’unité, qu’il espérait au cours de son mandat « guérir le Burundi de sa maladie ethnique » !

Depuis cinq ans, Hutus et Tutsis avaient discuté à tous les niveaux en vue de construire un avenir fondé sur le refus de toute exclusion entre Burundais et sur le pluralisme. Une Charte pour l’unité et une Constitution démocratique avaient été adoptées massivement par référendum en 1991 et 1992. Il y a trois mois, des élections présidentielles et législatives dont tous les observateurs étrangers ont loué la régularité ont porté à la tête de l’Etat, pour la première fois depuis 1965, un gouvernement civil élu par le peuple. Ce pouvoir majoritairement hutu, conformément à la composition de la population, ne se définissait pas comme une ethnocratie sectaire à la manière du modèle de la République hutu rwandaise depuis trente ans. La culture des droits de l’homme était au cœur du projet de Ndadaye.

Des problèmes se posaient: administration trop massivement renouvelée et souvent incompétente; ordre public troublé par une délinquance inquiétante, notamment dans la jeunesse; règlements de comptes locaux, notamment dans l’ouest et le nord-ouest du pays. Mais rien de tout cela ne peut justifier l’intervention imbécile et criminelle d’une minorité de prétoriens qui prennent 6 millions de Burundais en otages sans aucun projet politique digne de ce nom, autre que des intérêts corporatifs. Le silence de la radio nationale, la fermeture des frontières et la coupure du téléphone vers l’étranger durant trois jours, du 21 au 23 octobre, ont permis, notamment à partir du Rwanda, la diffusion des rumeurs les plus folles: restauration de l’ancien président Bagaza; intervention des Tutsis rwandais du FPR, et surtout génocide des Hutus comme en 1972.

Cette hantise se comprend face à une soldatesque déchaînée contre tous les cadres du parti Frodebu, mais son orchestration à la radio de Kigali, capitale du Rwanda, n’est pas innocente. Sous le couvert d’appeler à la résistance populaire, au nom du gouvernement burundais en plein désarroi, celle-ci légitime un déchaînement de la stratégie du Palipehutu (Parti de libération du peuple hutu), une formation extrémiste opposée au processus pacifique en cours, dont les dirigeants sont au Rwanda. Rodé durant les crises d’août 1988 et de novembre 1991, le processus est toujours le même: annonce d’un prochain massacre et appel au « travail », c’est-à-dire à devancer l’ennemi en tuant préventivement tous les Tutsis. Ces derniers jours, des bandes armées de machettes attaquent ces derniers, notamment dans les campagnes du nord du pays. Des autorités locales participent à cette chasse à l’homme, des massacres collectifs d’élèves tutsis ont été organisés au moins dans une dizaine d’écoles secondaires.

Les intégrismes ethniques se rejoignent dans la même logique barbare: faute de pouvoir définir une partition entre des populations qui cohabitent sur la même terre et avec la même culture, il semble plus simple de terroriser, voire d’éliminer le camp adverse. Les militaires tutsis putschistes ont été les apprentis sorciers d’un bain de sang qui risque de prendre une ampleur incontrôlable et dont les extrémistes hutus pensent sans doute tirer les bénéfices. Pour les uns et les autres, l’avenir se construit non dans les urnes, mais par le fer et le sang, par la purification ethnique.

Cette logique folle est l’antithèse de la démocratie. Le problème est devenu mondial (Yougoslavie, Caucase…), l’Afrique n’est pas exotique de ce point de vue. Les guerres civiles dites « tribales » ne relèvent pas de la « tradition », mais des politiques dans lesquelles des factions précises piègent des populations entières. Aujourd’hui le Burundi, hier le Zaïre de Mobutu, avant-hier le Rwanda de Habyarimana: toute une région risque d’imploser en un chaos sanglant si des positions claires, sans complaisance pour aucun extrémisme, ne se dégagent pas au niveau international et si des interventions rapides ne sont pas mises en œuvre sur cette base. Le peuple, la société civile et les autorités démocratiquement élues du Burundi ont besoin d’aide.


*Directeur de recherche au CNRS, Paris.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024