Fiche du document numéro 18175

Num
18175
Date
Jeudi 2 juin 1994
Amj
Taille
7986891
Titre
Rwanda, une si grande détresse
Sous titre
Réfugiée dans une case hutue, Haziza la Tutsie est le fragile symbole d'une chimérique réconciliation
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Source
Type
Langue
FR
Citation
Voilà maintenant vingt-quatre heures que Haziza n'a pas prononcé un seul mot. « Si seulement encore elle pleurait», constate Gaspard, inquiet. Le combattant du Front patriotique rwandais, l'armée rebelle tutsie, est désemparé. Hier matin, c'était un homme brisé. Tandis que nous pénétrions avec des éléments du F.p.r. dans le district de Niamata, à une quinzaine de kilomètres de Kigali, Gaspard avait appris brutalement la mort de tous les siens, massacrés par les milices hutues : père, mère, frères, sœurs, huit personnes au total, qu'il n'avait pas revues depuis plus de trois ans, lorsque, au mois de décembre 1990, le jeune agriculteur avait quitté son village pour rejoindre, à la frontière ougandaise, les rangs des rebelles. Et puis, en début d'après-midi, le miracle a eu lieu. En se dirigeant vers une case abandonnée, Gaspard a découvert Haziza, sa sœur cadette âgée de 11 ans. Prostrée dans le coin d'une pièce, la petite fille est restée longtemps immobile. Quand le jeune soldat s'est approché doucement, l'a prise par la main et, avec une infinie tendresse, l'a embrassée, Haziza, enfin, a souri. Mais toutes les questions de Gaspard sont demeurées sans réponse. Comment Haziza a-t-elle pu échapper, seule, aux massacres dans cette région majoritairement tutsie où un habitant sur dix seulement a survécu ? Depuis combien de temps était-elle réfugiée dans cette case qui, selon les rares rescapés du village, était celle d'un Hutu? Sans doute près d'un mois, durant lequel elle ne s'est pratiquement pas nourrie.

Avec précaution, nous lui donnons du Renutryl, une potion liquide pour les dénutris, qui nous avait été confiée à Paris à l'intention d'un orphelinat de Kigali. En quelques heures, la rumeur de la découverte de Haziza a couru le front. Des soldats du F.p.r., qui quadrillent la zone de combats, font maintenant des dizaines de kilomètres pour venir lui offrir de menus cadeaux. Le numéro deux du F.p.r. lui-même, Patrick Mazimpaka, lui rend une courte visite. C'est que plus qu'une mascotte, Haziza est devenue un fragile symbole d'espoir dans ce pays dont aucun qualificatif ne décrira jamais l'insoutenable agonie.

Pour pénétrer au Rwanda, jusqu'aux environs de Kigali, nous avons choisi une route qui traverse le pays par le sud depuis la frontière tanzanienne. Dès le poste frontière, situé au pied des fameuses chutes de Rusumo, on aperçoit dans la rivière Akagera plusieurs dizaines de corps. Capturés par un tourbillon, les cadavres exécutent depuis plusieurs semaines déjà un macabre ballet. Comme s'ils voulaient témoigner encore et encore de leur calvaire. Parfois, au prix de mille ruses, l'un d'entre eux parvient à s'échapper et, soudain libéré, s'enfuit dans les gorges, là-bas vers le nord. Dans l'infernale ronde, un autre vient aussitôt le remplacer. Les gardes-frontière racontent qu'en aval, aux confins du lac Victoria, les cadavres sont si nombreux que les pêcheurs ont cessé toute activité. Ce qui est sûr, c'est que dès les premiers instants en territoire rwandais, la vision qui nous assaille est fidèle au témoignage obstiné de ces corps suppliciés.



C'est d'abord le silence, oppressant. Ce pays qui comptait naguère cent quatre-vingts habitants au kilomètre carré, l'une des plus fortes densités au monde, est désormais désert. Seuls quelques chiens errants hantent les routes, sur lesquels on cesse de s'apitoyer quand on comprend soudain de quelle manière ils assurent leur subsistance. Car l'odeur écœurante de la mort est bientôt là qui, tout au long des cent cinquante kilomètres de pistes parcourus, ne nous lâchera plus. A Birenga, premier village rencontré, premier charnier. Une vingtaine d'hommes, de femmes et d'enfants, en partie dévorés, gisent dans la cour intérieure d'une maison, mains encore nouées dans le dos. Les bébés ont été sauvagement découpés à coups de machette. Plus loin, d'autres corps ont été ensevelis dans une fosse commune. Les larmes aux yeux, le lieutenant du F.p.r. qui nous accompagne explique qu'à leur arrivée ici, quelques jours plus tôt, ils ont pu dégager certains malheureux encore vivants. Mais la plupart du temps, en dépit d'une offensive éclair à partir du Nord, les combattants du Front patriotique n'ont libéré que des villages fantômes. Dans cette région peuplée majoritairement de Tutsis, les massacres systématiques ont été, à l'évidence, rigoureusement organisés. A Roubona, où nous découvrons trois charniers à l'écart du bourg, les rescapés racontent comment, dès les premiers jours des tueries, les autorités de la ville ont donné aux sinistres Interahamwé, les milices hutues formées par le président défunt, la liste de ceux qui devaient mourir. Enivrés par la bière, les miliciens ont traqué aussi bien les Tutsis que quelques Hutus suspectés d'appartenir à l'opposition. Scrupuleux, ils ont parfois défriché des champs entiers de sorgho et de bananiers pour y débusquer leurs victimes affolées. Leur zèle était exacerbé par la promesse de s'emparer des biens de ceux qu'ils exterminaient.

Ceux qui ont échappé aux miliciens meurent maintenant de dysenterie...

Les cadavres disséminés dans les campagnes deviennent si nombreux que nous devons prendre garde à chaque instant de ne pas rouler, ici sur un crâne qui a basculé sur la piste, là sur un corps jeté en travers. Cela devient une obsession provoquant de brutales embardées destinées à éviter tout tas de chiffons suspect. Campés à l'arrière du Toyota, kalachnikov posé sur le toit, les soldats du F.p.r. qui nous escortent guettent les bas-côtés. Hier, deux de leurs hommes sont morts, tombés dans une embuscade tendue par des miliciens qui n'ont plus rien à perdre. Parfois, des soldats gouvernementaux coupés de leurs unités se lancent aussi dans un baroud d'honneur. « On nous envoie de jeunes paysans, mal formés, mal équipés, que nous sommes obligés de tuer», constate avec regret Michel, un jeune caporal du F.p.r., né, comme la plupart des rebelles, en exil, à Brazzaville. Beaucoup de soldats des Forces armées rwandaises préfèrent pourtant se rendre, proposant même de se rallier.

A Kanzaze, tout près de Kigali, c'est une armée de zombies qui réinvestit la ville. Pendant un mois, six mille personnes, pour la plupart des Tutsis réchappes des massacres, se sont terrées dans les marais qui entourent la ville. « Nous n'en sortions que le soir pour grappiller quelques denrées dans les champs les plus proches, raconte Claire, une belle jeune femme de 20 ans dont la mère, Nathalie, le père, Alexis, et les deux petites sœurs, Clémence et Claudine, ont été assassinés à coups de machette. Nous retournions dans les marais au petit matin, harcelés par les moustiques et les serpents. Beaucoup sont morts de malaria foudroyante. Les blessures se sont gangrenées...» Aujourd'hui encore, certains habitants de Kanzaze refusent de quitter le marais. Choqués, ils ne veulent pas croire à l'arrivée de leurs libérateurs. Ils n'ignorent pas qu'un groupe qui s'était réfugié dans l'église y a été exterminé à la grenade le 8 mai dernier. Chaque matin, Jean Gasana, un pharmacien du F.p.r. dont la famille a été, elle aussi, anéantie, se rend donc au bord du marigot pour y lancer des appels aux rescapés. « Le premier jour, j'en ai attiré cinq cents. Le deuxième, ce sont six mille personnes qui se sont avancées vers moi. J'ai voulu les conduire jusqu'au lac où se trouve de l'eau potable, mais je n'ai pas pu les contenir. L'eau, c'est notre problème. Les cadavres polluent les sources. Ceux qui ont échappé aux miliciens meurent maintenant de dysenterie...»



A l'aube, Claudine Uwandege est, elle aussi, sortie du marais. Pendant quatre semaines, elle y a vécu en état de semi-inconscience, une profonde entaille à la nuque, le bras gauche à demi détaché par un coup de machette. A l'hôpital, Jean Gasana a achevé l'amputation. Sans beaucoup d'espoir : la gangrène a déjà entamé sa sinistre besogne.

Ce soir, nous sommes hébergés dans l'orphelinat de la ville. Joseph Mengetti, le père italien qui l'a fondé en 1992, a payé 30 millions de francs rwandais pour que les miliciens en épargnent les quarante-deux enfants. Les tueurs se sont contentés d'assassiner les sept éducateurs. Le père Mengetti lui-même a dû s'enfuir vers le Burundi voisin. Les soldats du F.p.r. ont pris en charge les orphelins, non sans avoir vengé, en bastonnant dans la cour une dizaine de miliciens supposés, la mort de leurs éducateurs, dont les tombes, toutes fraîches, ornent un terrain vague proche.

Demain matin, Gaspard repartira vers Kigali. Là-bas, les nouvelles sont bonnes. L'aéroport et la principale caserne de la ville sont tombés aux mains du F.p.r. Haziza restera probablement à l'orphelinat. En apprenant la nouvelle, la petite fille n'a pas dit un mot.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024