Fiche du document numéro 1817

Num
1817
Date
Jeudi 5 janvier 2006
Amj
Taille
93762
Titre
L'honneur des soldats de l'opération "Turquoise"
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L'action de la France au Rwanda, et particulièrement l'opération
"Turquoise" menée de juin à août 1994, a fait récemment l'objet d'une
grave mise en cause. Commandant cette opération, je ne peux laisser
sans réponse cette accusation, en particulier pour les militaires qui
y ont participé auprès de moi.


De quoi s'agit-il ? Non seulement l'armée française se voit reprocher
d'avoir assisté passivement à des exactions à l'encontre des Tutsis,
mais surtout elle est accusée de "complicité de génocide" et de
"complicité de crimes contre l'humanité" . (Le procureur du tribunal
aux armées de Paris a ouvert le 23 décembre 2005 une information
judiciaire contre X , à la suite d'une plainte de deux rescapés
rwandais des massacres de 1994). Ces accusations sont inacceptables et
sont sans fondement.


Rappelons les faits :

Face au massacre des Tutsis au Rwanda en 1994, aucun autre pays dans
le monde n'a eu le courage d'intervenir. On peut se demander
pourquoi... La communauté internationale représentée par l'ONU avait
été incapable d'enrayer le processus. Seule la France a eu la volonté
politique et militaire d'intervenir pour arrêter les massacres en
obtenant un mandat de l'ONU. Pourquoi les autres pays ne sont-ils pas
poursuivis pour non-assistance à personnes en danger ? Pourquoi ne
fait-on pas le procès des défaillances de l'ONU et de ses responsables ?


L'action humanitaire engagée par la France exigeait naturellement des
moyens militaires significatifs compte tenu des forces en présence.
Sur le terrain, l'action exemplaire des militaires engagés dans cette
opération particulièrement éprouvante a été reconnue par les
observateurs du monde entier.

Parmi ses résultats positifs, on peut citer :


- l'arrêt des derniers massacres, car malheureusement nous arrivions
en phase finale du génocide des Tutsis, et la protection des zones de
réfugiés tutsis. Plusieurs dizaines de milliers de vies ont ainsi été
sauvées ;


- la neutralité rigoureuse vis-à-vis des belligérants, conformément au
mandat de l'ONU et aux instructions du gouvernement français. Ceci
impliquait de ne pas chercher à affronter le FPR (armée du général
Kagamé) ni de soutenir les Forces armées rwandaises (FAR-Hutus) ;


- une participation essentielle au développement de l'action
humanitaire en assurant les conditions de sécurité nécessaires à
l'engagement et l'appui logistique des ONG dans la zone humanitaire
sûre (ZHS) ;


- le maintien de plusieurs millions de réfugiés hutus dans la ZHS à
l'intérieur du Rwanda, permettant d'éviter leur exode massif au Zaïre
et une déstabilisation de toute la région ;


- une intervention humanitaire déterminante à Goma lors du drame
provoqué par l'afflux de réfugiés hutus fuyant devant le Front
patriotique rwandais (FPR) au nord de la ZHS. Alors que les
organisations humanitaires ne pouvaient faire face aux événements, ce
sont les soldats de la force "Turquoise" qui ont recueilli et enterré
des milliers de cadavres, permettant d'enrayer l'épidémie de choléra
et de sauver plusieurs dizaines de milliers de vies. Accuser
aujourd'hui ces soldats de crimes contre l'humanité est inacceptable.
Car que cherchent ceux qui, refusant de reconnaître le bilan de
l'action ainsi accomplie par l'armée française et produisant des
témoignages pour le moins tardifs, n'ont de cesse que de jeter la
suspicion sur cette action ? Espèrent-ils qu'en mettant en avant telle
erreur ou telle faute éventuelle, qu'il leur reste à prouver, ils
légitimeront leurs accusations aussi globales que graves ?


Comme commandant de cette opération, j'estime utile d'ajouter quelques
éléments-clés.

Début juillet 1994, les Forces armées rwandaises étaient vaincues et
en déroute, notamment faute de munitions. Elles étaient prêtes à
déposer les armes et l'avaient déclaré. Simultanément, le FPR
poursuivait sa progression vers l'ouest au nord de la ZHS en
massacrant les populations qui refluaient vers le Kivu au Zaïre. Le
général Kagamé, refusant les propositions d'arrêt des combats de ses
adversaires et négligeant mes avertissements sur les risques d'une
catastrophe humanitaire, a continué de pousser vers le Zaïre près d'un
million de réfugiés, provoquant le drame humanitaire de Goma.


Je me suis alors interrogé sur les raisons de ce refus et sur cette
volonté d'expulser une partie de la population du Rwanda : Quel était
son but ? Le Rwanda était-il trop petit pour toutes les communautés ?
S'agissait-il de se créer un prétexte pour intervenir ensuite au Kivu
et pourquoi pas de le conquérir ? Les événements semblent par la suite
avoir conforté cette analyse, l'ONU étant obligée d'intervenir pour
mettre fin aux opérations d'expansion du nouveau régime de Kigali.
Aujourd'hui, je ne peux m'empêcher de relier ces événements à une
possible stratégie globale du général Kagamé. Les accords d'Arusha
(1993) prévoyaient la participation du FPR à un gouvernement d'union
nationale et à une armée mixte commune. S'il s'avérait que le général
Kagamé avait commandité l'attentat contre l'avion du président
Habyarimana, déclenchant ainsi les massacres, cette stratégie de
conquête du pouvoir sans partage serait alors confirmée. Ceci
éclairerait de manière radicale la compréhension de ce qui s'est passé
et les responsabilités du déclenchement du génocide.


Ceux qui ignorent délibérément cette possibilité et détournent
l'attention vers des exactions supposées de l'armée française
devraient y réfléchir.

Jean-Claude Lafourcade est général (cadre de réserve).

JEAN-CLAUDE LAFOURCADE

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