Fiche du document numéro 18163

Num
18163
Date
Samedi 7 mai 1994
Amj
Taille
1861607
Surtitre
À bout portant - Sur la situation actuelle du Rwanda et les perspectives d'avenir
Titre
Jean Birara
Soustitre
Gouverneur honoraire de la Banque du Rwanda
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Vous avez réussi de justesse à quitter Kigali, la capitale du Rwanda, où
votre vie était menacée. Comment évaluez-vous l'ampleur du désastre?

- Si je compare la situation actuelle avec d'autres catastrophes qui ont
touché mon pays, ceci est le pire drame que nous ayons jamais connu. Il
nous faudra des générations pour nous en remettre. En 1959, il y avait
déjà eu de terribles massacres, mais le nord du pays n'avait pas été
touché et le nombre de victimes était moindre.

Comment expliquez-vous le fait que les massacres actuels se soient
étendus à tout le pays, aient été aussi massivement meurtriers?

- La raison en est très simple: tout avait été préparé de longue date,
tant sur le plan militaire que psychologique. Nous savions depuis
longtemps que des listes avaient été établies, et qu'elles circulaient
en portant, en nombre croissant, les noms des personnalités à abattre.
Listes sur lesquelles je figurais, plusieurs militaires m'en avaient
averti. Quant au conditionnement psychologique des gens, on peut estimer
que 60 ou 70 % de ce qui s'est passé est dû à la responsabilité de la
Radio des Mille Collines. Voici deux ans déjà, j'avais demandé, en
Belgique notamment, que l'on nous aide à créer une radio libre, mais
nous n'avions pas été écoutés. Il faut dire qu'en Belgique, jusqu'en
1990, le président Habyarimana était considéré comme un saint ou
presque, il était hors de question de le critiquer, de le mettre en
cause. Il a fallu qu'un nouveau Nonce apostolique soit nommé à Kigali
pour qu'autre autre vision de la réalité commence à apparaître. C'est
l'Eglise qui a commencé à bouger...

L'élimination du président était-elle préméditée?

- Elle avait été décidée, en 1992 déjà, par certains de ses officiers et
elle avait été en quelque sorte reprogrammée pour le 23 mars à minuit.
Mais à cette date, ce n'avait pas été possible car le président était
demeuré très tard en réunion. Si on a abattu son avion au retour de Dar
es-Salaam, c'est parce que les ultras ont considéré qu'il y avait cédé
aux pressions, et finalement accepté d'appliquer les accords d'Arusha.

D'après vous, qui les avez vus à l'oeuvre, qui sont les tueurs?

- Il s'agit essentiellement des milices, et je considère la garde
présidentielle elle-même comme une milice. L'armée n'est pas unie et
certaines unités étaient hostiles à ces massacres. Quant aux milices,
elles sont composées des Interhamwe, qui sont souvent d'anciens
militaires qui ont refusé d'être démobilisés et ont gardé leurs armes.
Ces milices peuvent être estimées à 50.000 hommes environ, et leur
président était leur chef, celui qui les avait créées. Quant aux armes,
elles avaient été massivement distribuées: à Gitarama seulement, pour
une population de 144.000 habitants, on avait distribué 50.000 fusils.

Croyez-vous que le FPR soit capable de rétablir l'ordre?

- A première vue, ses soldats sont plus disciplinés, et on peut espérer
que les dirigeants du Front manifesteront le sens de l'Etat. Mais
comment prévoir la réaction de soldats dont les parents ont été massacrés?

Vous lancez aujourd'hui un appel à tous les Rwandais. En quoi
consiste-t-il?

- Je considère que la guerre d'octobre a mis en lumière l'ensemble des
problèmes de la société rwandaise, où des hommes et des femmes courageux
ont refusé de subir cette lente dérive, et ont multiplié, au péril de
leur vie, les contacts et les entretiens pour amener à la table de
négociation tous ceux que la violence rebutait. Les accords d'Arusha
sont le résultat de ces contacts, ils représentaient une base de
cohabitation pacifique, mais aussi la perte de privilèges pour quelques
individus proches du président Habyarimana. Ce dernier, en renonçant au
sabotage des accords d'Arusha, a signé son arrêt de mort. Aujourd'hui,
je lance un appel à ceux qui survivent, au Rwanda ou à l'étranger, pour
que soit malgré tout poursuivi le travail de pacification, de
réconciliation nationale, même s'il me semble que les accords d'Arusha
soient dépassés par les événements. Ne serait-ce que parce que bon
nombre de leurs signataires sont morts. Ne croyant pas à l'efficacité
d'une force interafricaine envoyée par l'OUA, je demande que des pays
comme l'Allemagne, la Belgique, la France, les Etats-Unis, la
Grande-Bretagne interviennent sans tarder pour faire cesser les massacres.

Quel pouvoir souhaitez-vous pour le futur chef de l'Etat?

- Si le chef de l'Etat doit pouvoir bénéficier d'un mandat d'une durée
suffisamment longue pour assurer la stabilité institutionnelle du pays,
il doit aussi être limité dans ses pouvoirs de gestion, et le Premier
ministre doit voir sa durée d'exercice limitée à cinq années renouvelables.

Tout nouveau régime devra aussi, impérativement, donner des garanties de
sécurité aux ethnies minoritaires.

Propos recueillis par

COLETTE BRAECKMAN

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