Fiche du document numéro 18141

Num
18141
Date
Dimanche 15 mars 1998
Amj
Taille
25586
Titre
Les relations entre Hutus et Tutsis de 1750 à 1973 : période précoloniale, colonisation et indépendance, "première République" [Document remis à la Mission d’information parlementaire par l’auteur]
Type
Note
Langue
FR
Citation
Les relations entre Hutus et Tutsis de 1750 à 1973 : période précoloniale,
colonisation et indépendance,' première République '
Claudine Vidal

1.1. La structure politique et sociale avant la colonisation
L'histoire politique et sociale de la région rwandaise ne peut être guère connue qu'à dater des
années 1750, période à partir de laquelle les documents oraux donnent des informations
acceptables par la critique historique. La deuxième partie du XVIIIe siècle conna't en effet des
événements qui laissèrent des traces dans la mémoire collective. Le premier événement
consiste en une révolution écologique : la fixation de populations jusqu'alors itinérantes, les
agriculteurs se déplaçant à mesure qu'ils épuisaient leurs brûlis, les pasteurs menant leurs
troupeaux à la recherche de pâturages. Les uns et les autres se fixent, côte à côte, durant ce
demi-siècle, défrichent, créent des terroirs-collines et une économie agro-pastorale. Le
deuxième événement est d'ordre politique : la montée en puissance d'une dynastie d'origine
pastorale (les Nyiginya) qui supplante ses rivaux et contrôle des corps d'armées localisés dont
la tâche est de consolider la sédentarisation face aux agressions.
Durant le XIXe siècle, à partir du Rwanda central (entre Kigali et Gitarama), la dynastie
s'efforce d'étendre et de consolider ses conquêtes. Lorsqu'en 1892, le premier Européen (un
explorateur allemand) pénètre au Rwanda, la situation politique du royaume diffère
grandement selon les régions. Si la prééminence mystique du roi est à peu près reconnue sur
une aire qui correspond grosso modo au pays actuel, l'autorité politique proprement dite
s'exerce très inégalement : lointaine et souvent remise en cause dans les régions nordiques
(Byumba, Ruhengeri, Gisenyi, Kibuye), qui continuent à être organisées selon un système
clanique et se contentent de verser des tributs symboliques, en voie d'implantation à l'est
(Kibungo) et au sud-ouest (Cyangugu), forte au centre et au sud (Kigali, Gitarama, Nyanza,
Butare).
Les grands chefs du royaume sont issus de la lignée dynastique et des lignées qui ont donné
des reines-mères : ils commandent des armées correspondant à des territoires bien définis. Les
conflits politiques, incessants, consistent en une lutte sans merci entre le roi et ses chefs
d'armée, toujours désireux d'indépendance. Les guerres se déroulent principalement contre le
Burundi et contre les régions du nord et du nord-ouest.
Les lignées royales et les lignées qui leur sont apparentées sont tutsies, elles possèdent de
grands troupeaux bovins et la vache est exaltée comme le bien par excellence. Quant aux
pasteurs et aux agriculteurs ils sont soumis les uns comme les autres à l'autorité des chefs
nommés par le roi.
Le dualisme ethnique n'existait pas sous la forme qu'il prendra au XXe siècle. Le clivage
social essentiel était celui qui séparait la noblesse - soit l'entourage dynastique, se considérant
comme une aristocratie et possédant l'essentiel des pouvoirs - des simples sujets, qu'ils fussent
agriculteurs ou pasteurs. Les Hutus riches possédaient des vaches “de leur houe” (acquises en
échange de produits vivriers), les Tutsis pratiquaient également l'agriculture mais
privilégiaient l'élevage (l'inégalité en fortune pastorale était très grande : des quelques têtes de
bétail possédées par le petit éleveur à plusieurs troupeaux pour les grands personnages du
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royaume). L'appartenance (par filiation paternelle) à une lignée d'origine hutue, ou d'origine
tutsie, était clairement établie par la généalogie, mais cette distinction n'empêchait ni les
mariages, ni les échanges économiques. Lignages tutsis et hutus appartenaient à des clans
communs, participaient ensemble aux rituels dynastique et aux rites de l'initiation au
kubandwa (culte célébré dans toute la zone interlacustre), étaient enfin incorporés dans les
mêmes armées.
Pour une présentation générale de ces divers aspects, voir “Le problème de la domination
étatique au Rwanda. Histoire et économie”, Cahiers d'Etudes africaines, 53, 1973. Plusieurs
chercheurs font le point des recherches effectuées durant les années soixante sur la période
précoloniale.
1. 2. La politique des colonisateurs allemand et belge
Dès 1898, l'Allemagne proclame sa souveraineté sur le Rwanda qui devient Protectorat en
1907, elle le perd en 1919 au profit de la Belgique. En 1900, les premières missions des Pères
Blancs sont fondées à Save (région sud) et à Zaza (région est), en 1901 à Nyundo (région
nord).
La politique allemande au Rwanda eut une influence politique déterminante. Elle consolida
tout d'abord le roi Musinga et la reine-mère, affaiblis par une dure lutte de succession qui
faisait rage depuis 1896, en éliminant les prétendants au trône et leurs alliés. Elle imposa,
dans le Nord, l'autorité de chefs nommés par le roi. Elle facilita l'installation des Pères Blancs
qui établirent leurs missions aux points stratégiques.
La Belgique instaura une administration indirecte dans la forme - elle conserva la monarchie mais très directive en pratique. Elle destitua le roi Musinga en 1931 pour le remplacer par l'un
de ses fils, qui régna sous le nom de Mutara Rudahigwa. La politique coloniale belge
transforma profondément la société ancienne. Alors que celle-ci était loin d'être politiquement
homogène, les administrateurs procédèrent à l'unification administrative du royaume durant
les deux premières décennies du mandat belge. Ce dernier fut divisé en chefferies et souschefferies, à la tête desquelles furent placés exclusivement les héritiers des lignées qui
formaient l'entourage dynastique. La réforme contribua à la formation d'une classe privilégiée
: classe au sens moderne du terme, c'est à dire que ses membres ne tenaient pas leurs
privilèges du bon vouloir royal mais du monopole qui leur avait été conféré sur les pouvoirs
administratifs, l'accès à l'instruction occidentale et les moyens de s'enrichir.
Les pouvoirs judiciaires - notamment, les juridictions dites coutumières - furent également
contrôlés par des Tutsis, si bien que de jurisprudences en jurisprudences, un droit foncier et
un droit pastoral furent élaborés qui favorisaient les pasteurs. C'est ainsi, qu'en deux
générations, d'une part les dominants (indigènes) étaient Tutsis, d'autre part les pasteurs, dans
leur ensemble, étaient avantagés par la généralisation d'un contrat qui leur permettait de
concéder du bétail bovin en usufruit à des agriculteurs hutus qui, en retour, travaillaient pour
eux. Autrefois, ce contrat (il est connu sous le nom d'ubuhake) n'existait qu'entre Tutsis et il
impliquait un clientélisme politique, non une extorsion de travail en faveur du supérieur. En
une trentaine d'années, ce contrat finit par amalgamer les formes anciennes de la dépendance
personnelle (hommage au supérieur, acceptation de sa volonté, attitudes et rituels verbaux de
soumission) et l'exploitation du dépendant (c'est pourquoi on a pu parler, à juste titre, de
servage pastoral). Il eut une influence déterminante sur la construction sociale et mentale des
entités Tutsi et Hutu. Une carte d'identité fut établie durant cette période : elle mentionnait la
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qualité de Tutsi pour tout individu possédant plus de 10 vaches, de sorte que des descendants
d'éleveurs, pauvres en bétail, furent enregistrés comme Hutus, tandis que de riches
agriculteurs, détenant un cheptel suffisant, se faisaient inscrire comme Tutsis.
Enfin, les colonisateurs, habitués à penser en termes d'inégalité raciale, considérèrent que
Hutus et Tutsis appartenaient à deux races différentes, la seconde supérieure à la première. Ils
donnèrent du Rwanda précolonial une image falsifiée : celle d'un système politique centralisé,
d'une administration unifiée et d'une partition séculaire de la société entre dominants tutsis et
dominés hutus. L'intelligenzia tutsie de l'époque adhéra à ces représentations et contribua à les
diffuser. La projection, dans un passé mythique, de pseudo-personnalités ethniques,
auxquelles étaient attribuées des rôles fixes (conquérants/conquis, ma'tres/serviteurs,
nobles/serfs, etc.) avait été longuement forgée par divers acteurs sociaux (européens et
rwandais) au mépris de l'objectivité historique, elle n'en pesa pas moins très lourdement sur
l'antagonisme entre Tutsis et Hutus qui, durant la colonisation, accédèrent à un savoir
occidentalisé. Cette image confirmait les premiers dans l'idée de leur supériorité, donnait aux
seconds la conviction qu'ils étaient spoliés depuis des siècles.
Gudrun Honke, Au plus profond de l'Afrique, Le Rwanda et la colonisation allemande, 18851919, Peter Hammer Verlag, 1990.
Filip Reyntjens, Pouvoir et droit au Rwanda, droit public et évolution politique, 1916-1973,
Tervuren, 1985.
Catharine Newbury, The cohesion of oppression, Clienthship and ethnicity in Rwanda, 18601960, Columbia University Press, New York, 1988.
1. 3. L'influence de l'Église catholique
L'Église catholique fut de très loin la plus influente au Rwanda. En 1900, les missions
protestantes ne s'intéressaient pas à cette région, si bien que les Allemands laissèrent le champ
libre aux Pères Blancs qui, en 1913, avaient fondé 11 missions, stratégiquement réparties.
L'Église évangélique créa deux missions en 1907, mais la Belgique ne l'autorisa pas à
continuer ses activités au Rwanda.
Durant la colonisation allemande, les Pères Blancs et le Résident impérial établirent de
nombreux accords pratiques. Par contre, les relations entre le roi, son entourage et les
missionnaires étaient franchement mauvaises. L'autorité royale, faible, devait faire face à des
frondes politiques incessantes, les famines sévissaient. Dans ce contexte troublé, les Missions
qui avaient une excellente gestion économique de leurs terres, attiraient des orphelins et des
jeunes gens issus de familles démunies, qui furent leurs premiers catéchumènes, si bien qu'en
1913, les 10 000 chrétiens recensés par les Pères formaient une Église de pauvres, considérée
avec méfiance par l'aristocratie de la Cour. Ces premiers chrétiens vivaient en rupture avec
leur propre milieu, tandis que les chefs les considéraient comme des insoumis.
Durant la Première Guerre mondiale, la plupart des Pères Blancs, d'origine française, prirent
parti, suscitèrent toutes sortes d'obstacles à l'administration allemande et s'opposèrent
directement au roi. Dès 1917, la victoire belge assurée, l'alliance effective entre les Pères et
les Belges, l'obligation qui fut faite à Musinga de décréter la liberté de religion ébranlèrent les
chefs : quelques uns se convertirent, d'autres envoyèrent un fils à l'école des Pères. En 1931,
Musinga fut destitué et remplacé par l'un de ses fils, un chrétien, Mutara Rudahigwa. Le
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mouvement de conversion, chefs tutsis en tête, devint si massif que les Pères l'appelèrent “La
Tornade”. Le Rwanda fut solennellement consacré au Christ-roi en 1946.
Jusqu'en 1930, l'Église assuma, par contrat, l'éducation : ses écoles séparaient classes d'élèves
tutsis et d'élèves hutus. La politique qui consistait à former une élite, destinée à gouverner,
recrutée exclusivement parmi les descendants de l'aristocratie tutsie (ce qui ne veut pas dire
parmi les descendants d'éleveurs, à cette époque, personne ne faisait l'amalgame) avait été
conçue par certains supérieurs missionnaires, ils en convainquirent l'administration belge et
soutinrent cette option par le biais de l'enseignement destiné aux laïcs comme aux religieux.
Avant la Seconde Guerre, les chefs étaient catholiques et tutsis, les prêtres les mieux placés
dans la hiérarchie catholique étaient également tutsis, l'Église était une Église d'État.
Qu'en était-il réellement de la conversion ? Il y eut, dans le premier quart du XXe siècle de
véritables convertis, qui embrassèrent totalement la foi catholique ; plus tard, les jeunes
enfants scolarisés devinrent catholiques ; l'Église mena une intense campagne de dénigrement
des pratiques rituelles autochtones, qualifiées de “dégoûtantes”. Cependant, la masse
paysanne n'adhéra qu'en apparence à la foi catholique, le culte des ancêtres et l'initiation au
kubandwa persistèrent, mais ils étaient célébrés en cachette.
Il reste que si les Missions jugeaient que l'élite politique et religieuse devait être tutsie, elles
formèrent aussi des séminaristes et des clercs hutus et cette fraction sociale joua plus tard un
grand rôle dans les événements qui précédèrent la décolonisation. Au début des années 1950,
clergé hutu et tutsi, de même que l'ensemble des “évolués” éprouvaient en commun un même
sentiment d'oppression culturelle et politique à l'égard du clergé européen et des autorités
coloniales. Cependant, très rapidement, la fraction sociale des évolués se scinda en une élite
tutsie et une contre-élite hutue, qui, l'une et l'autre, allèrent se donner des moyens d'expression
et des éléments d'organisation.
Ian Linden, Church and revolution in Rwanda, Manchester university Press, 1977.

1. 4. La ' révolution sociale ', la République, l'indépendance
En 1956, des élections sont organisées pour la première fois sur la base du suffrage universel
(masculin), pour élire des conseillers de sous-chefferies ; des Hutus (appuyés par des
Européens et certains Tutsis) demandent à être représentés - de façon séparée - au Conseil de
gouvernement général (qui ne comprenait que des Tutsis). Le roi s'y refuse, arguant qu'il n'y a
pas de différence entre Tutsis et Hutus. Le 24 mars 1957, para't le “Manifeste des Bahutu”,
long texte s'attaquant au système donnant la suprématie politique et sociale aux Tutsis : parmi
les neuf signataires, G. Kayibanda, futur Président de la République. Entre de nombreuses
revendications, les signataires s'opposent à la suppression des cartes d'identité ethnique,
suppression qui masquerait le “monopole raciste” (c'est à dire tutsi) qui existe de fait.
Les chefs, les autorités coutumières, les notables et une partie du clergé tutsi refusèrent de
reconna'tre qu'ils occupaient, en tant qu'ethnie, une position dominante. Le Conseil supérieur
taxa les signataires d'ennemis du pays aux idées communisantes et demanda la radiation des
mentions ethniques sur les documents officiels. L'attitude générale de la classe privilégiée,
interdisant toute possibilité de dialogue et de compromis pesa très lourd sur la suite des
événements.
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En février 1959, l'Église constatait que richesses, pouvoir politique et judiciaire étaient
monopolisés par les Tutsis, condamnait cette inégalité et admettait qu'une classe sociale
défavorisée se groupe en associations pour défendre ses intérêts.
Le décès subit du roi Mutara Rudahigwa (25 juillet 1959) précipite les événements. Trois
jours plus tard, à ses funérailles, un petit groupe fait acclamer son successeur, Kigeri
Ndahindurwa, et l'impose au Gouverneur du Rwanda. Durant toute cette année, Tutsis et
Hutus créent leurs partis politiques qui, tous, publient leurs programmes. En novembre (1er),
un sous-chef hutu est molesté par des Tutsis, des troubles sanglants se développent
immédiatement, de très nombreuses habitations de Tutsis sont incendiées, surtout dans le nord
du pays. La Belgique nomme le commandant Logiest résident civil “spécial” au Rwanda. En
juin 1960, des élections communales donnent une très large majorité (70,4%) au Parmehutu
(Parti du Mouvement de l'émancipation hutu), le roi quitte le Rwanda. Les partis hutus
réclament des élections législatives, mais l'ONU (20.12.1960) les renvoie à une date
ultérieure.
Le 23 janvier 1961, afin de calmer l'effervescence qu'avait suscitée la décision de l'ONU, le
résident général Harroy accorde le régime d'autonomie interne et en confère les pouvoirs au
Conseil et au Gouvernement provisoire du Rwanda (dont la composition reflétait le score
électoral des différents partis). Le 28 janvier 1961, tous les bourgmestres et conseillers
communaux sont convoqués à Gitarama par le ministre de l'Intérieur, la République est
proclamée, un gouvernement est formé. Le colonel Logiest, qui avait établi son cantonnement
à Gitarama, veilla à ce que l'opération se déroule dans le calme. Les élections législatives qui
eurent enfin lieu le 25 septembre (au suffrage universel masculin et féminin) confirmèrent la
prééminence du Parmehutu qui gagna 35 sièges sur 44, et, le 26 octobre, Grégoire Kayibanda
était élu Président de la République. Le 1er juillet 1962, le Rwanda accédait à l'indépendance.
Ainsi, l'Église la première, puis la Résidence, après avoir si longtemps favorisé la suprématie
de l'élite politique et administrative tutsie, avaient, en l'espace de quelques années, transformé
leurs positions et soutenu très efficacement l'accession au pouvoir du mouvement hutu.
L'administration belge, étapes par étapes, quitte à se heurter à l'ONU, avait su prendre nombre
de dispositions institutionnelles et organisationnelles conduisant à la victoire des leaders
hutus.
Les années cinquante furent décisives à l'égard des relations ethniques entre les catégories
sociales occidentalisées. Les rivalités entre “évolués” hutus et tutsis, devenues ouvertement
antagonistes, commencèrent à s'exprimer en termes de “races”, notions d'origine occidentale,
qui n'existaient pas dans l'ancienne société. La terminologie en termes raciaux (selon un
schéma expliquant que les envahisseurs “hamites” avaient conquis et asservi les agriculteurs
“bantous”) et l'imagerie historique (une dynastie tutsie régnant de puis neuf siècles)
inspirèrent des écrits violents de part et d'autre.
Nkundabagenzi F. (Ed.), Rwanda politique 1958 - 1960, Bruxelles, C.R.I.S.P., 1962.
1. 5. La première République et le coup d'Etat de juillet 1973
La Première République dura douze ans jusqu'à ce qu'un coup d'Etat militaire place le général
Juvénal Habyarimana au pouvoir. Sur un plan politique, cette période vit l'exacerbation de
l'autorité présidentielle, la mise en coupe réglée du pays par les hommes forts du Parmehutu
(devenu parti unique en 1965), la division entre politiciens du nord et politiciens du centre
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sud. A mesure que ces tendances se durcissaient, le pouvoir, par ses discours et ses pratiques,
traitait la minorité tusie en ennemi interne potentiel ; par ailleurs l'usage de la violence
(arrestations, emprisonnements, liquidations) devenait de plus en plus la règle.
Durant les années soixante, le régime devint de plus en plus policier, en 1968, l'unique journal
du pays fut interdit. L'oppression culturelle au sens large du terme était très lourde : la plupart
des pratiques artistiques traditionnelles étaient censurées, elles risquaient de rappeler le
régime monarchique déchu, l'Eglise condamnait de son côté tout ce qui pouvait rappeler de
près ou de loin les rites religieux autochtones, les auteurs occidentaux modernes faisaient
aussi l'objet d'interdits nombreux, car susceptibles de favoriser une propagande communiste
(officiellement interdite par la Constitution).
En 1961, de nombreux Tutsis (300 000) s'étaient réfugiés dans des pays voisins et certains
d'entre eux pensaient à la revanche. La première attaque armée partit du Burundi le 23
décembre 1963 et se solda par un échec. Il s'ensuivit l'immédiate liquidation des leaders des
partis pro-tutsis : dans certains préfectures, les autorités déclenchèrent le massacre aveugle
des Tutsis, il y eut des milliers de victimes. Ces événements provoquèrent un nouveau départ
d'exilés vers les pays limitrophes.
Ces violences empoisonnaient évidemment les relations interethniques. Il reste que la
paysannerie du centre et du sud n'adhérait que très peu aux schémas justifiant les haines
ethniques - elle ressentait plutôt les déceptions d'une indépendance qui l'avait laissée aussi
pauvre qu'avant - ce qui n'était pas le cas des régions du Nord (Ruhengeri et Gisenyi) où la
présence de chefs tutsis avait été imposée, seulement à la fin du XIXe siècle et maintenue par
la colonisation. Mais ce sont principalement les milieux occidentalisés qui furent les plus
sensibles à la cristallisation des haines racistes, il est vrai que la concurrence entre les deux
catégories rivales y était particulièrement aiguë. Aussi, lorsque la Présidence incita à des
troubles ethniques à partir des établissements d'enseignement scolaire, élèves, étudiants,
enseignants, employés, d'origine tutsie furent molestés et chassés par leurs collègues hutus.
Cet épisode provoqua une nouvelle vague d'exilés, principalement des jeunes qui avaient
perdu tout espoir de vivre en paix au Rwanda.
Il reste que la violence ethnique ne masqua aucun des conflits politiques et sociaux qui
s'aggravaient, si bien que le coup d'Etat du 5 juillet 1973 mit fin, sans effusion de sang, à la
Présidence de G. Kayibanda. Les principaux politiciens du centre et du sud furent arrêtés,
beaucoup moururent en prison : le gouvernement “nordiste” de Juvénal Habyarimana avait
désormais les mains libres.
André Guichaoua, Le problème des réfugiés rwandais et des populations banyarwanda dans la
région des grands lacs africains, HCR, Genève, mai 1992.
Claudine Vidal, Sociologie des passions, Karthala, Paris 1991.

Claudine Vidal, 15 mars 1998

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