Fiche du document numéro 1759

Num
1759
Date
Jeudi 22 septembre 1994
Amj
Taille
191376
Titre
L'armée française dans le piège rwandais
Sous titre
La situation au Rwanda et l'aide militaire de la France à l'ancien régime
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Les armoires étaient ouvertes, les registres attendaient de
l'être. Kigali venait de changer de mains. Désertée par les
Occidentaux depuis la mi-avril, abandonnée par les Forces armées
rwandaises (FAR), tombée sous le pouvoir du FPR, la capitale du Rwanda
conservait une large part de ses mystères. C'est là qu'au mois de
juillet, dans les bureaux encombrés du ministère de la défense,
capharnaüm à l'image du chaos rwandais, une équipe de journalistes a
accédé sans encombre, à une série de documents, à l'en-tête de Paris
ou de Kigali, portant la signature de représentants des gouvernements
français ou rwandais, marqués par des tampons « secrets »
ou « confidentiel », et qui permettent de reconstituer,
avec plus de précision qu'auparavant, les étapes de vingt ans de
coopération militaire entre les deux pays.

L'existence d'une « assistance » de l'armée française à son
homologue rwandaise n'a certes rien de secret. Depuis l'attentat qui a
coûté la vie au président Juvénal Habyarimana, le 6 avril, et les
massacres qui ont suivi, chacun sait que la France a, des années
durant, prêté main-forte au pouvoir hutu, lui fournissant troupes et
matériels. Mais les voix officielles s'en sont tenues, jusqu'ici, à
l'évocation d'un simple « soutien logistique » excluant
toute participation de soldats français à des combats contre le FPR,
lorsque celui-ci tenta, dès 1990, de renverser le pouvoir en place à
Kigali. Toutefois Le Monde écrivit, à plusieurs reprises, qu'au
Rwanda, l'armée française se trouva parfois « en première
ligne
 » entre 1990 et 1993, jusqu'à tirer « des coups de canons à la
place des FAR contre des éléments du FPR
 » (Le Monde des 23
juin et 7 juillet).

Télex confidentiel pour des missiles antichars



Les extraits des archives de Kigali qui devaient être diffusés
mercredi soir 21 septembre, sur France 3 au cours de l'émission
« La marche du siècle », consacrée au « génocide
rwandais
 », dévoilent avec une précision et une constance toutes
militaires la réalité d'une coopération qui, pour être officielle,
n'en a pas moins connu de fort discrètes applications. Ils peuvent
aussi fournir, à en lire le détail, un commencement d'explication aux
embarras de Paris, perceptibles dès les premières heures de la guerre
civile rwandaise, après l'effondrement d'un régime dont apparaissaient
au grand jour les inadmissibles dérives.

Inaugurée durant le mandat de Valéry Giscard d'Estaing, la coopération
militaire franco-rwandaise est à l'origine organisée par un
« accord particulier d'assistance
militaire
 » signé le 18 juillet 1975 à Kigali par le chargé
d'affaires français, Pierre Delabre, et le ministre des affaires
étrangères rwandais, Aloys Nsekalije, et jamais publié au
Journal Officiel. « Le Gouvernement de la République
française
, stipulait l'accord, met à la disposition
du Gouvernement de la République rwandaise les personnels militaires
français dont le concours lui est nécessaire pour l'organisation et
l'instruction de la Gendarmerie rwandaise
 ».

Il était en outre prévu que, si le Rwanda pouvait obtenir de la France
« la fourniture de matériels militaires à titre gratuit ou
onéreux
 », les soldats français ne pouvaient en aucun cas
être associés à la préparation et à l'exécution d'opérations de
guerre, de maintien ou de rétablissement de l'ordre ou de la
légalité
 ». Réserves d'usage que les réalités ont balayées par la suite,
jusqu'à ce que les deux pays signent le 26 août 1992, un
« avenant » aux accords de 1975. Paraphé par l'ambassadeur français
Georges Martres et le ministre rwandais Boniface Ngulinzira, il fait de
« l'armée rwandaise » et non plus de la seule gendarmerie la
bénéficiaire de l'aide française.

Dans l'intervalle, donc, Paris a fourni à Kigali d'abondants
équipements. Proche de 4 millions de francs par an jusqu'au début des
années 90, l'aide militaire française a en fait progressé jusqu'à 7 ou
8 millions par an en 1991, puis 14 millions en 1992 (le Monde du
22 juin). S'y ajoutait une aide plus discrète, sinon clandestine, qui
a permis la livraison -- à compter de 1990 -- d'au moins 20 millions
de francs de matériels par an : automitrailleuses légères, pièces
d'artillerie de campagne, hélicoptères Alouette ou Gazelle, avions
Guerrier ou Noratlas, etc. Dans le même temps, la présence militaires
française au Rwanda est montée jusqu'à 150 coopérants ou conseillers
(le Monde du 23 juin).

Mais les documents retrouvés à Kigali démontrent qu'en outre plusieurs
dizaines de missiles antichars Milan furent vendus au pouvoir
rwandais. La commande en fut passée par le président Habyarimana : dans
un télex confidentiel, celui-ci demandait, le 20 mars 1987, à la
Mission d'assistance militaire à Kigali « d'intervenir auprès
des autorités compétentes de
[son] pays pour l'acquisition du
système d'armes antichar Milan
 ». Décrivant le matériel souhaité le
général Habyarimana concluait en espérant que sa demande
« fasse l'objet d'un examen attentif et bienveillant comme à
l'accoutumée
 ».

D'autres documents attestent que de semblables armements avaient été
livrés depuis 1985. Fournie par la société française Euromissile aux
autorités rwandaises, une « estimation budgétaire » en
fixait le prix: 4 702 400 deutschemarks, à verser sous forme de
billets à ordre semestriels échelonnés sur cinq ans au taux d'intérêt
fixe de 9 %. Dans une note datée du 7 septembre 1989, le
lieutenant-colonel Galinié, chef de la Mission d'assistance militaire
à Kigali, priait le ministre de la défense rwandais de lui faire part
de ses desiderata et ajoutait: « Vous voudrez bien, en
particulier, me faire connaître si vous souhaitez que soit livrée la
troisième tranche de matériel Milan prévue initialement
 ».

Lorsque, en octobre 1990, les rebelles du FPR, soutenus par l'Ouganda,
pénétrent dans le nord du pays, l'urgence se fait sentir. Le 10
octobre, le cabinet du général Habyarimana suggère par écrit au
ministre de la défense « d'intervenir auprès de la coopération
française
 » afin que soient livrés « dans les meilleurs
délais
 » six postes de tir et cent missiles supplémentaires.
« Le temps de fabrication et de livraison étant un facteur
contraignant,
écrivent les services présidentiels, il y a lieu
de demander à ce que cette quantité soit prélevée dans les unités
utilisatrices, françaises ou autres, quitte à les restituer dès que la
commande établie normalement est honorée
 ». Les spécialistes
militaires assurent au demeurant que les premières livraisons ont été
inutiles, lesdits missiles n'ayant jamais été utilisés ...

Des Français auprès de la garde présidentielle



La « guerre d'octobre » achevée, l'assaut du FPR provisoirement
repoussé, Kigali remerciera chaudement son puissant allié pour son
aide effective. Officiellement, l'envoi de quelques 450 parachutistes
de l'opération « Noroît » était uniquement destiné à la protection
des ressortissants français au Rwanda, puisque les accords de 1975
n'en autorisaient pas d'avantage. En réalité, les « paras » ont pris
une part active aux combats, en dépit des dénégations officielles.
Ainsi une « note d'appréciation de l'assistance militaire
française
 » datée du 17 novembre 1990 rend-elle hommage aux soldats
venus de France « dont le courage a été précieux dans les
combats
 ».

Leur présence s'est même révélée cruciale au point que, le 24 novembre
1990, le ministère rwandais des affaires étrangères, par une dépêche
secrète transmise à l'ambassade de France à Kigali, demande à la France
le maintien en place d'une série d'officiers nommément cités, et
insiste sur la nécessité d'une aide supplémentaire « dans la
restructuration de ses unités
 ». Leur rôle sur le terrain motivera
un an plus tard, le 1er octobre 1991 une proposition du chef de la
Mission d'assistance militaire française, le colonel Cussac,
au gouvernement rwandais, visant à faire décorer vingt et un
soldats français, issus des 3ieme, 6ieme, 8ieme régiments parachutistes
d'infanterie de marine (RPIMA), ce dernier corps
ayant « en particulier réalisé l'intervention de Ruhengeri les 23 et 24
janvier 1991
 ».

L'année suivante, l'aide française est encore accrue, en moyens et en
hommes. Le 2 juin 1992, le ministère de la coopération informe Kigali
du détachement de « quatre spécialistes de la gendarmerie
française
 » formant une « section de recherche
judiciaire
 » destinée à combattre le « terrorisme ». Un courrier
du 18 septembre 1992, adressé par la Mission d'assistance militaire à
Kigali au ministre de la défense rwandais, atteste, lui, de la
présence de militaires français auprès du bataillon de la garde
présidentielle, toujours démentie jusqu'alors.

Cette garde, il est vrai, est soupçonnée d'avoir commis de nombreux
crimes contre les populations tutsies, voire contre les modérés du
régime, favorables aux négociations avec le FPR sur la base des
accords de paix d'Arusha, signés le 4 août 1993 mais jamais
réellement appliqués.

En exigeant toujours davantage, le cabinet du ministre de la défense
de Kigali sollicitait encore, le 13 octobre 1992, « eu égard à
la guerre qui est loin de prendre fin
 » la satisfaction de ses
« besoins les plus urgents » en armement, munitions,
habillement et équipements divers. « Au cas où la France serait
dans l'impossibilité de nous les fournir gratuitement,
n'hésitait pas
à conclure le signataire de ce rapport, nous souhaiterions
qu'elle puisse nous prêter ce matériel afin que nous soyons, du moins,
à même de garder notre liberté d'action qui est menacée par
l'adversaire...
 »

A compter du 3 novembre, un DAMI (détachement d'assistance militaire)
fut mis en place afin d'aider l'armée rwandaise à « consolider
sa ligne de front
 ». Début 1993, l'aide française s'était tant
renforcée que le colonel Cussac fut même contraint, par courrier du 4
mars, à demander au gouvernement de Kigali l'octroi d'un nouveau
bâtiment, permettant d'abriter une trentaine d'hommes.

L'opération « Noroît » s'est achevée en décembre 1993, sans que le
processus de guerre ait pu être durablement entravé. Les accords
d'Arusha prévoyaient un contrôle international, exercé par les « casques bleus » de la MINUAR (Mission des Nations unies pour
l'assistance au Rwanda). Visitant le pays au mois de décembre 1992,
une délégation d'observateurs belges décrivait, dans son compte-rendu,
« une situation extrêmement dangereuse, aussi bien pour le
processus de démocratisation que pour les droits de l'homme.
 » En
dépit de ces menaces, la France avait promis au Rwanda, avant la mort
de son président, une aide militaire pour 1994 de 27,8 millions de
francs, dont 5,7 millions en matériels (le Monde du 2
juillet). Dans un télégramme daté du 26 janvier et transmis à
l'ambassade de France, le ministère des affaires étrangères rwandais
demandait encore à son allié une assistance technique » de
80 instructeurs pour l'armée nationale et 30 instructeurs pour la
gendarmerie, saisissant « cette occasion pour lui renouveler
l'assurance de sa haute considération
 ».

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024