Fiche du document numéro 17328

Num
17328
Date
Samedi 2 juillet 1994
Amj
Auteur
Taille
2081089
Titre
La responsabilité de tous
Tres
« Le retour au dialogue ne pourra se faire que si les responsables des massacres sont écartés, jugés, punis »
Cote
Pol. Etr. juillet-août 1994 pp. 15-16
Source
Fonds d'archives
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Une semaine après le début de l'opération Turquoise, il faut en
dresser un premier bilan mais aussi, à la lumière de l'action déjà
entreprise, tenter de définir les prochaines étapes de ce qui reste à
accomplir par la France et par la communauté internationale pour
sortir durablement le Rwanda de l'horreur.


Revenons un instant sur le lancement de l'opération Turquoise. A peine
avait été annoncée l'intention de la France de saisir le Conseil de
sécurité d'un projet visant à une intervention humanitaire au Rwanda
qu'un flot de critiques s'abattaient sur le gouvernement : « trop
tardive », suspecte, taxée de partialité, l'initiative française
n'avait aux yeux de certains aucune chance. Les mêmes qui reprochaient
à la France d'assister au génocide rwandais « dans l'indifférence » lui
refusaient le droit d'agir pour tenter d'y mettre un terme. Qu'en
est-il aujourd'hui ? La réaction internationale à notre initiative fut
un soutien massif et immédiat : appuyée par le Secrétaire général des
Nations unies, la résolution autorisant une intervention humanitaire
multinationale fut votée par le Conseil de sécurité en moins de
soixante-douze heures, délai record pour le lancement d'une opération
de cette envergure. L'Europe n'a pas ménagé son appui, de la réunion
du Conseil de l'UEO au Conseil européen de Corfou. Les Etats-Unis, par
la voix de leur secrétaire d'Etat, M. Warren Christopher, nous
assuraient non seulement de leur soutien, mais aussi de leur
« admiration »...


L'Afrique ne fut pas en reste : les dirigeants africains ont multiplié
les déclarations positives, conscients de ce que la thèse de certains
renvoyant à l'Afrique le soin de régler la crise rwandaise contenait
d'hypocrisie et d'arrière-pensées peu glorieuses : la tragédie
rwandaise n'est pas un drame africain, ou du moins pas seulement, mais
d'abord et surtout le conflit le plus meurtrier de cette fin de
siècle, pour lequel le devoir d'intervention relevait avant tout d'une
exigence d'humanité.


Il n'est pas jusqu'au FPR, d'abord hostile à l'idée française, qui
n'ait changé sa position pour reconnaître aujourd'hui le bien-fondé
humanitaire de nos intentions et l'utilité de notre intervention.

Objectifs de l'intervention de la France - premières actions des
troupes françaises



Pourquoi ce soutien ? Parce que la France a choisi d'agir dans la
transparence et dans un cadre bien défini : celui d'une opération
autorisée par les Nations unies, neutre politiquement et
militairement, limitée dans l'espace et dans le temps et mue par le
seul objectif de sauver des vies et d'arrêter les massacres. C'est à
la clarté de ses objectifs et de son action que la France doit
aujourd'hui d'opérer dans la confiance et d'obtenir des premiers
résultats encourageants.


Sur le terrain, les reconnaissances menées par les patrouilles
françaises ont servi à localiser les personnes menacées, protéger des
sites exposés et évacuer ceux qui, religieuses, orphelins, ne
pouvaient plus, quoi qu'il arrive, demeurer au Rwanda. Chaque
déplacement de nos contingents, auxquels s'adjoignent progressivement
des troupes sénégalaises, bissau-guinéennes, bientôt égyptiennes et
mauritaniennes, permet de stabiliser la situation, de lever des
barrages, de sécuriser des camps de réfugiés, de repérer des groupes
cachés et isolés que nous pouvons mettre en lieu sûr.

Aide humanitaire - réfugiés



Tout doit être fait pour que, dans le cadre qui lui est fixé, notre
intervention puisse donner toute son efficacité. Ainsi, au fur et à
mesure que progressent nos contingents, les besoins humanitaires que
nous découvrons se font plus criants. Les millions de personnes
déplacées dans la zone d'intervention de l'opération Turquoise sont
épuisées, affamées, privées de toute assistance médicale ou
sanitaire. Très peu d'aide avait pu leur être fournie jusqu'à ces
derniers jours, l'instabilité de la situation interdisant à la plupart
des agences des Nations unies et des ONG d'intervenir. D'ores et déjà,
le fonds d'urgence humanitaire du ministère des Affaires étrangères a
permis la mise en place d'un pont aérien acheminant près de 400 tonnes
de produits de première nécessité via Goma, où le Quai d'Orsay a
détaché une cellule de coordination diplomatique et humanitaire sans
précédent.


S'agissant de la protection des populations menacées, on ne peut se
contenter des succès enregistrés dans les premiers
jours. L'intervention française doit urgemment, tout en restant dans
le cadre qu'elle s'est fixé, élargir son rayon d'action vers des zones
particulièrement menacées. Elle doit aussi, pour que les populations
soient réellement rassurées, être en mesure de stabiliser les zones ``à
risques'' par le maintien d'une présence destinée à jouer un rôle
dissuasif.


Ainsi, c'est en progressant sur le terrain que l'opération Turquoise
tire les premiers enseignements sur le rôle apaisant de son action
mais aussi sur tout ce qui reste à accomplir. A chaque instant, les
autorités françaises, politiques et militaires, cherchent à améliorer
l'efficacité de la mission que remplissent nos soldats sur le
territoire rwandais.

Limites de l'intervention française - relais avec une MINUAR
renforcée - nécessaire implication de la communauté internationale



Mais qu'on ne s'y trompe pas : telle qu'elle résulte du mandat qui lui
a été confié par les Nations unies, l'intervention française est
limitée dans l'espace et dans le temps. Sa mission est d'ouvrir le
chemin à une plus grande implication de la communauté internationale
et inciter au renforcement de la MINUAR, non de se substituer. Et
j'avoue ressentir une certaine inquiétude face à l'apathie
internationale que je constate aujourd'hui encore, alors même que le
drame rwandais se poursuit.


La France ne peut en effet agir seule. Hier accusée d'être responsable
de tous les maux du Rwanda, on voudrait aujourd'hui qu'elle en
guérisse toutes les plaies. Taxée hier d'excès d'indignité, on accorde
aujourd'hui à la France un excès d'honneur qui apparaît, à bien y
réfléchir, comme un moyen commode pour d'autres d'échapper à leurs
responsabilités et à leurs devoirs. Et ce n'est pas le moindre de ses
devoirs, pour la communauté internationale, que de se mobiliser et de
tenir ses promesses.


Plus que jamais, le déploiement rapide de la MINUAR est une
priorité. Parce que le mandat confié à la France n'excède pas deux
mois, mais aussi parce qu'en dehors de la zone où s'exerce notre
action les violences continuent. Les bombardements dont Kigali est
toujours victime frappent indistinctement les populations civiles
empêchent l'évacuation des blessés et des orphelins et rendent
hasardeux l'acheminement de l'aide humanitaire. L'absence de cessez-
le-feu et de règlement politique conduit au gonflement constant du
nombre des personnes déplacées, qui fuient les zones de combats, et
des réfugiés qui fragilisent encore les pays voisins.


Qu'attend-on pour que la nouvelle MINUAR soit opérationnelle ? La
France a déjà indiqué qu'elle équiperait certains contingents. Les
Etats-Unis ont commencé à livrer du matériel. La MINUAR existe sur le
papier mais le Secrétaire général des Nations unies avoue n'avoir
"aucun engagement concret". Combien de milliers de morts faudra-t-il
encore pour que les bonnes résolutions prises à New-York deviennent
réalité ? J'appelle à une véritable mobilisation générale pour que,
dans les grandes capitales, chaque responsable soit prêt à répondre à
l'appel lancé par M. Boutros-Ghali. La France est prête à l'épauler et
multiplie en ce moment les démarches en ce sens.

Règlement politique - accords d'Arusha - Commission d'enquête sur les
massacres



Sur le plan politique, un règlement équilibré et durable est
indispensable. Un canevas existe, celui des accords d'Arusha, même
s'il devra être aménagé. Qu'on ne commette pas l'erreur de penser
qu'il peut y avoir une solution militaire à la crise du Rwanda. Les
dirigeants du FPR, avec lesquels nous entretenons un dialogue
constant, en Europe et sur place, sont les premiers à reconnaître
qu'aucune solution n'existe en dehors d'un partage du pouvoir sous une
forme ou sous une autre. Il convient d'aider les parties à reprendre
le dialogue. C'est le rôle du représentant spécial du Secrétaire
général des Nations unies. L'organisation de l'Unité africaine et les
pays voisins du Rwanda peuvent et doivent l'y aider.


Mais le retour au dialogue ne pourra se faire que si les responsables
des massacres sont écartés, jugés, punis. La France est prête à
apporter sa contribution aux instances internationales
(Haut-commissaire aux Droits de l'Homme, rapporteur spécial,
commission d'enquête) chargées d'établir la vérité. Nos soldats
recueillent au fur et à mesure qu'ils circulent dans leurs zones
d'intervention des témoignages sur les massacres. Ces informations
doivent servir à ceux qui sont chargés de les rassembler.


Enfin, pour venir en aide aux populations en détresse et pour
commencer, le moment venu, à reconstruire le
Rwanda, la mobilisation internationale
sur le plan humanitaire est également indispensable. La France ne peut
couvrir seule des besoins d'une pareille ampleur. J'ai saisi les
agences des Nations unies, les ONG, nos partenaires des pays
développés. Ils doivent faire preuve de la même rapidité et de la même
efficacité qu'ils ont démontrées pour venir en aide aux réfugiés hors
du Rwanda.


La France, devant l'urgence et l'impuissance de la communauté
internationale, est intervenue au Rwanda parce qu'il
n'était plus moralement possible de déplorer les massacres les bras
croisés. Ceux qui ont déjà choisi, de nous accompagner n'ont pas été
effrayés par l'ampleur de la tâche. Ils l'ont fait au nom du même
idéal : remplir leur devoir d'homme. Aujourd'hui, ce doit être la
responsabilité de tous.

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