Fiche du document numéro 1650

Num
1650
Date
Dimanche 17 juillet 1994
Amj
Taille
179992
Titre
Un flot humain déferle sur le Zaïre
Sous titre
Encouragés à fuir au-delà de la frontière par les forces gouvernementales hutues, des centaines de milliers de Rwandais envahissent Goma
Page
22
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Gisenyi et Goma sont des villes jumelles, toutes deux bordées par les
rives verdoyantes du lac Kivu. La première est au Rwanda, la seconde au
Zaïre. Un no man's land d'une centaine de mètres les sépare. Depuis
mercredi 13 juillet, un flot ininterrompu de Rwandais les relie, cordon
humain, dense et bariolé. Cinq cent mille d'entre eux ont déjà franchi
la frontière.

Des officiers des forces armées rwandaises (FAR) désarment leurs hommes
avant de les laisser entrer au Zaïre. La petite guérite rouge et blanc
des douaniers est remplie de fusils d'assaut AK-47 et de fusils R1 et
R4. Des centaines de grenades sont entassées, des caisses d'obus de
mortier de 60 millimètres entourent la petite construction. Pare-chocs
contre pare-chocs, des voitures particulières, des engins de travaux
public, des autobus bondés de monde et de baluchons, progressent à pas
de fourmis.

Plusieurs Interahamwe, les miliciens hutus extrémistes, s'essaient
encore à des postures arrogantes, leurs armes automatiques en
bandoulière. Ils savent bien que les Zaïrois les désarmeront avant de
les laisser passer. Les militaires du maréchal Mobutu sont d'autant plus
stricts qu'ils ont reçu, vendredi, le renfort d'une compagnie de la
Division spéciale présidentielle (DSP), des troupes d'élite de sinistre
réputation, et de deux compagnies de parachutistes de la 31e brigade
basées à Kinshasa.

Béret rouge vissé sur la tête, lunettes de soleil au mercure et
embonpoint naissant, le capitaine John Ilonga est clair : « Aucune arme
n'entrera ici
 », dit-il, désignant du doigt un amoncellement de
machettes, sagaies, houes, faucilles, marteaux et autres instruments
contondants. Vigilants, ses hommes fouillent méticuleusement les
véhicules et les piétons. Un peu trop peut-être. Une femme gendarme
zaïroise arrache un bidon d'huile des mains d'un jeune garçon, sous
l'oeil d'un para qui a déjà sous le bras une grosse boîte de lait en
poudre.

« Les soldats sont restés pour piller »



Les militaires zaïrois à l'exception de la DSP ne sont plus payés depuis
longtemps et se « débrouillent » pour joindre les deux bouts. L'uniforme
et les armes sont des arguments convaincants. « Ils m'ont arraché une
chaîne en or et mes boucles d'oreilles
 », se plaint Agnès Hymana, une
jeune mère de trois enfants. Elle habitait Gisenyi et travaillait dans
une compagnie nationale d'assurances. Son époux est resté de l'autre
côté pour protéger leurs biens. Agnès est formelle, c'est le préfet de
Gisenyi qui a sonné l'heure du départ : « Dans la nuit de mardi à
mercredi, des voitures équipées de haut-parleurs ont sillonné la ville,
ordonnant à tout le monde de partir pour le Zaïre. Les militaires
tiraient en l'air dans tous les sens pour terroriser la population.
Alors nous sommes partis, dit-elle avec un soupir de découragement. Mais
je sais bien que les soldats et les interahamwe sont restés pour piller
et détruire les maisons ; ils l'ont déjà fait ailleurs.
 » Dans sa petite
Suzuki rouge, Saïdi Kanyatengwe et ses deux fils ont quitté Kigali il y
a vingt jours, abandonnant le petit commerce familial. Ils ont cherché
refuge à Ruhengeri, au nord-ouest du pays. La ville est tombée aux mains
du FPR. Ils ont repris la route jusqu'à Gisenyi, où ils pensaient
trouver la sécurité, puisque le gouvernement intérimaire rwandais (GIR)
s'y était installé... Ils ont bien vite déchanté et poussé plus loin,
vers Goma. Ils sont arrivés à la frontière, jeudi 14 juillet, à 11
heures. Vendredi, ils n'avaient parcouru que 300 mètres ! Leurs paquets
sur la tête, les piétons vont plus vite, poussant devant eux vaches et
chèvres.

Le gouvernement intérimaire « indésirable »



Un homme en costume-cravate pousse une cariole. Il est parti avec « un
frigo tout neuf
 » qu'il ne voulait pas abandonner. Toute sa fortune. Sa
fierté. Il avance lentement, éraflant au passage la carosserie d'un bus
estampillé « Coopération Japon-Rwanda ». L'autobus bondé essaie de se
frayer un chemin à contre-courant. « Nous sommes arrivés jeudi. On
voudrait bien rester au Zaïre, mais vu les conditions, on préfère
repartir et tenter notre chance chez nous, au Rwanda. On va repasser par
Gisenyi et aller vers Kibuyé et la zone de sécurité contrôlée par les
Français
 », expliquent Vedaste Hitimana et Eugène Munyarwanda, deux
fonctionnaires.

Goma est envahi. Les artères principales, les ruelles étroites, sont
noires de monde. Comme un interminable serpent, les réfugiés traversent
la ville et s'engagent sur la route du Nord, qui mène à Rutshuru. Les
organisations non gouvernementales (ONG) les incitent à continuer. « Il
faut absolument dégager Goma,
explique Johanna Grumbach, chef de la
délégation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), cinq cent
mille personnes, c'est comme une grosse ville européenne en mouvement.
 »
A 12 kilomètres de là, un camion de la Croix-Rouge distribue du riz et
des lentilles. « C'est le seul moyen de les inciter à aller vers le
nord, où l'on va installer des camps
 », affirme un employé local du
CICR.

La zone est propice car il n'y a personne. Mais les coulées de lave qui
ont enseveli le petit village de Munegi en 1977, lors de l'éruption du
volcan Nyiragongo, interdisent l'accès à l'eau. Un problème crucial pour
le CICR, les ONG et le Haut Commissariat des Nations unies pour les
réfugiés (HCR). Les responsables du HCR, qui avaient porté leurs efforts
sur les camps de réfugiés à la frontière tanzanienne, n'étaient pas
préparés à un tel afflux côté zaïrois. « Les besoins sont énormes,
reconnaît Panos Moumtzis,
le porte-parole du HCR, il faut en même temps
trouver de la nourriture, des habits, identifier des sites susceptibles
d'accueillir huit cent mille personnes et monter des structures
médicales.
 » Selon M. Moumtzis, cinq cent mille personnes sont encore
sur les routes du Rwanda et convergent vers la frontière zaïroise.

Le colonel français Jean-Claude Perrucho estime que le FPR est
maintenant à 25 kilomètres de Gisenyi, où une partie du gouvernement
intérimaire se trouverait encore. Mais la présence du président et de
ministres rwandais à Cyangugu, à l'extrême sud-ouest du pays, sous
contrôle des militaires de l'opération « Turquoise », semble être un
problème pour Paris. « La diplomatie française ne souhaite pas la
présence du GIR dans la zone de sécurité humanitaire, ils sont
indésirables
 », a affirmé, vendredi, le colonel Perrucho, en soulignant
que la France voulait favoriser la mise en place de la commission
judiciaire internationale, qui sera chargée de déterminer les
responsables du génocide. Le colonel a aussi confirmé qu'une certaine « tension » régnait entre Zaïrois et réfugiés à Goma. Des rafales d'armes
automatiques ont été entendues à intervalle régulier dans la nuit de
vendredi à samedi.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024