Fiche du document numéro 1617

Num
1617
Date
Samedi 9 juillet 1994
Amj
Taille
162390
Sur titre
RWANDA : un entretien avec le général Lafourcade
Titre
Le chef de l'opération « Turquoise » prévoit que le FPR va progresser jusqu'à la limite de la zone humanitaire
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Deux tables kaki, quelques chaises éparpillées : le général de brigade
Jean-Claude Lafourcade commande l'opération « Turquoise » depuis un
hangar désaffecté de Goma, au Zaïre. Quinze jours après le lancement de
l'opération, les effectifs sont au complet (2 494 Français), sans
compter les soldats sénégalais. Le général s'estime « raisonnablement
optimiste
 ».

« Que continuez-vous à craindre ?

- L'évolution de la situation paraît extrêmement favorable, mais tout peut
changer du jour au lendemain. Si les négociations sur le cessez-le-feu
n'aboutissent pas rapidement, je crains des réactions désespérées des
Hutus de l'Ouest. De l'autre côté, le FPR continue de gagner du terrain
à partir du moment où l'accord n'est pas signé. Il a passé le pont de
Mwaka, sur la route entre Gitarama et Kibuyé. Cela pousse vingt-cinq
mille réfugiés supplémentaires. On s'est mis d'accord, mais il est clair
qu'ils vont progresser jusqu'à la limite de la zone humanitaire avant la
conclusion d'un cessez-le-feu.


Qu'en est-il de la situation humanitaire ?


- Dans la zone humanitaire, c'est en train de devenir un problème sans
précédent. Il y a environ un million de personnes dans la région de
Gikongoro. Le camp de Cyanika a doublé de population en huit jours, avec
vingt-cinq morts de maladies par jour. Côté Burundi, la frontière est
fermée et l'armée a empêché le passage des réfugiés de Butaré, qui se
dirigent vers notre zone. Et nous avons aussi le cas particulier des
mille Tutsis de Bissessero. On ne peut pas monter l'aide en camion à
cause des pistes. Si les vingt-cinq mille réfugiés supplémentaires
arrivent de Gitarama, on va être obligés de faire un cordon. La solution
serait de les regrouper avec les Tutsis du camp du Sud, mais ça m'agace,
ça fait un peu regroupement de populations. Je freine un peu pour
essayer de les garder dans leur village, mais cela risque de mobiliser
des effectifs trop nombreux. Dans une dizaine de jours, les détachements
de liaison avec la MINUAR [Mission des Nations unies au Rwanda]
devraient arriver dans la zone, ce qui permettra d'ouvrir pour les
organisations humanitaires une route venant du Burundi et qui passera en
zone FPR.


- L'armée n'a-t-elle pas eu un problème de renseignement
l'ayant obligée à tarder à intervenir au secours de populations
civiles, par crainte de rencontres avec le FPR ?



- On manquait de renseignements sur l'Ouest. Nous n'étions pas présents
depuis trois-quatre ans. Les renseignements obtenus sur les Tutsis
évacués de Bissessero faisaient état d'infiltrations du FPR. Il s'est
avéré que c'était un coup monté par les gens de Kibuyé.

« Il n'est pas question de protéger des assassins »



- Faut-il conserver des unités d'élite de l'armée pour distribuer des
biscuits dans les camps ? Ne sont-elles pas maintenant sous-employées
?



- L'état-major m'a dit la même chose aujourd'hui. Il fallait, au début,
des gens expérimentés qui gardent leur sang-froid. Si la sécurité
revient, j'envisage de renvoyer des effectifs, même si la relève de la
MINUAR n'est pas arrivée. Pour l'instant, je suis en passe de régler les
problèmes de sécurité, mais je crains que les passions ne s'exacerbent
s'il n'y a pas de règlement politique. Dans le Nord, les FAR (forces
armées rwandaises) contrôlent à peu près les milices. Dans le Sud, ce
sont de jeunes voyous qui ont pris les armes. Hier, à la demande du
préfet de Gikongoro, on en a désarmé neuf, qui s'étaient retranchés
comme des forcenés dans une maison. Nos COS (commandos d'opérations
spéciales) sont très bien équipés. Avec leurs lunettes à vision
nocturne, ils ont montré à ces voyous qu'ils savaient tout ce qu'ils
faisaient, et ça les a déstabilisés. On ne les a pas remis à la
gendarmerie, mais au chef des FAR pour être sûrs qu'ils ne soient pas
libérés.


- Comment l'armée vit-elle le fait de travailler dans des régions qui
comptent nombre de coupables de massacres ?



- Il n'est pas question de protéger les assassins. Il y a une zone
malsaine, à Kibuyé. Le moment venu, nous donnerons toutes nos
informations à la commission internationale de l'ONU. Les arrestations,
ce n'est pas notre rôle. Mais les langues se délient. Il y a même des
gens qui ont reconnu devant nous avoir tué des civils et certains
commencent à se dire que cela tourne mal pour eux. Ce sera à la
commission internationale des Nations unies de faire le tri. »

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024