Fiche du document numéro 14776

Num
14776
Date
Lundi 5 octobre 1998
Amj
Auteur
Taille
114832
Titre
Le génocide rwandais a bien eu lieu
Sous titre
Faut-il, parce que les opprimés d'hier sont devenus les tyrans d'aujourd'hui, remettre en cause la réalité du massacre organisé dont ils furent victimes ?
Source
Type
Langue
FR
Citation
Si l'on en croit le « Dictionnaire des idées fausses », publié par Marianne (n° 70), ce qui s'est passé au Rwanda en 1994 relève de la catégorie des « massacres interethniques ». Dernière en date d'une série de violences ethniques, cette tuerie n'en aurait été que le prolongement, et n'aurait eu d'autre dessein que de saboter les négociations de paix entre le gouvernement (hutu) et la rébellion (tutsie). Et l'on apprend que le terme de « génocide » serait donc inapproprié pour qualifier ce carnage. Pourtant, ce sont exclusivement des organisations liées au pouvoir qui ont encadré le massacre. Et ce sont tout de même 800 000 Tutsis qui ont été tués. S'il s'agissait seulement d'échapper à des négociations qu'il ne voulait pas, ce gouvernement aurait pu recourir à des méthodes moins voyantes et plus économiques.


Mais, s'il est abusif de parler de génocide, selon l'auteur de l'article en question, c'est surtout parce que l'ethnie prétendument « génocidée » détient le pouvoir au Rwanda et au Burundi, et qu'elle a envahi une partie du Congo (ex-Zaïre) voisin. Comme on ne peut imaginer les juifs en 1944 prendre le pouvoir en Allemagne, puis se lancer militairement à la conquête de l'Europe centrale, à l'inverse, ceux qui ont pris le pouvoir au Rwanda ne peuvent avoir été les victimes d'un génocide.


Cette étrange comparaison appelle deux commentaires. D'une part, jusqu'au paroxysme du printemps 1994, les Tutsis du Rwanda étaient une minorité écartée du pouvoir et soumise à une politique de ségrégation de plus en plus dure et violente. La rébellion (le Front patriotique mandais [FPR]) opérait depuis l'Ouganda voisin, pays d'asile pour des centaines de milliers de Rwandais tutsis qui avaient fui les premiers pogroms de 1961-1962. Ce sont les descendants de ces réfugiés qui ont créé le FPR, et c'est avec la participation du gouvernement ougandais qu'a été lancée, depuis l'Ouganda, l'offensive victorieuse du FPR. Mais l'extermination méthodique des Tutsis a débuté avant cette offensive et s'est poursuivie en parallèle avec les affrontements militaires. Ces assassinats en masse de civils désarmés ont été perpétrés selon un plan concerté et visaient tous les Tutsis du Rwanda. Il s'agit donc bel et bien d'un génocide, commis, comme les précédents arménien, juif et tzigane, dans le contexte d'une guerre. La différence, qui ne change rien à la qualification de ces massacres, est qu'un tutsi power a remplacé le hutu power au Rwanda même.


Ce constat nous amène à la seconde remarque: le gouvernement actuel du Rwanda, totalement verrouillé par le FPR, est lui aussi une sanglante dictature. Cent vingt mille personnes croupissent dans ses geôles effroyables, enfermées sur simple dénonciation; l'armée rwandaise a massacré des dizaines de milliers de Hutus, collectivement considérés comme des « génocideurs » le pouvoir a remis en place le même système totalitaire de contrôle social que le régime précédent, et ne tolère aucune opposition. Bref, à l'instar de nombre de mouvements de libération, les libérateurs du Rwanda sont immédiatement devenus ses nouveaux tyrans. Et tout semble indiquer que, sous couvert de sécurité nationale, le gouvernement se prépare à prendre le contrôle de la province du Kivu, dans l'est du Congo.


Cette situation n'a rien à voir avec l'idée qu'il existerait de bonnes et de mauvaises ethnies. Elle incite, au contraire, à situer ce type de construction identitaire à côté d'autres identités, dès lors qu'on examine de près les clivages et les renversements d'alliances à l'intérieur même de ces formations « ethniques ». Mais elle nous rappelle, surtout, que le monde ne nous offre aucun modèle moral, où les victimes d'hier seraient prémunies contre la tentation d'être les oppresseurs d'aujourd'hui. L'histoire montrerait plutôt que c'est toujours au nom de la mémoire des souffrances d'hier que l'on justifie les exactions d'aujourd'hui. Raison de plus pour ne pas entrer dans cette instrumentalisation, que ce soit du côté de l'effacement ou du côté du martyrologe. Pour le plus grand malheur de cette région, le génocide des Tutsis du Rwanda a bien eu lieu.

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