Fiche du document numéro 14498

Num
14498
Date
Lundi 1er août 1994
Amj
Taille
116771
Sur titre
Témoignage
Titre
Ils criaient vive la France ! en levant leurs machettes…
Nom cité
Cote
no 15540
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Nous venons de recevoir la copie d'une lettre adressée par un réfugié rwandais au président François Mitterrand et aux instances internationales. Vénuste Kayimahe, qui se trouve actuellement au Kenya, a été « longtemps au service de la France », employé depuis septembre 1975, soit plus de dix-huit ans, au centre culturel français à Kigali.

Dès le 23 février dernier, à la suite d'importantes tueries dans certains quartiers de la capitale, il s'était réfugié avec son épouse, ses sept enfants et une nièce dans les locaux du centre. Le 6 avril, dix heures avant l'explosion de l'avion de Habyarimana qui avait été le signal de départ du génocide, il a été contraint par le responsable du centre culturel de loger cinq de ses enfants à l'extérieur de l'établissement. Il ne devait jamais les revoir. Avec le déchaînement des massacres, Vénuste Kayimahe et quatre des siens ne purent ensuite plus sortir de l'enceinte du centre culturel.

Lorsque les paras français se déployèrent dans la capitale, Vénuste Kayimahe se mit à espérer qu'en sa qualité d'employé d'une institution française, lui et sa famille allaient pouvoir être évacués. Les militaires français, explique-t-il, « avaient, contrairement à toutes les autres personnes et à toute autre force, le droit et la liberté de se rendre partout où ils voulaient. Ils avaient accès à tous les lieux, même les plus sensibles et les mieux protégés tels que les camps militaires et l'état-major gouvernementaux. Aux barrages, des miliciens qui assassinaient à tour de bras levaient, en signe d'amitié, leurs machettes sanglantes et les saluaient par des ``vive la France !'' enthousiastes avant de leur laisser promptement le passage ».

Les espoirs de Vénuste Kayimahe furent bientôt déçus. « Pendant six jours, poursuit-il, j'ai supplié les responsables de la mission de coopération, ceux du centre culturel et les militaires eux-mêmes pour qu'ils m'aident à récupérer mes cinq enfants qui se trouvaient à moins de 3 kilomètres dans la ville, sans résultat. J'ai exprimé au téléphone, une fois au chef de mission et plusieurs fois pour des médias français (qui appelaient le centre), notre situation et notre angoisse, mais cela n'y a rien changé. Mon chef m'a tout simplement suggéré de manger l'avocatier et le bananier qu'elle avait plantés dans les jardins de l'établissement, et conseillé d'attendre que le FPR vienne peut-être un jour nous sauver ! (…) » Alors que «  deux sections de paras se vautraient au centre culturel en mangeant, buvant et regardant la télé à longueur de journée avant de piller la maison en prenant soin de briser les portes et bureaux à la recherche d'un butin éventuel, mes cinq gosses, des familles de collègues, des centaines de milliers d'innocents se faisaient égorger par des militaires et des miliciens entraînés et équipés par votre pays ».

Vénuste Kayimahe raconte qu'il n'oubliera jamais deux « incidents » : « Le premier, c'est quand, le 10 avril, j'ai vu à la télévision française une famille rwandaise de huit personnes, dont quatre ou cinq enfants, se faire massacrer par les miliciens à 20 mètres de l'entrée de l'aéroport de Kanombe (Kigali) et à moins de 5 mètres d'un groupe de paras français qui observaient sans broncher la macabre mise à mort. Le deuxième choc, je l'ai ressenti lorsqu'un autre groupe de jeunes paras, qui étaient avec moi au centre culturel, m'ont dit :``Regarde-nous, notre gaieté, notre jeunesse, notre joie de vivre devraient suffire à te faire oublier tes enfants et te rendre un peu plus gai. Allez ! branche-nous des micros et cette guitare, on va te chanter quelque chose…'' ».

Interpellant François Mitterrand, Vénuste Kayimane conclut ainsi son témoignage :«  Les deux fois, monsieur le Président, je me suis mis à l'écart, et, à mon âge, j'ai sangloté ! Comme je n'arrête pas de le faire dès que je pense à mes enfants perdus à jamais. Ces enfants avaient treize ans, dix ans, quatre ans et demi et les deux plus petits, trois ans et demi. Ils ne savaient même pas ce que c'était que les ethnies ou la politique. Encore moins ce que pouvaient être les intérêts de la France, au Rwanda ou ailleurs. Ils ne pouvaient donc représenter un danger pour personne (…) »

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