Fiche du document numéro 14354

Num
14354
Date
Jeudi 21 juillet 1994
Amj
Taille
137026
Titre
Cauchemar humanitaire à Goma
Soustitre
Le dernier acte de la tragédie rwandaise se joue au Zaïre. Plus d'un million de réfugiés, jetés sur les routes par les cadres de l'ancien régime de Kigali, ont submergé la ville zaïroise qui sert de base arrière à l'opération Turquoise
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le désastre était prévisible. Pendant des jours, plus d'un million de damnés rwandais s'enfuyaient sur l'unique route qui relie Kigali à la ville zaïroise de Goma. Pendant des jours, ceux qui se débandaient devant l'avancée inéluctable du Front patriotique rwandais (FPR) criaient qu'ils voulaient se mettre à l'abri au Zaïre. Il ne fallait pas être fin stratège de l'école de guerre ou être un pro de l'humanitaire pour comprendre que rien, vraiment rien, n'endiguerait cette véritable marée humaine sur les bords du lac Kivu. Que les quelques douaniers zaïrois du poste-frontière de Goma, impayés depuis des mois et pervertis par leur goût prononcé du bakchich, n'allaient pas peser bien lourd en face d'elle. Que ces fonctionnaires aussi déglingués que leur administration penseraient plus à se servir au passage de ce gigantesque supermarché ambulant qu'à servir une cause « humanitaire » qui leur échappait totalement.

Sur le long rouleau de bitume qui descendait de la montagne vers Gisenyi, puis Goma, les cohortes de fuyards ne croisaient aucun soldat français. A ce moment-là, les hommes de l'opération Turquoise faisaient leur trou tout autour de la piste de l'aéroport de Goma. Les bulldozers du génie étaient à l'ouvrage sous le regard admiratif des gamins du coin. Du barbelé flambant neuf était déployé tout autour des installations militaires, pour tenir à distance les grappes de petits Zaïrois qui commençaient à prendre goût aux bonbons des rations françaises. Sur le tarmac, on déchargeait des tonnes d'eau minérale gabonaise, le soutien de Bongo à Turquoise. Bref, on organisait l'intendance du corps expéditionnaire français. Régulièrement, l'état-major faisait savoir auprès des médias restés encore sur place que l'opération était une réussite et que la « mission était accomplie ». Il ne restait plus aux organisations non gouvernementales (ONG) qu'à prendre le relais « humanitaire » dans la « zone de protection » aménagée par le commandement français, dans le sud-ouest du Rwanda.

Quant à ce qui allait se passer de ce côté-ci de la frontière, au Zaïre, personne n'en parlait. Pourtant il suffisait d'écouter la ville. Goma grondait. Ses habitants avaient flairé la catastrophe depuis longtemps. Depuis que le premier soldat français avait posé le pied dans le hall de l'aéroport. Ce jour-là, il y avait bien quelques centaines de manifestants qui attendaient le détachement français, mais les soudards de la Division spéciale du maréchal-président Mobutu s'étaient chargés de les disperser et on ne voulait plus y penser. Comme on voulait ignorer les journées ville morte déclenchées par l'opposition. Goma est farouchement contre Turquoise, qualifiée de « cadeau de la France » au président honni et omniprésent.

Un an plus tôt, la région du Nord-Kivu avait connu son lot de massacres. A Goma, beaucoup pensent que ces troubles « qui ont probablement fait quelques dizaines de milliers de victimes » avaient été fomentés par les acolytes de Mobutu, afin de déstabiliser l'opposition démocratique. Dans la foulée, le vieux « crocodile » installait sa Division spéciale présidentielle dans une région qui ne l'a jamais beaucoup aimé. Les relations entre autochtones et « Banyarwandais » « originaires du Rwanda » s'étaient un peu calmées quand a explosé le volcan rwandais. Dès le début des événements, Goma est envahie par 20 000 réfugiés tutsis mais aussi par 15 000 Zaïrois qui vivaient au Rwanda. « Les ONG et le HCR secouraient les Rwandais tout en refusant d'aider les Zaïrois, qui devenaient très jaloux... Déjà à l'époque, on allait tout droit à l'émeute », se souvient Me Joseph Mudimbi, président de la Ligue des Droits de la Personne de la région des grands lacs. Puis les soldats français sont arrivés. Aux yeux des opposants zaïrois, c'est Mobutu qui va en profiter le plus. « Car même si les Français s'en vont un jour, les armes resteront dans les mains de Mobutu », redoute l'avocat.

En attendant, les nervis de Mobutu sont occupés. Ils ont déjà les mains pleines. Ils se servent sur tout Hutu qui passe par là. Et au rythme où vont les choses, ce sont tous les Hutus qui vont passer par Goma ou par Bukavu, au sud du lac Kivu. Comment comprendre que plusieurs millions de gaillards « dont un bon nombre encore armés » fuient quelques milliers de « rebelles » ? A croire que ceux qui s'étaient révélés spécialistes dans l'art du massacre sont également des experts de l'exode orchestré. « Le FPR ne gouvernera que sur la brousse et les animaux », clamait il y a peu un des maîtres à penser du régime défunt. Il s'agit surtout d'une nouvelle version de la politique de la terre brûlée, celle de la terre vide. Vide de ses habitants. Les dirigeants de l'ancien régime emmènent dans leurs valises quelques millions d'otages, qu'ils pourraient bien monnayer un jour. A moins qu'il ne s'agisse là d'un réservoir de desperados prêts à tous les coups, et pourquoi pas à les aider à reprendre le pouvoir à Kigali.

Aujourd'hui, la base française de Goma ressemble de plus en plus à un camp retranché. Les Transall sont collés au sol, au milieu du délire et des feux de bois allumés par les réfugiés qui réchauffent leurs popotes sur la piste. Mais la catastrophe est déjà là. Dans la seule région de Goma, les besoins alimentaires sont estimés à 500 tonnes par jour, alors que 200 tonnes seulement étaient attendues mardi. Il faudrait 5 millions de litres d'eau quotidiennement, alors que Médecins sans Frontières et les Français de l'opération Turquoise à Goma ont la capacité de distribuer 180 000 litres seulement. Combien de temps la situation restera-t-elle contrôlable ? Avec la tension qui commence à régner, les soldats français ne rient plus. Ils ont remballé leurs Ray-Ban pour enfiler le casque lourd et le gilet pare-balles. Tout autour d'eux, il y a désormais des gens qui leur en veulent. Les Zaïrois qui se sentent mal aimés et les Hutus qui se sentent trahis par leur ancien allié. L. B.



Laurent Bijard

Le Nouvel Observateur

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